Il n’y a pas de citoyen passif

Jean Tonglet

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Jean Tonglet, « Il n’y a pas de citoyen passif », Revue Quart Monde [En ligne], 130 | 1989/1, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4080

La citoyenneté ne se traduit pas seulement par les droits du citoyen mais aussi par ses contributions. Encore faut-il les reconnaître et les comprendre dans la réalité d’aujourd’hui pour leur permettre de s’épanouir davantage dans celle de demain.

Trente années de compagnonnage avec les familles les plus pauvres ont appris au mouvement ATD Quart Monde combien pesait lourd sur elles le fait de ne compter pour rien. « Personne ne nous a jamais rien demandé… » disaient-elle.

Cette inutilité est encore moins acceptable lorsqu’elle s’applique à la souffrance et à l’injustice, quand des hommes, des femmes, des enfants meurent de faim, de froid, de misère dans l’indifférence générale sans que leur mort n’interroge les vivants sur leur humanité et sur le sens de leur lutte.

« Rien n’a changé… Personne ne m’a rien demandé »

Ainsi, il y a cinq ans, témoin de la mort d’un enfant victime de feu dans un logement vétuste, j’avais, avec les familles qui m’entouraient, tenté de rendre justice à ses parents que la presse avait accablés, les rendant responsables de l’état de la maison.

J’en parlais un soir avec Michèle qui avait, quelques années auparavant, perdu un fils dans les mêmes circonstances. Et Michèle me disait : « Tu vois Jean, rien n’a changé. Cela n’a servi à rien. Personne ne m’a rien demandé ».

Telle est la souffrance ultime des familles les plus pauvres, et aussi l’injustice fondamentale qui leur est faite. Tout ce qu’elles vivent, souffrent, espèrent, n’enrichit pas notre société, car celle-ci ne s’est pas jusqu’ici équipée pour aller à leur rencontre et leur demander une contribution à la solution des problèmes de ce monde.

Dans l’un de ses tous derniers écrits sur l’indivisibilité des Droits de l’homme, le Père Joseph rappelle : « La grande pauvreté, en faisant échec à l’ensemble des droits de l’homme, représente un gaspillage insoutenable d’intelligence, d’inventivité, d’espérance et d’amour. C’est le gâchis d’un capital incalculable d’hommes, de femmes et d’enfants hors droit, hors administration, hors communauté et hors démocratie. Et surtout, derrière le silence de nos registres et de nos statistiques, il y a une enfance mutilée, des jeunes livrés au désespoir, des adultes poussés à douter de leur condition d’homme et de leur dignité. »

Car les plus pauvres nous le disent souvent : « Ce n’est pas d’avoir faim, de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs est de se savoir compté pour nul, au point où même nos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens. Car c’est le mépris qui tient à l’écart de tout droit, qui fait que le monde dédaigne ce que nous vivons et qui nous empêche d’être reconnus dignes et capables de responsabilités. Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort vivant tout au long de son existence ».

Le citoyen, c’est quelqu’un qui contribue

La citoyenneté a à voir avec la contribution à l’ensemble de la société, à la contribution qui est attendue et donc aux sollicitations dont les citoyens sont l’objet.

Historiquement d’ailleurs, dès l’Empire romain, la qualité de citoyen se signalait par la conjonction de trois éléments : le droit de vote, le droit de servir son pays comme soldat, le droit de payer des impôts.

Parmi les pauvres, nombreux sont les hommes et les femmes totalement dépourvus de ces attributs de la citoyenneté. Ils ne servent pas leur pays, condamnés qu’ils sont au chômage sans fin, après avoir pour beaucoup d’entre eux été écartés du service national à cause de leur santé trop tôt déficiente. Jamais pour la plupart d’entre eux, ils n’ont été en mesure de payer des impôts directs et reconnus et tant de fois pèse sur eux le reproche de n’être que des bouches à nourrir. Beaucoup d’entre eux ne peuvent ni ne pourront jamais voter car ils sont sans abri, errants d’une commune à l’autre, rayés d’office des registres de la population ou privés de leurs droits civils et politiques pour avoir volé, un soir où parmi les leurs on avait trop faim.

Reconnaître la contribution de chaque homme

Vouloir la citoyenneté, c’est donc vouloir et rechercher la contribution de chaque homme. La contribution qui n’est pas la contrepartie décidée unilatéralement par celui qui accorde le bénéfice d’un droit et d’un avantage social. La contribution avec ce qu’elle aura d’inédit, d’inattendu, de déconcertant parfois. Elle surgira là où l’on ne l’attendait pas, comme une création et non comme une conformation à des normes définies par avance.

Vouloir la citoyenneté, ambitionner la citoyenneté de tous, c’est vouloir que chacun contribue à sa façon à la construction du monde d’aujourd’hui. Notre acte de foi en l’homme implique cet « aujourd’hui ». Nous croyons d’emblée, comme une donnée de départ, et pas comme un objectif pour demain – quand les gens sauront lire, quand ils seront relogés, quand le chômage aura reculé, quand le grand marché libre aura été mis en place… – nous croyons donc dès le départ que les hommes et les femmes les plus pauvres ont des points de vue inédits à nous transmettre, et pas seulement sur leur situation à eux, pas seulement sur la lutte contre la pauvreté.

C’est bien sûr la moindre des choses, et dans aucun autre secteur on oserait envisager la solution de telle ou telle situation sans la participation des intéressés eux-mêmes.

Cette participation suppose la rencontre de citoyen à citoyen. Elle n’est pas simple, mais elle est indispensable. Car on ne peut pas être le citoyen de service, de fonction. Là se trouve sans doute la clé de beaucoup d’incompréhensions entre les familles les plus pauvres et les institutions les plus diverses. Les familles s’adressent au citoyen pour l’interpeller et c’est l’agent, l’employé de l’institution qui répond. Elles s’adressent à l’homme et c’est le fonctionnaire qui répond. Cette rencontre n’est pas simple car nous n’osons pas aller jusqu’au bout, nous voyons trop court. Sommes-nous différents de cette équipe de télévision revenue déposer un colis sans se rendre compte qu’elle humiliait profondément la famille qui avait accepté d’être filmée pour témoigner de la condition de tant d’autres.

Des adultes venus à l’Association de parents d’élèves pour parler de la scolarité de leurs enfants n’ont pas pu le faire, culpabilisés qu’ils étaient par l’échec de leurs enfants à l’école. Mais leur souffrance a été plus grande encore lorsqu’ils se sont vu remettre à l’issue de la réunion un paquet de vêtements.

Le Père Joseph qui disait avoir tant souffert de ces distributions de son enfance, a compris que nous prenons des raccourcis pour faire face au choc de la misère car nous avons peur de prendre le long chemin qui se présente devant nous.

Il a voulu dans la rapport du CES insister sur la nécessité d’une formation des citoyens à la rencontre, à la vraie rencontre des plus pauvres, formation des responsables d’associations, des travailleurs sociaux, des instituteurs, de tous ceux qui rencontrent les plus pauvres, mais aussi formation des jeunes par la possibilité d’un service de coopération intérieure, par l’éducation aux droits de l’homme et au partage du savoir dans les écoles.

Mais être citoyen c’est mieux et plus que cela, ce n’est pas simplement une méthode de participation aux services qui vous sont destinés. C’est être plus qu’un usager, fût-il consulté et associé à certaines décisions. Croire que les plus pauvres sont nos concitoyens, c’est affirmer qu’ils sont porteurs de points de vue, d’expériences, de questions, au même titre que chacun d’entre nous d’ailleurs, sur les problèmes multiples qui assaillent notre monde.

Dans le cadre du trentième anniversaire du mouvement, nous avions programmé d’évoquer dans les universités populaires tout ce qui avait changé dans la société tout au long de ces trente années. Et l’un des thèmes retenus avait été le progrès de la science. D’aucuns nous l’avaient violemment reproché : « Que voulez-vous que les gens pauvres aient à dire là-dessus ? En quoi cela les concernent-il ? Ils n’y comprendront rien de toute façon… » Au cours de cette soirée donc, on en vint à parler des problèmes génétiques et en particulier de la fécondation in vitro. L’une des participantes eut alors cette phrase : « Tout cela c’est bien beau mais ça ne sera jamais pour nous ! D’abord, ça coûte une fortune et ensuite quand chez nous par malheur un couple est stérile, les gens s’en réjouissent, ils disent que ça fera des malheureux de moins ».

Les plus pauvres ont quelque chose à dire sur les grandes questions d’avenir

Un peu plus tard, assistant à une conférence d’un spécialiste de ces méthodes, je l’entendis parler de la sélection des candidats à des tentatives de fécondation in vitro. Or, en effet, il lui était arrivé de se demander s’il devait écarter des candidats pour des raisons sociales « parce que, disait-il, cela faisait froid dans le dos à l’idée que tel ou tel couple pourrait avoir des enfants ».

Notre intervenante à l’université populaire avait vu juste. Ce problème du rapport d’une société aux enfants des plus pauvres est présent dans nombre de politiques, de la protection sociale à l’éducation, de la justice à l’emploi. Mais qui entendra ce point de vue-là ? Qui en représentera la réalité quotidienne dans les comités d’éthique ou les lieux de concertation sur les politiques précédentes ? Qui d’ailleurs penserait spontanément que les plus pauvres aient quelque chose à nous dire sur le sujet…

L’expérience des universités populaires nous a appris combien en fait les plus pauvres jetaient un regard sur le monde, réagissaient à l’actualité de cette société, s’intéressaient aux grands débats.

Comme l’écrivait en Belgique M. Busquin, ministre des Affaires sociales : « Les individus sont différents, les situations qu’ils vivent sont différentes ; ils jettent sur le monde et sur nous un regard qui nous concerne chacun. De cette pluralité des regards naît une vue plus juste et plus riche des réalités qui nous entourent. Il est donc urgent que chacun prenne la parole pour dire ce qu’il voit.

En particulier, c’est urgent pour les plus pauvres, ceux qui ont perdu l’habitude de la prendre parce que beaucoup ont perdu l’habitude de les écouter. Sans cette rencontre, rien de valable ne peut se faire. Seule cette rencontre concrète, cet entrecroisement des regards peut ne pas parler dans le vide ».

Georges de Kerchove termine son article en nous disant que les plus pauvres sont comme des vigiles en haut de la mâture d’un voilier qui pourraient à temps nous annoncer les récifs, pour autant que nous prenions les moyens de les écouter. Les récifs de notre démocratie sont nombreux.

« En quoi, nous avait-on objecté, toutes ces questions sur la science, les médias concernent-elles les personnes du Quart Monde ? C’est loin de leur vie. Ce qui intéresse les gens c’est de parler des coupures de gaz, du minimex, du logeur ».

Non. Cela les concerne parce qu’ils sont citoyens, un point c’est tout. Citoyens concernés par la vie de la cité, concernés par le monde dans lequel ils évoluent et dont ils captent les signaux par la façon dont on les traite autant que par le canal de la télévision.

Concitoyens : témoins de leur souffrance et de leur lutte

Les contributions du Quart Monde peuvent énormément nous apprendre et nous éclairer. Encore faut-il qu’elles se manifestent et donc qu’elles soient sollicitées. On n’impose pas sa contribution ou difficilement en tout cas. Et quand on a perdu depuis des années l’habitude de s’exprimer, ou même de sortir de chez soi, on ne prend pas la parole du jour au lendemain. La contribution du Quart Monde a donc besoin de la nôtre et de notre engagement. Engagement pour aller à la rencontre, entre deux bretelles d’autoroute, au bout d’un chemin, dans une impasse ou une vieille cave, de toutes ces familles qui ne sont plus sollicitées, dont les bras, l’esprit, le cœur ne servent plus à rien. Engagement à reprendre sans cesse cette quête de l’absent. Engagement à rencontrer leurs propos, leurs gestes, leurs dires, leurs silences et à accepter d’en être les témoins pour l’Histoire. Témoins silencieux qui recueillent les propos des plus pauvres et les consignent, même et surtout lorsqu’ils n’en comprennent pas immédiatement le sens.

Témoins engagés qui regardent les familles et les sortent de la honte en leur renvoyant une image sous-titrée d’elles-mêmes, où le sous-titre dirait : « Toutes vos démarches, vos quêtes pour trouver une identité, vos colères, vos gestes d’entraide, ce sont vos luttes et votre cri ». Témoins qui répercutent le cri des familles vers la société, éveilleurs d’opinion, créateurs de solidarités, vecteurs du rassemblement autour des familles. Témoins actifs aussi car pour avancer, pour se former un jugement sur les choses du monde, les familles les plus pauvres doivent s’affronter comme chacun à d’autres points de vue.

« Nous devons apprendre à parler et à entendre plusieurs langues », nous disait un homme du Quart Monde. La langue de la misère et aussi la langue de ceux qui n’ont pas la même expérience de vie. Et encore, « Nous avons besoin de savoir à qui nous avons à faire. Parlez-nous de vous, de votre famille, de votre travail, de ce qui vous passionne. Dites-nous pourquoi vous voulez venir vous mesurer à nous et puis posez-nous des questions, sinon nous ne pourrons rien dire ».

La contribution du Quart Monde pour réussir a besoin de la nôtre : elle a besoin, nous l’avons dit, de témoins, elle a besoin de partenaires, et elle a besoin que ces témoins et partenaires soient formés.

Tel est le défi que nous devons relever ensemble dans la fidélité à l’impulsion du Père Joseph nous rappelant l’urgence de cet engagement : « La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaîtra pas ainsi comme par enchantement. Il nous faut nous en défaire par la construction même de cette société sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans nos murs ».

Nous ne pouvons pas attendre la mise en place d’une nouvelle société et, en Europe, nous ne pouvons attendre le 1er janvier 1993.

Jean Tonglet

Né en 1956, marié, deux enfants, volontaire du mouvement ATD Quart Monde depuis 1977, assistant social de formation, il est permanent dans une cité puis délégué régional à Marseille jusqu’en 1982. Responsable du centre d’hébergement et de promotion familiale en 1983 à Noisy-le-Grand, il prend ensuite la responsabilité du mouvement en Belgique

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