Ressaisir l’histoire de la citoyenneté à partir des plus pauvres

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « Ressaisir l’histoire de la citoyenneté à partir des plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 130 | 1989/1, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4070

La citoyenneté d’aujourd’hui s’est bâtie au fil des luttes pour plus de liberté individuelle, pour plus de sécurité et de solidarité. Elle s’est précisée et progressivement élargie à un plus grand nombre de personnes, leur laissant croire peut-être qu’elle était accomplie et acquise.

Comme le montre Georges de Kerchove, en reprenant ici l’histoire du Mouvement en Belgique, la démarche de rejoindre les plus pauvres dans leur combat quotidien ramène à la citoyenneté comme conquête dynamique.

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Belgique

En examinant l’histoire, nous voyons combien la citoyenneté évolue et se complète au fil du temps. Dans mon pays, on en découvre une première émergence au moyen âge avec la charte de Huy ; la citoyenneté se définit alors en termes de liberté du monde marchand face au pouvoir des seigneurs : on parlerait aujourd’hui de « libre circulation des biens et des personnes ».

Au XVIe siècle, le territoire belge devenu bourguignon passe aux Habsbourg d’Espagne ; des révoltes et des combats s’organisent contre l’autorité espagnole ; citoyenneté et nationalisme se confondent. Puis au siècle suivant, ce sera la domination des Habsbourg d’Autriche dont il est impossible de contester l’autorité, et la citoyenneté à partir de cette époque va se caractériser essentiellement par une participation des citoyens aux affaires publiques locales.

Le XIXe siècle voit la naissance de la Belgique avec la Constitution de 1831. Nous sommes aux débuts de l’industrialisation, la classe ouvrière prends conscience d’elle-même. Comme dans les autres pays d’Europe, l’aspiration à la citoyenneté pour tous se caractérise par un objectif essentiel : le suffrage universel. Un autre aspect se dessine qui restera propre à la Belgique : à travers les vicissitudes de ses querelles linguistiques, elle reconnaît la dimension culturelle de la citoyenneté. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la citoyenneté s’enracine dans la construction d’une meilleure solidarité entre les citoyens. Ce sera l’avènement de la Sécurité sociale, puis après les droits des personnes handicapées, ceux des personnes âgées. Il reste le problème des étrangers, en majorité Maghrébins, encore exclus et mal-lotis.

Ainsi en 1970, lorsque les premiers jalons d’ATD sont posés en Belgique, on pense dans mon pays qu’il n’y a plus de pauvres : les handicapés et les personnes âgées ont un revenu garanti et le plein emploi rend la sécurité sociale efficace. Les quelques cas qui passent entre les mailles sont pris en charge par l’assistance publique ou par des services privés. Qualifiés de malheureux dans la meilleure des hypothèses, ces cas sont désignés sous le vocable de « familles à problèmes », d’inadaptés ou d’handicapés sociaux dont il s’agit de gérer les carences. À cette époque la pauvreté est largement méconnue en Belgique : les pauvres sont considérés comme des cas isolés, sans liens entre eux et certainement bien incapables d’une pensée cohérente sur l’avenir du pays.

Comment le Mouvement parvient-il dans ce contexte à poser les premiers jalons d’une citoyenneté de ces hommes et ces femmes « irrécupérables » dont la présence est vécue comme un frein au développement de la société ? Comment parvient-il à convaincre que leur action a finalement autant d’importance que celle de n’importe quel autre citoyen ?

En réalité, le premier pas a déjà été fait à Noisy-le-Grand en France par le père Joseph. La population de plusieurs lieux de misère s’est déjà montrée partie prenante de toute démarche affirmant sa dignité. En 1968, de nombreuses familles ont rédigé « les Cahiers de doléances ». Il est donc décidé que les volontaires formés par ces familles iront rechercher les populations des plus pauvres en Belgique et vivront à leurs côtés. Le Mouvement est déjà international, il doit se faire connaître des plus pauvres partout, et regrouper le Quart Monde.

Affirmer son existence

La présence du premier volontaire Belge, André Modave, a été décisive. Après avoir découvert l’extrême misère dans les cités d’urgence de la région parisienne, il s’installe dans une impasse à Molenbeek. Dès l’origine, il se définit comme étant au service des personnes des plus exclues. Sans mener aucune action particulière, il est l’homme d’une population et non d’une action : il ne peut que se référer à cette population qu’il apprend à connaître et dont, fort de l’expérience du Mouvement international, il affirme l’existence encore largement contestée en ces années 1970.

Paradoxalement, son absence de statut bien défini ou de projet bien organisé donne un poids à son discours et lui permet de présenter ces familles tant au conseil pastoral de l’évêché de Bruxelles que dans les écoles sociales et dans les cercles universitaires.

Cette perspective nous paraît aujourd’hui cohérente, même évidente. Mais à l’époque, elle rendait la situation des premiers volontaires implantés en terre de misère belge parfaitement inconfortable. Que répondre à l’inévitable question : « Et vous, que faites-vous pour ces gens rejetés de tous ? » André Modave ne sait trop que répondre car il ne se situe pas d’abord en terme de faire. Il écrit lui-même qu’il affirme l’existence d’un sous-prolétariat qu’il connaît encore mal. Il se situe donc intuitivement dans une perspective de présentation, en avant garde d’une représentation, démarche qui paraît insolite et suscite encore beaucoup de scepticisme. Comment parler de représentation alors que l’opinion se représente ces hommes et femmes exclus comme autant de cas marginaux relevant tantôt de la psychiatrie, tantôt de la paresse ou d’une bêtise à toute épreuve, d’un handicap congénital et dans le meilleur des cas d’une accumulation invraisemblable d’échecs et de malchances ? C’est alors que le Mouvement ATD Quart Monde belge commence à utiliser le mot « peuple » qui ne semble absolument pas correspondre à la réalité. Le sous-prolétariat qu’André Modave découvre est en effet essentiellement dispersé, vit dans l’ombre à la limite d’une errance insaisissable. Son expérience paraît sans relief et privée de toute histoire commune.

Quels enseignements tirer de ces premières années d’implantation en Belgique sur le plan de la citoyenneté bâtie à partir des plus pauvres.

Il a fallu

Qu’une personne s’identifie aux exclus et témoigne d’eux,

Que cette personne soit membre d’un volontariat international (sans cette appartenance, elle n’aurait sans doute pas pu soutenir un tel témoignage),

Qu’elle proclame dans un premier temps contre vents et marées la simple existence des plus pauvres.

Au départ, il s’agissait plus d’un acte de foi que d’un constat. Ainsi, dans les premiers témoignages d’André Modave, sa présentation du sous-prolétariat belge est empreinte de ce qu’il a appris dans les cités sous-prolétaires françaises. Ce n’est qu’au fil du temps qu’il parviendra à mieux cerner les caractéristiques spécifiques du sous-prolétariat belge. Le Mouvement, en clamant l’existence encore contestée de ces pauvres, invitait tous les citoyens à les reconnaître et à les découvrir avec lui.

Retrouver son histoire

Une seconde dimension apparaît inhérente à cette reconnaissance : exister en tant que citoyen, c’est faire partie d’un groupe, véhiculer des valeurs communes, tisser des relations et des solidarités privilégiées, c’est appartenir selon l’expression du mouvement à un peuple. Comment s’est fait dans l’histoire du mouvement belge ce passage ? En quelque sorte, le Quart Monde l’a imposé à André Modave au fur et à mesure qu’il apprenait à connaître les habitants de l’impasse.

C’est avec Anna, une de ses voisines qu’il comprend que la pauvreté n’est pas composée de cas isolés. Anna connaissait les habitants des impasses et courées des environs. Ceux-ci, cachés du monde extérieur, bannis par celui-ci, se connaissaient, se fréquentaient, et plus encore, avaient une histoire collective, se partageaient des espoirs communs. Lorsque Anna racontait ses souvenirs d’enfance – elle avait 60 ans à l’époque – elle se souvenait d’avoir entendu dire que son grand-père avait fui la campagne flamande comme des milliers de saisonniers. Ce fut sans doute au cours d’une des nombreuses crises économiques que connut le XIXe siècle. Mais Anna ignorait complètement l’Histoire. Cette Histoire-là avait d’ailleurs été évacuée de la mémoire des Belges.

Fuyant la famine, le grand-père d’Anna eut la chance de se faire embaucher dans les industries naissantes de Molenbeek. Avec tant d’autres, il s’était entassé au fond d’une misérable ruelle construite à la hâte par les industriels de la commune soucieux de fixer leur main-d’œuvre. Puis, victime d’un accident grave, assez rapidement après son arrivée, il rejoignit la cohorte des assistés publics, un Molenbeekois sur six au milieu du XIXe siècle. Petit à petit, le découragement le gagna, lui et sa famille. Ses enfants et ses petits-enfants, dont Anna, resteront dans les mêmes ruelles et impasses, comme des débris oubliés au gré des flux et reflux économiques.

Cette histoire collective de lutte et de misère, d’espoir et d’échec, elle n’en avait qu’une vague réminiscence. Personne ne lui avait raconté de bout en bout l’histoire de son grand-père dont elle disait, comme pour l’excuser, qu’il avait été victime d’un accident de travail. Enfant, elle voyait les regards des voisins se détourner lorsqu’elle se promenait dans la rue avec sa mère. Elle gardait un souvenir douloureux de ces chuchotements mi-gênés, mi-sarcastiques qu’elle entendait sur son passage : « Attention, ce sont ceux de l’impasse ». Il fallut toute la patience et l’écoute des premiers volontaires pour reconstituer petit à petit le passé d’Anna, le rendre cohérent et le situer dans une histoire plus globale. Ce faisant, le Quart Monde belge prenait conscience d’une expérience qui lui était propre, d’une expérience dont il n’avait pas à rougir et qui pourrait servir à d’autres. En 1972 paraît un fascicule intitulé : « Nous d’un peuple » faisant état de ce que pensent et disent les habitants des impasses à propos du logement, du travail, de la santé… Avec cette parution, la citoyenneté encore balbutiante du Quart Monde belge prend un enracinement réel. Il ne s’agit plus simplement d’affirmer l’existence d’un peuple d’exclus, mais de faire apparaître un peuple forgé par une histoire commune.

Être artisan des droits de l’homme et du citoyen

La reconnaissance d’une expérience utile ou l’appartenance à un peuple ne confère qu’une citoyenneté en quelque sorte statique, une citoyenneté pour soi.

Se pose dès lors une troisième question : en quoi un citoyen est-il agent de citoyenneté pour les autres, source de convivialité pour autrui ? Ou, posée autrement : en quoi est-il artisan des droits de l’homme et du citoyen ?

Revenons au début de l’histoire du Mouvement belge en 1970. André Modave habite à Molenbeek depuis quelques mois lorsque arrive Aimé, un Français d’une quarantaine d’années qui a un long passé d’errance. Interdit de séjour dans la moitié des départements français suite à de multiples condamnations, il avait traversé à pied la France vers la Belgique après avoir été expulsé de Suisse parce qu’atteint de la tuberculose. Ayant pour toute adresse celle d’André Modave, il rejoint spontanément le mouvement au fond de l’impasse. Le hasard veut qu’une chambre se libère, et les habitants aident Aimé, dépourvu de tout, à s’installer. On ne lui pose pas de questions. Il s’agit d’un homme à la rue et on ne laisse pas quelqu’un à la rue. Cependant, l’administration ne l’entend pas de cette oreille. Pensez donc, cet homme est banni d’une partie de son propre pays, il a pour unique document son casier judiciaire et ne possède aucun métier. Peu après son arrivée, il se voit notifier un ordre de quitter le pays. Son rêve de citoyenneté s’écroule.

Conscient de cette atteinte à la citoyenneté d’Aimé, les habitants de ces ruelles oubliées prennent fait et cause pour lui. Ils écrivent ou font écrire quand ils sont illettrés des lettres de recommandation. Ils attestent qu’Aimé est travailleur, honnête, sobre, pacifique. Aimé a trouvé un foyer dans l’impasse, et maintenant des citoyens répondent de lui et ce faisant, lui donnent un véritable droit de cité.

Lorsque l’administration des étrangers finit par s’incliner devant ces multiples lettres de créance et suspend l’ordre de quitter le pays, André Modave, Aimé et quelques voisins qui à l’époque se rassemblaient dans le mouvement ATD Quart Monde belge, décidèrent de fêter cette victoire. Étrange fête en réalité. Ce soir-là, les sans-voix de l’impasse d’Hondt, réunis autour du plus vulnérable d’entre eux se reconnaissaient explicitement comme des artisans de ce combat séculaire pour la dignité. Dans cette chambre misérable, mal éclairée par quelques bougies, se jouait une fête extraordinaire de l’humanité où des exclus chantaient leurs espoirs. Il ignoraient que quelque vingt ans plus tard, deux d’entre eux participeraient à une autre fête, grandiose cette fois au Trocadéro à Paris, où le même espoir serait chanté par plus de cent mille personnes venues de tous les continents du monde.

S’appuyer sur le droit à un minimum garanti

Si l’accession d’Aimée au droit de cité fut un temps très intense pour le mouvement belge, cette étape dans le cheminement de la citoyenneté risquait de rester sans lendemain. Lorsque Aimé perdait son emploi, le droit de cité pouvait à nouveau lui être contesté parce qu’il se trouvait sans moyens d’existence, c’est-à-dire en dernière analyse, sans existence. Comment aspirer à une convivialité, apporter sa contribution à l’édifice commun, bâtir un projet dans la durée, si l’on est submergé par l’immédiat ? Si l’on est rivé à la précarité ?

En Belgique, déjà à l’époque, certains cercles politiques commençaient à se rendre compte que cette précarité mettait en péril la citoyenneté des membres les plus faibles de la société. Bien que les Belges ne l’aient pas proclamé avec autant de force que les constituants français de l’an I qui déclarèrent : « Les secours publics sont une dette sacrée » (art. 21), mon pays a été l’un des premiers à tirer les conséquences de ce principe. Jusqu’alors, on affirmait que la société devait une assistance à ses membres, mais on ne connaissait pas que ceux-ci y avaient droit. Suite à la pression des socio-chrétiens, le parlement adopta le 7 août 1974 la loi instituant le minimum de moyens d’existence.

Certes, à l’époque, l’examen des travaux parlementaires révèle une méconnaissance absolue de l’existence de ces hommes et femmes à citoyenneté précaire. Combien sont-ils ? Quel budget faut-il prévoir ? Autant de questions sans réponse comme s’ils avaient échappé jusqu’alors à tout recensement statistique.

Pourtant, cette loi instituant le minimum de moyens d’existence est une invitation à la citoyenneté active. Bien des fois nous avons vu par la suite se constituer des petits groupes pour que soit reconnu le droit au minimex à un tel ou un tel ! Je crois également que si le défi lancé par le Père Joseph : « que dans dix ans il n’y ait plus d’illettrés » a pu être relevé en Belgique, c’est en grande partie parce que les citoyens privés de savoir étaient, malgré tout, assurés de revenus garantis et pouvaient dès lors échafauder un projet dans le temps.

Conquérir une citoyenneté internationale

En relisant l’histoire du Mouvement belge et en reprenant ce que les familles du Quart Monde nous disent en Belgique, depuis près de vingt ans, je pense qu’elles n’ont pu exercer leur citoyenneté dans leur pays qu’après que leurs paroles et leurs expériences ont été reconnues sur un plan plus international. Je pense particulièrement à l’Année internationale de la femme en 1976 : les délégués du Quart Monde belge ont pu s’exprimer pour la première fois publiquement à Pierrelaye. Revenus dans les ruelles et impasses, ces hommes et ces femmes jusqu’alors sans voix nous ont dit : « Maintenant que nous avons parlé, personne ne pourra nous faire taire ». Tous les rassemblements internationaux auxquels ils prirent part ensuite furent autant d’occasions d’affirmer leur citoyenneté au-delà des frontières. Une citoyenneté fondée sur l’homme et non pas simplement sur un nationalisme. L’opinion publique belge est particulièrement sensible à ce type de citoyenneté. Ainsi, moins de trois mois après la fête des Droits de l’homme le 17 octobre 1987 au Trocadéro, Monsieur Spiteals, désigné en qualité de formateur par le roi lors de la crise gouvernementale, a sollicité l’avis des représentants du Quart Monde pour l’aider à définir les aspirations de tous les Belges.

Et pourtant…

La citoyenneté des sans-voix est toujours subrepticement contestée. J’en veux pour preuve que le Quart Monde ne fut pas invité à prendre la parole lors d’une émission de télévision organisée à l’occasion du quarantième anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

J’ajouterai que certaines personnes restent encore aujourd’hui privées de revenus garantis, et notamment en raison de l’absence de domicile. N’a t-on pas vu très récemment un bourgmestre chasser les sans-logis d’une gare de sa commune, par crainte du poids financier qu’ils pourraient représenter, alors qu’en réalité, ces hommes et ces femmes nous invitent à une citoyenneté plus active.

En guise de conclusion, je souhaiterais évoquer par une image la citoyenneté des plus fragiles. Je les vois comme des vigies dans le haut de la mâture d’un voilier. Leur expérience et leur position leur permettent avant tout autre de pressentir à travers les bourrasques, les récifs qui guettent une démocratie. S’ils n’y prêtent une attention constante et soutenue, les matelots qui s’affairent sur le pont risquent de ne pas entendre leurs cris inaudibles qui se perdent dans le vent. Et c’est le bateau tout entier qui s’échouera imperceptiblement sur des récifs pourtant évitables.

Georges de Kerchove

Né en 1948, Docteur en droit ; permanent du mouvement ATD Quart Monde depuis quinze ans, son engagement l’entraîna, à la même époque, à devenir avocat au barreau de Bruxelles. Après quelques années de travail avec les familles, il participa à la réalisation de deux numéros de la revue « Igloo » sur la justice et les droits de l’Homme. Il fut ensuite membre de la représentation du mouvement à Strasbourg, avant de participer à la création de la maison Droit Quart Monde à Bruxelles, où il est encore aujourd’hui. Celle-ci est un lieu de réflexion et d’action sur la justice en référence aux plus pauvres

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