L’ambition démocratique

Claude Julien

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Claude Julien, « L’ambition démocratique », Revue Quart Monde [En ligne], 130 | 1989/1, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4077

En tant que journaliste, j’ai conscience que la parole ou l’écrit est une action ; telle est du moins la conception que je me fais de mon métier. Si j’aime ce métier, c’est dans l’espoir de contribuer à bouleverser en profondeur les structures, les mécanismes à l’œuvre dans notre société et dans notre monde, parce que ces mécanismes sont dangereusement créateurs d’injustices de plus en plus amples.

Nous vivons dans des sociétés qui ont su créer des richesses, des sociétés prospères malgré la crise. Nous sommes témoins d’avancées scientifiques, spectaculaires, uniques dans l’histoire de l’humanité et qui se sont traduites par des innovations technologiques extraordinaires. Et pourtant, les inégalités elles-mêmes sont de plus en plus profondes.

Et les inégalités se creusent dans tous les domaines. Le rapport du père Joseph Wresinski au CES et quantité de travaux engagés dans son sillage, la série d’articles sur les inégalités dans « le Monde diplomatique » permettent de savoir assez exactement ce que sont ces inégalités, d’où elles proviennent et comment elles se manifestent.

La plus grave de toutes les injustices est que tant d’êtres humains ne disposent pas des moyens de comprendre ce qu’ils sont, dans quelle société ils vivent, dans quelle évolution, vers quel destin. Faute d’accès à ces moyens, l’être humain n’est plus un citoyen. Il est un élément dévalorisé. Ainsi se met en place une société duale, une société à deux vitesses selon l’expression du président Giscard d’Estaing qui, le premier, a parlé de société duale en termes politiques.

Société duale multiple : d’abord au Nord, mais aussi au Sud, dans le Tiers Monde, et puis société duale à l’échelle planétaire entre le Sud et le Nord. Au Nord, nos sociétés sont engagées dans les voies de la modernité avec une révolution technologique qui leur fournit des outils de plus en plus performants. L’écart se creuse entre ces sociétés et celles du Sud ; il se creuse en termes de niveau de vie, de qualité alimentaire, d’accès à l’enseignement. Société éclatée entre le Nord et le Sud, société éclatée au Nord, société éclatée au Sud : cette planète est écartelée.

Quelle est notre définition du progrès ?

Lorsque l’on évoque ces thèmes, on suscite nécessairement des débats parfois très vifs avec des gens éminents et des gens honnêtes, que je respecte personnellement malgré nos désaccords. L’un d’eux récemment me faisait remarquer que cette société qui comporte certes des injustices et des inégalités inacceptables, fait néanmoins beaucoup de progrès.

C’est vrai. Mais avec ces progrès n’avions-nous pas les moyens de former une société comportant moins d’injustices et dans laquelle le nombre d’exclus serait moins important ? C’est, me semble-t-il, le problème de fond posé à notre démocratie. Quelle est notre définition de la modernité et du progrès ?

Quelles en sont les finalités dans nos sociétés ?

Georges Wald, prix Nobel américain m’a dit, il y a peut-être vingt cinq ans : « Nous nous trompons. Nous nous fourvoyons. Le progrès n’est pas de réaliser tout ce qui est techniquement réalisable. Le progrès, c’est de choisir parmi tout ce qui est techniquement réalisable entre ce qui est utile, inutile ou simplement moins utile, d’établir pour nous-mêmes des hiérarchies et de mettre toutes nos forces, ressources et énergies dans ce qui est le plus utile à la société ».

Quelle est la vraie pratique de la modernité ? À l’heure actuelle, le jour où une découverte de laboratoire ouvre la voie à des applications possibles, une question est posée : cette application trouvera-t-elle un marché solvable ? Si oui, on fabrique. Si non, une autre question se présente : réussira-t-on à créer le besoin chez les consommateurs pour obtenir le marché solvable ? Aucune réflexion sur la finalité de la production et de l’économie, sur l’utilité réelle de ce qui est produit, aucune réflexion sur le but humain du progrès technologique que nous connaissons.

Qui décide ?

Et qui décide d’utiliser telle ressource ou telle énergie pour créer tel produit vendu sur un marché solvable ? Cette décision n’est jamais prise à l’issue d’un débat parlementaire auquel participeraient les élus de la nation. Notre société confie à des gestionnaires qui n’ont en rien été sélectionnés pour représenter les citoyens, ce pouvoir fabuleux de décider ce qui sera utile. Cette société devient par là-même un peu moins démocratique. Les choix en matière économique, les choix en matière d’allocation des ressources ne devraient être faits qu’en fonction d’une éthique, d’une vision idéale de la société. C’est-à-dire concrètement en fonction d’un hiérarchie des urgences et des besoins. Cette hiérarchie devrait être établie après un débat démocratique aussi large que possible.

C’est là que nous abordons une double ambiguïté. La première tient à la définition de la démocratie. La deuxième tient au sens que nous donnons à la devise de la République : liberté, égalité, fraternité.

La démocratie, acquis ou conquête ?

Non seulement en France, mais dans l’Occident tout entier, nous sommes tentés de considérer la démocratie comme une chose que nous avons acquise et qu’il suffit de conserver en l’état. C’est oublier que la démocratie n’a jamais été octroyée aux citoyens et qu’elle a toujours été conquise par les citoyens.

Elle est un processus vivant, dynamique, un mouvement perpétuel ; elle doit être sans cesse conquise développée, enrichie, faute de quoi, elle stagne. Et dans un tel domaine, stagner c’est très vite régresser ; un peu comme la bicyclette qui tombe si elle n’avance pas. La démocratie est une dynamique à l’œuvre dans une société qui bouge et avance, par exemple, sous l’impact des innovations technologiques, des mutations économiques. Si la démarche démocratique ne fait pas avancer en même temps les conquêtes de la société face à des situations nouvelles, il y a recul objectif de la démocratie.

De même, les droits qui sont essentiels à toute démocratie n’ont jamais été octroyés par la grâce d’un pouvoir quelconque plus ou moins souverain. Ils ont toujours été conquis de haute lutte par des intellectuels, des philosophes, des militants, par toutes sortes de gens et avec tous les moyens disponibles. Condorcet avant la Révolution, proclamait le droit des femmes à l’égalité. Il a fallu deux siècles pour que ce droit sont conquis dans la réalité… Si les droits restent enfermés dans une définition statique au sein d’une société qui avance de plus en plus vite, ils commencent à régresser. Donc, première ambiguïté : la démocratie et les droits.

La régression des valeurs de la République

La liberté n’est jamais donnée une fois pour toutes. Elle est à conquérir et à consolider sans cesse face à des jeux de pouvoir sans cesse nouveaux.

L’égalité, ambition de la démocratie, c’est, dans un monde en mouvement permanent, de toujours tout faire pour réduire au maximum les inégalités, sachant que jamais on n’aboutira à un objectif qui n’est peut-être pas enviable, l’égalitarisme parfait.

Et la fraternité est, plus encore que la liberté et l’égalité, par définition, quelque chose qui ne sera jamais achevé. Si la fraternité n’est pas elle aussi un mouvement permanent, une conquête de tous les jours tournée vers ceux qui en ont le plus besoin, elle cède très vite le pas à l’individualisme qui, dans la pratique, conduit tout droit à l’égoïsme.

Or, ces mots, individualisme, égoïsmes, étaient absents des discours politiques il y a une dizaine d’années. On ne les entendait que dans les conversations privées. Soudain, au tournant 1983-1984, ils ont fait irruption dans le discours politique des personnages les plus éminents de la société actuelle : « l’État est devenu trop puissant. Il étouffe l’initiative individuelle ; il est omniprésent ; il faut restaurer dans sa grandeur et sa dignité l’initiative privée et l’individualisme ». Même des hommes de gauche ont exalté l’individualisme.

Dans une société qui se veut libre, attachée à une conquête incessante de l’égalité et de la fraternité, dans une société de citoyens tous peuplant la même cité, comment peut-on être individualiste ? On n’y aboutit jamais par un raisonnement politique : on n’aboutit à cette conclusion que par une certaine analyse économique : il faut favoriser l’initiative individuelle (on glisse très vite d’initiative individuelle à individualisme) car elle fait la prospérité de la société.

Avec cette logique dite du néolibéralisme économique, nous retournons plus d’un siècle en arrière. En effet, au milieu du siècle dernier, à l’Assemblée nationale, Montalembert parlait de ce qu’il avait vu : des enfants de dix à douze ans, travaillant douze heures par jour dans les ateliers ou des usines textiles. « Et, disait-il dans ce débat célèbre, comme les enfants avaient tendance à s’endormir, on emprisonnait leurs genoux dans des cylindres de fer blanc pour qu’ils ne s’écroulent pas ». Nous avons fait des progrès chez nous en matière de travail des enfants grâce aux luttes incessantes, grâce au combat démocratique qui a permis de conquérir des droits. L’équivalent reste à faire au niveau de bien d’autres pays dans le monde.

La conquête des droits a stimulé le progrès technologique

Mais, reprenons l’histoire de la conquête de ces droits qui fait la grandeur de la démocratie. Lorsqu’en France, on a voulu réglementer le travail des enfants et l’interdire, interdire le travail des femmes la nuit, les meilleurs esprits ont hurlé : « comment ! Vous voulez casser la machine économique ! » Et lorsqu’on a voulu mettre en place l’impôt progressif sur le revenu, qui nous paraît aujourd’hui une mesure démocratique bien élémentaire, les mêmes ou leurs héritiers ont aussi crié : « Vous voulez cassez la source de la prospérité de ce pays ». Il n’y a pas si longtemps, les congés payés, puis à la Libération, la Sécurité Sociale, devaient être la ruine de la société.

Or, ces droits sociaux entrés dans les mœurs n’ont pas cassé le système économique, bien au contraire. Chacun de ces progrès est devenu par contre coup un stimulant poussant les responsables d’entreprises, les ingénieurs, les chefs du personnel à trouver d’autres moyens pour développer la productivité.

Les spécialistes de l’histoire économique des USA savent très bien que l’industrie américaine n’a pas amélioré sa productivité aussi longtemps qu’elle a pu compter sur des vagues d’immigrants acceptant à bas prix d’effectuer les plus basses besognes dans des conditions souvent détestables. Mais lorsque ces vagues d’immigration se sont ralenties, de nouvelles inventions ont été mises en œuvre pour augmenter la productivité des entreprises. Loin d’être historiquement un frein au progrès économique, la conquête des droits sociaux a toujours stimulé un progrès humain et technologique ; sinon, nous en serions encore au stade de la première démocratie, celle des citoyens d’Athènes, dont la citoyenneté s’appuyait sur une classe d’esclaves.

Avons-nous vraiment tiré les leçons de cette histoire ? Personnellement, j’en doute puisque, après trente ans de prospérité en Occident, les préoccupations économiques ont été propulsées au premier plan dans les priorités des gens. Ensuite l’arrivée de la crise sous ses formes diverses a encore renforcé dans la tête de nos concitoyens l’idée que l’économie devrait figurer au premier plan de nos préoccupations. Ainsi une forme d’économisme, dont on ne définit pas les finalités humaines, sociales et culturelles , s’est imposée dans la pensée dominante, au détriment des ambitions démocratiques.

Attention au déclin de la foi démocratique

Au nom de l’économisme, une idéologie néolibérale a pu s’épanouir au point que la construction européenne est déjà engagée dans une voie très claire depuis quelques mois : la directive introduisant la libre circulation des capitaux à l’intérieur de la communauté européenne est adoptée. Elle a été signée et deviendra effective le 1er juillet 1990. Une fois qu’on a posé les bases de cette Europe financière, on veut travailler à « l’espace social européen ». Mais avec quels atouts dans la négociation puisqu’on a déjà accordé la libre circulation des capitaux ?

Le débat sur l’Europe sociale prend bien peu de place alors que nous voulons faire une construction européenne pour présenter aux Européens et au reste du monde un nouveau modèle de développement économique, une nouvelle conception de la croissance à finalité humaine dans le respect des grandes traditions culturelles humanistes de l’Europe. Cet objectif majeur ne peut jamais être contenu dans un économisme, et ne peut apparaître que dans un renouvellement de la pensée démocratique.

Une démocratie qui resterait statique irait inévitablement sur sa fin. Ce n’est pas le déclin de nos sociétés que je redoute, mais celui de la foi démocratique. Le cœur du problème, est le suivant : est-ce que la ferveur et l’ambition démocratiques sont en déclin dans nos sociétés ? Leur avons-nous substitué d’autres objectifs seulement mesurables en termes de PNB, de pouvoir d’achat, de balance commerciale, de taux d’intérêts ? Si tel est le cas, alors, nous assisterons au dépérissement de la démocratie.

Jusqu’au jour où les citoyens diront : non, ce n’est pas cela que nous avons voulu. Et ce sera un choc considérable soit dans le cadre des sociétés, États-nations que nous connaissons, soit dans le cadre de la structure européenne. Car on risque de tuer l’espoir européen en créant une Europe qui ne réserve pas toute leur place au droit et à la dignité des citoyens.

Pour aller vers une Europe démocratique

L’Europe démocratique doit définir elle-même les moyens de son développement économique au service de deux objectifs prioritaires.

Le premier objectif est l’attention prioritaire aux exclus de l’effort économique et technologique de nos sociétés.

L’Europe ne peut pas exister enfermée sur elle-même ; nous ne pouvons concevoir un modèle de développement économique, social et culturel européen pour les Européens sans tenir compte de ces sociétés exclues, marginalisées, dans les continents les plus attardés. Une Europe construite dans un souci d’économisme aggraverait les tensions entre les pays riches et les pays pauvres.

Le deuxième objectif de l’Europe est donc de tout mettre en œuvre pour atténuer le plus possible les tensions entre les différentes cultures et civilisations de la planète. Le siècle prochain sera sans doute dominé par le type de contacts qui d’établira entre l’Occident et les autres formes de cultures. Cette rencontre déjà bien engagée avec les autres pays l’est aussi chez nous avec la présence des travailleurs immigrés, héritiers d’autres traditions.

Est-ce que cette rencontre se fera sous la forme d’un dialogue constructif pour un avenir meilleur ou sous la forme d’un choc ? Je crains que nous nous dirigions vers une collision brutale avec les autres cultures. Il est grand temps de réagir contre un économisme souverain qui nous conduit à cette impasse. Il est temps d’affirmer les valeurs humanistes universelles qui sont les nôtres et de porter très haut nos propres ambitions pour notre culture et notre civilisation.

Claude Julien

Né en 1925 dans l’Aveyron, marié, quatre enfants, chevalier de la Légion d’Honneur ; après des études de sciences politiques aux États-Unis, il devient rédacteur en chef de « La vie catholique illustrée » en 1949, de « La dépêche marocaine », en 1950. Il entre au service étranger du « Monde » en 1951. Il prend la direction de ce service en 1969. En 1973, il est nommé rédacteur en chef du « Monde diplomatique » dont il est aujourd’hui le directeur. Il est président du Cercle Condorcet depuis 1986. Il a publié plusieurs ouvrages sur les démocraties occidentales et sur le continent américain

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