Conférence de presse du rapporteur, 9 février 1987

Joseph Wresinski

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Joseph Wresinski, « Conférence de presse du rapporteur, 9 février 1987 », Revue Quart Monde [En ligne], 126 | 1988/1, mis en ligne le 01 octobre 1988, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4058

Le rapport du Conseil économique et social sur la grande pauvreté et la précarité économique et sociale est une première.

C’est en effet la première fois, en France, que des partenaires sociaux se saisissent ensemble des questions posées par la grande pauvreté et la précarité économique et sociale et émettent un avis

Ils l’ont fait car la Nation :

- s’était laissée surprendre au moment des grands froids, en 1983-1984 ;

- elle ne s’était pas suffisamment préparée, elle n’avait pas mis en place des structures pour faire face au-delà de l’urgence, aux situations de grande pauvreté ;

- elle a donc répondu à la même manière qu’il y a 30 ans par la soupe populaire, la banque alimentaire, l’ouverture du métro la nuit, etc.

Devant cette situation, le Conseil économique et social a demandé à sa section des Affaires Sociales que la grande pauvreté et les précarités qui y conduisent soient intégrées dans les politiques nationales concernant les ressources, le logement, la formation, etc.

Et ceci par des mesures plus cohérentes, plus globales, plus prospectives. Pour que ceux qui sont dans la grande pauvreté en sortent, et que ceux qui en sont menacés, ne puissent y tomber.

Le constat est grave.

Il est grave par le nombre de personnes concernées par des précarités.

Nous constatons par exemple que :

- 7% de chaque classe d’appelés au Service National maîtrisent mal la lecture et l’écriture ;

- plus de 200 000 jeunes sortent, chaque année, du système scolaire sans diplôme ou avec seulement le Certificat d’Études Primaires ;

- 2 500 000 personnes environ sont estimées ne pas disposer de ressources suffisantes pour subsister ;

- 400 000 personnes sont sans sécurité sociale ;

- 370 000 personnes qui sont des assurés sociaux, doivent malgré cela recourir à l’Aide Médicale Générale pour se soigner ;

- 200 000 à 400 000 personnes environ vivent sans aucun logement ou en habitat de fortune.

Ces quelques chiffres nous donnent déjà une certaine indication et une certaine mesure sur les populations concernées par ce rapport.

Le constat est grave par le cumul de précarités

En effet, les enquêtes statistiques disponibles et l’expérience de ceux qui connaissent ces populations nous permettent d’affirmer que, dans une large proportion, ce sont les mêmes personnes qui cumulent ces diverses précarités.

On peut déjà en tirer la conclusion qu’agir sur une seule de ces précarités sans agir en même temps sur l’ensemble des autres, c’est se condamner d’avance à l’échec.

Qui est responsable de remédier à ce constat ?

Il semble bien que personne n’ait reçu clairement mission d’assurer à tous les citoyens qui subissent ces précarités, une sécurité d’existence et un avenir.

Par exemple :

- on met en place un programme pour que, d’ici à l’an 2 000, 80% de chaque classe d’âge atteigne le niveau du baccalauréat. Mais qui a mission de prévoir un objectif de formation pour les 20% restant ?

- neuf années après la loi portant sur la généralisation de la sécurité sociale, qui a mission de prendre des dispositions nécessaires pour que tout le monde y ait effectivement droit ?

- qui assume aujourd’hui, la responsabilité de permettre l’accès à un habitat décent à tous ceux qui en sont totalement dépourvus ?

- tout en respectant les droits légitimes de ceux qui gagnent leur vie par un travail, qui est mandaté pour garantir un minimum de sécurité économique ?

Dans ces conditions, demain, après-demain, on va encore continuer :

- à distribuer des secours pour survivre au jour le jour ;

- à accepter que les jeunes demeurent illettrés ou sans qualification ;

- à accepter que des gens habitent dans des conditions insoutenables ;

- à accepter que des gens ne puissent pas se soigner ;

- à accepter que des populations entières demeurent en dehors de notre vie associative et civique.

Ceci encore une fois est grave :

- au regard des souffrances injustement endurées ;

- au regard de notre conception d’une société solidaire, démocratique, respectueuse des Droits de l’Homme.

Le Conseil économique et social réalise une autre première en considérant la grande pauvreté en termes de Droits de l’homme.

Le travailleur en chômage de longue durée, non indemnisé et expulsé de son logement n’exerce plus des droits économiques et sociaux.

Mais, plus grave, nous découvrons que par voie de conséquence, sa participation à la vie associative, syndicale et politique baisse aussi au point de devenir nulle.

Ainsi le Conseil économique et social, avec ce rapport, fait avancer considérablement la compréhension de l’indivisibilité des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels. Nous ne pourrons plus, en bonne conscience, prétendre que tous les Français profitent de leurs libertés civiles et politiques, alors qu’illettrés ou durablement sans emploi, nous savons maintenant qu’ils sont gravement entravés dans leur participation syndicale, associative et politique.

Après le rapport « Grande pauvreté et précarité », il sera difficile en France d’éviter de parler des Droits de l’Homme dès qu’il est question de grande pauvreté.

Pour que des missions vis-à-vis des plus démunis soient clairement assumées, la section des Affaires sociales du Conseil économique et social propose un plan d’action impliquant des dispositions à prendre simultanément dans tous les domaines concernés.

L’efficacité d’un tel plan suppose que soient réunies trois conditions :

Un dispositif permanent de programmation-évaluation, devant s’appuyer sur un premier bilan statistique réalisé sous la responsabilité de l’INSEE.

Une mobilisation permanente du corps social, d’où les possibilités :

- d’une coopération intérieure dans le cadre du Service National,

- d’encourager la vie associative, avec et autour des plus démunis, car c’est une étape nécessaire à leur insertion,

- de développer, dès le plus jeune âge, l’éducation aux Droits de l’Homme dans les écoles.

Tout cela en mettant, dans toute la mesure du possible, à contribution les mass-médias.

Une volonté politique d’aboutir à une action cohérente globale et prospective, sur la base d’expérimentations dans dix départements-pilotes (cf. encadré ci-dessous).

Les départements-pilotes sont désignés

Le 26 janvier dernier, M. Adrien Zeller, secrétaire d’État chargé de la Sécurité sociale, a fait connaître la liste des douze départements retenus : Aveyron, Doubs, Drôme, Gironde, Haute-Loire, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Isère, Marne, Rhône, Savoie, Territoire de Belfort.

On ne peut que se réjouir de constater l’influence du rapport Wresinski et de tous ceux qui ont décidé d’unir leurs efforts pour le faire appliquer. Déjà, en matière de soutien scolaire, d’aide au logement, de stages pour les chômeurs de longue durée, certaines mesures ponctuelles avaient été reprises de ce rapport.

Avec la désignation des départements-pilotes, on doit travailler dans l’esprit même du rapport, c’est-à-dire de politiques globales, cohérentes et prospectives.

Néanmoins, dans la circulaire du 23 février 1988 qui a précisé comment le Gouvernement envisage ce dispositif, les populations en grande pauvreté et précarité économique et sociale n’apparaissent nullement comme des partenaires. Le maître mot est la coordination des administrations. Or, s’il est utile que les administrations se coordonnent entre elles, la priorité reste qu’elles se mettent d’accord avec les personnes et familles en grande pauvreté dont le concours est au cœur même d’une politique globale en la matière. C’est bien pour que les plus pauvres puissent agir que la politique doit être globale.

Par ailleurs, le Gouvernement semble considérer qu’on peut lutter sérieusement contre la pauvreté sans prévoir d’effort budgétaire. Il y a aujourd’hui un accord des Français sur la nécessité de prendre vraiment en compte le refus de la grande pauvreté. Il est du devoir des hommes politiques de ne pas laisser échapper cette chance pour les plus pauvres.

La nouveauté de ces expérimentations qui, en aucun cas, ne doivent interrompre les réformes en cours (par exemple le plan de Monsieur Zeller ou les plans de formation et d’accès à l’emploi des jeunes, la création d’associations intermédiaires, etc.) consiste à répondre au cumul des précarités par le cumul des investissements dans les domaines de l’éducation, de la formation et de l’emploi, du logement, de la santé, des ressources (cf. encadré ci-dessous).

De chacun de ces domaines, qui constituent les éléments indissociables de la vie d’un citoyen, je retiens une mesure ou orientation significative. Je ne reprends donc pas l’ensemble des propositions et recommandations qui sont détaillées dans l’avis.

1) De l’éducation, je retiens essentiellement :

- tout d’abord, l’effort qui doit être en faveur de la petite enfance, en créant notamment des pré-écoles dans la famille afin de préparer l’entrée de l’enfant en maternelle ;

- en second lieu, la mission et les moyens à donner à l’équipe enseignante afin d’assurer un véritable lien de confiance entre l’école, les parents et le milieu familial de l’enfant.

2) de la formation et de l’emploi, il s’agit de donner mission à des instances locales :

- de développer des programmes de formation comportant la mise à niveau, avec si nécessaire une alphabétisation.

- d’assurer une formation au moins au niveau du Certificat d’Aptitude Professionnelle,

- et de permettre un accès à un emploi, dans toute la mesure possible.

Toujours en ce qui concerne la formation et l’emploi, une mesure significative serait la recherche des modalités d’attribution d’un crédit-formation qui permettrait aux travailleurs sans qualification d’en acquérir une tout en travaillant sur le tas (c’est-à-dire sur le poste de travail même).

3) En ce qui concerne le logement, la Section des Affaires Sociales demande que soit réaffirmé le droit de tous à l’habitat. Il s’agirait de donner mission à des comités départementaux « Solidarité-Logement » de loger de manière urgente et obligatoire, les demandeurs prioritaires de logement

Une mesure significative serait encore d’attribuer une préallocation logement à tout demandeur prioritaire afin qu’il puisse couvrir les frais d’entrée dans un logement.

4) Dans le domaine de la santé : il s’agit de permettre à tous l’accès aux soins.

- la généralisation de la Sécurité sociale, prévue la Loi de 1978, doit être effective, en substituant progressivement un dispositif d’assurance à celui de l’assistance au travers de l’Aide Médicale Générale (AMG), dans les plus brefs délais. Une garantie d’une couverture complémentaire devrait sans doute être assurée.

- dans le domaine de la prévention, une mesure significative serait d’offrir gratuitement à toute personne très démunie, la possibilité d’un examen médical périodique.

- tout enfant qui entre à la maternelle devrait bénéficier d’un bilan de santé.

5) Enfin, il apparaît que l’efficacité des mesures que je viens d’énoncer sera nulle si un plancher de ressources qui devrait conduire à une insertion, n’est pas assuré aux personnes et familles.

C’est pourquoi la section des Affaires Sociales du Conseil économique et social propose la garantie d’un minimum de ressources assorti d’un contrat projet d’insertion. Il serait tenu compte de la dimension familiale, au travers d’un aménagement du supplément de revenu familial. De plus, les allocations familiales, les autres allocations à l’enfant ainsi que l’allocation-logement seraient versées indépendamment de la garantie minimum de ressources.

Sur quoi déboucheront ces expérimentations ? Qui en sera responsable ?

La section des Affaires Sociales a souhaité la création d’une instance interministérielle placée auprès du Premier Ministre. Elle serait chargée de l’animation, de la coordination, du suivi et de l’évaluation des mesures expérimentales.

Elle devrait, au-delà de l’urgence, aboutir à des solutions cohérentes globales et prospectives, comme l’a souhaité le Conseil économique et social.

Il faut que les expérimentations en faveur de ceux qui sont dans la grande pauvreté ou qui risquent d’y tomber, débouchent sur des mesures nationales globales qui pourraient prendre la forme d’une loi d’orientation.

Il s’agit là d’une nouvelle étape sur la voie d’un développement plus solidaire au sein de notre société. Elle confère à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale le caractère d’une priorité nationale engageant le pays tout entier.

À ce titre, l’application des mesures proposées constitue un objectif auquel tous les défenseurs des Droits de l’Homme devront s’attacher.

Joseph Wresinski

Fondateur du mouvement international ATD Quart Monde

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