La dignité du citoyen européen

Françoise Fierens-De Boe, Mascha Join-Lambert, Jean-Pierre Pinet, Nora O’Reilly, Bridget Kelly, Patty Hoolihan, Colleen Joyce, Dirk Klaassen, Val Lord, Mme Hufnagel, Mme Van Ost, Tony McGarry and Janice McQuaid

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Françoise Fierens-De Boe, Mascha Join-Lambert, Jean-Pierre Pinet, Nora O’Reilly, Bridget Kelly, Patty Hoolihan, Colleen Joyce, Dirk Klaassen, Val Lord, Mme Hufnagel, Mme Van Ost, Tony McGarry and Janice McQuaid, « La dignité du citoyen européen », Revue Quart Monde [Online], 131 | 1989/2, Online since 01 March 1990, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4104

Dans le cadre du deuxième programme de lutte contre la pauvreté des Communautés européennes, l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines du Mouvement international ATD Quart Monde a été chargé d’une étude qualitative sur le poids des revenus minimum dans la lutte contre la pauvreté.

L’institut de recherche et de formation humaines a réalisé cette étude grâce au concours des délégués nationaux du Mouvement qui ont assumé la responsabilité des collaborations avec les services sociaux publics de chaque pays et qui ont garanti d’atteindre les familles en grande pauvreté. A l’issue des interviews, une synthèse nationale a été réalisée par Annie Howeler-van den Bosch pour les Pays-Bas, par Mascha Join-Lambert pour la République Fédérale d’Allemagne, par James Jaboureck pour la France, par Nathalie Rigaux pour la Belgique et par Diana Skelton pour l’Irlande et la Grande-Bretagne. Le rapport européen a été élaboré par Françoise Fierens (sociologue), Mascha Join-Lambert (économiste) et Jean-Pierre Pinet (sociologue)

Avec l’aide des services sociaux publics et privés1 un premier échantillon du public suivi par les services a été constitué dans chacun des pays. Parmi les ménages de cet échantillon qui semblaient cumuler les plus grandes difficultés (hormis les personnes âgées), soixante-six dans six pays nous ont prêté leur concours en acceptant un entretien. Il s’agissait d’évaluer avec eux le soutien que leur apportaient ces systèmes pour la réalisation de leurs projets de vie.

La similitude des situations et des expressions à travers six pays différents est frappante. C’est pourquoi, dans cet article, nous rendons compte des propos des ménages, non par pays, mais selon les quatre axes qu’ils ont privilégiés lors des entretiens :

- le refus de l’humiliation

- les ressources et le budget

- la vie en famille

- le domicile

Systématiquement, les ménages coopérant à l’étude ont abordé les questions relatives à leurs droits civils et politiques avant les questions matérielles.

Le désir d’être reconnus en tant que citoyens et parents, de participer tant aux prises de décisions les concernant qu’aux grands débats qui intéressent tous les citoyens, ont été omniprésents. Leur demande essentielle à ce niveau : « Que l’on parle avec nous et non sur nous ».

Par ailleurs, les ménages ont montré qu’ils étaient conscients que leurs mauvaises conditions de vie reflètent le mépris dont ils sont l’objet. « Si on nous prenait au sérieux, on ne nous laisserait pas dans cet état ».

Non à l’humiliation

Voici ce que disent les personnes interrogées en Irlande et aux Pays-Bas. Leurs propos manifestent bien leur refus de l’humiliation et l’espoir d’une autre vie sociale.

Mrs. Nora O’Reilly (Irlande) : « On ne peut pas vivre avec ce revenu ! » 

Miss Bridget Kelly (Irlande) : « J’ai le sentiment de vivre de la charité du gouvernement. Mais j’ai travaillé pendant 13 ans et payé mes impôts. Maintenant, il n’y a pas de retour. C’est comme si on jetait du pain à un chien : tiens, cette part, c’est à toi, alors vas-y vivre avec ».

Miss Patty Hoolihan (Irlande) : « Je reçois l’allocation de mère non-mariée. Ils veulent savoir si je vis avec quelqu’un pour me l’enlever. Ils ne me croient pas, ils veulent des preuves. Après l’interrogatoire, moi, je me crois une menteuse ! (…) Je sens qu’il y a toujours quelqu’un qui me surveille ; si on regarde à travers mes fenêtres, je me demande si c’est eux. Il faut vraiment faire attention. Je n’ai pas de vie privée…

Ce n’est pas juste qu’on ne puisse pas vivre avec un homme. Même en ménage, on serait toujours une mère non-mariée. C’est ridicule qu’on l’appelle l’allocation pour mères non-mariées, parce qu’il ne suffit pas d’être mère non-mariée, il faut encore vivre seule… Il faut que je raconte ma vie à tout le monde et ils ne font que me renvoyer de l’un à l’autre ».

Miss Bridget Kelly : « On nous méprise. Les autres ne veulent pas payer pour élever nos enfants. Ils disent que c’est de notre faute. (…) Mes enfants en sont marqués. Je n’ai pas le sentiment que je fais partie de la société d’aujourd’hui. Je ne me sens pas comme un être humain, quelqu’un de marié et de sécurisé dans la vie. Je me sens de trop, comme quelqu’un d’une autre planète. Je me sens sale, je me vois à travers les yeux des autres.

On m’a logée dans les tours. C’est ce qu’ils font d’habitude avec les mères non-mariées. On leur donne ce que personne ne veut, aux mères non-mariées ».

Les membres d’une organisation d’habitants de Ballymun, dans la banlieue de Dublin, décrivent ainsi les tours : « En arrivant pour la première fois, on est tout de suite frappé par le niveau de privation physique : les ascenseurs ne marchent pas, l’éclairage des cages d’escaliers est faible, il y a des appartements sans portes ni fenêtres, des ordures par terre, des graffiti, etc. ».

Madame Lipse (Pays-Bas) : « Chez nous, il y avait de gros problèmes d’humidité et d’écoulement, en particulier dans les toilettes. Je ne pouvais plus dormir la nuit. Je ne pouvais pas faire jouer mon enfant dehors. On ne pouvait pas sortir. Les gars étaient là, jetant des bouteilles de bière, et même les caisses. Je ne pouvais plus habiter là.

Au service de relogement, on nous envoyait promener (…). Il ne nous restait qu’à nous taire. Alors, j’ai refusé de payer le loyer. Je leur ai dit :

- Quoi ? Payer le loyer ? Je ne paie plus rien.

- Alors il faut venir devant la commission de contrôle.

- Ça ne me fait rien, je viendrai manger chez vous. Mais je ne paie plus rien, je ne reste plus ici.

Il faut toujours tout forcer pour obtenir quelque chose (…) Quand on demande de façon normale, on ne t’aide pas. Il faut se faire remarquer pour être aidé, ce n’est pas humain ».

Lors d’une réunion du Quart Monde aux Pays-Bas, il y a quelques années, une mère de famille disait : « Quand on ne crie pas fort, on n’est pas aidé. Mais quand on crie fort, on se ridiculise, et on est traité d’asocial. Et après, on a la honte, même quand on a obtenu son droit ».

Heureusement que, parfois, il reste l’humour : « Je viens manger chez toi. Je ne paye plus le loyer pour cet appartement. Et si je m’endette, je viens manger chez toi ».

Pour un accompagnement social

Mrs. Colleen Joyce (Irlande) : « Au moment de Noël, ça n’allait pas. Alors, j’ai été voir mon travailleur social. Mais il n’était pas là et sa remplaçante m’a dit : « Non, on ne peut rien faire ». Ils pourraient être plus sympathiques. Et j’aurais tant voulu acheter des cadeaux de Noël aux enfants ! … Si on va aux services sociaux sans rien savoir, eux, ils en profitent pour dire : « Vous ne pouvez rien toucher ».

Avant d’y aller, il faut se faire un allié d’un travailleur social, sinon, on n’arrive pas à y gagner quoique ce soit ».

Monsieur Klassen (Pays-Bas) : « Si une famille est en difficulté, le travailleur social doit aider l’ensemble de la famille. Il ne doit pas s’occuper seulement de l’argent, ou du travail… Un travailleur social doit être comme un ami personnel, à qui on peut donner sa confiance. Ça ne va pas quand il s’occupe seulement des choses matérielles ».

Ce sont là les propositions du rapport Wresinski au Conseil Économique et Social français, dans le passage concernant l’accompagnement social : « L’objectif des travailleurs sociaux dans le secteur public, comme dans le secteur privé est à l’évidence de jouer leur rôle d’intermédiaires, de porte-parole, de faciliter la participation sociale de tous, de disposer de plus en plus de temps pour s’impliquer dans un accompagnement nécessairement plus important à l’égard des plus rejetés, par des actions individuelles ou communautaires. Le travailleur social peut, à titre individuel, essayer d’influencer sur les structures (…) créer des précédents ».

L’avenir ensemble

Quels seraient les changements à faire pour l’avenir ?

Mrs. Grace O’Donelly (Irlande) : « Le gouvernement devrait créer des emplois parce qu’il n’y a rien ».

M. Patrick Mc Garry (Irlande) : « On vient de réduire les allocations des vieillards. On ne devrait jamais réduire les revenus garantis des gens, parce que c’est tout ce qu’ils ont. Par ici, les gens n’arrivent pas à s’en sortir. Ils finissent assis, chez eux, sans rien faire ».

Mrs. Kathleen Geoghegan (Irlande) : « Si je pouvais changer la vie, j’aimerais faire des choses, rencontrer des gens ».

Miss Patty Hoolihan : « Oui, j’ai besoin de voir d’autres ».

M. Patrick Mc Garry : « Je participe au Darndale-Belcamp Unemployment Action Group2. Cela a gardé mon esprit sain. J’ai quelque chose à attendre avec bonheur. Ce groupe a fait beaucoup pour le quartier. Noël Hodgins, qui l’anime, a tous les renseignements sur ce quartier, sur le système du Welfare. Il a beaucoup lutté. Quand on a besoin de lui, il est là. On peut y passer pour prendre une tasse de thé. Il a tout vu, à Bruxelles, à la CEE. Et lui, il vit des allocations de chômage, comme moi.

C’est important de parler avec les gens qui vivent la pauvreté au jour le jour. J’espère que le gouvernement va entendre ça. En fait, vous donnez une voix au peuple ».

On voulait nous aider ; mais on nous méprisait

Mme Hufnagel

Déléguée de l’université populaire du Quart Monde de la République Fédérale d’Allemagne, Bruxelles, 30 juin 1989

En Allemagne, depuis 1962, il existe un revenu minimum social qui s’appelle le « socialhilfe ». Ce revenu doit couvrir « la nourriture, le logement, l’habillement, les soins du corps, l’appareillage ménager, le chauffage et les besoins personnels de la vie quotidienne ».

« Lorsque j’attendais mon fils, ma petite fille avait un an, j’étais fatiguée à la fin de ma grossesse. Je travaillais dans une exploitation agricole. La travailleuse familiale m’a proposé d’aller en maison de repos jusqu’à la naissance. Tout de suite j’ai demandé ce que j’allais faire de ma fille.

Elle m’a répondu : « On va la mettre dans une maison d’enfants pendant ce temps.

- Et si elle ne revient pas après ?

- De toute façon, vous allez en avoir une autre »

Je ne suis pas allée me reposer pour ne pas perdre ma fille.

Plus tard, je suis restée seule avec quatre enfants. J’ai voulu me remarier avec M. Hufnagel. Mais cet homme était mal considéré. On a menacé de me retirer les enfants si je restais avec lui. On nous a toujours poursuivis ; on a déménagé de ferme en ferme et toujours, on nous retrouvait. Lorsque je commençais à m’en sortir avec mes enfants, on me les a pris

Pourquoi cet acharnement ?

Pourquoi n’a t-on pas voulu nous faire confiance ?

Si je ne suis pas allée en maison de repos, c’est parce que je pensais qu’il valait mieux pour ma fille qu’elle reste sa famille.

Si on s’est enfui de ferme en ferme, c’est aussi parce qu’on pensait qu’il valait mieux que les enfants aient une vie de famille avec leurs parents.

Mais tout cela, on ne pouvait le dire à personne. On voulait nous aider pour les choses matérielles, mais on nous méprisait.

Quand on a vécu beaucoup de choses difficiles, on a besoin de rencontrer quelqu’un en qui on a confiance, quelqu’un à qui on peut parler et qui nous comprenne. Alors on peut sortir de ce qui nous enfonce, sinon rien ne change ».

La grande pauvreté malgré une garantie de ressources

Même retenus par le « dernier filet de la sécurité sociale », des familles et des citoyens européens vivent dans la grande pauvreté.

Le revenu garanti permet de survivre, non de poursuivre des projets familiaux ou professionnels. Les logements occupés par les bénéficiaires du revenu minimum, souvent fournis par les autorités sont de mauvaise qualité, et situés dans des ghettos. Les soins de santé gratuits auxquels les bénéficiaires des revenus minimum ont droit n’empêchent pas la destruction de leur capital santé.

Les propos de Mme Van Ost (Pays-Bas) et de M. Mc Garry (Irlande) expliquent ce que cela signifie au quotidien.

Revenu… minimum

Mme Van Ost est née à Amsterdam en 1956. Sa mère quitta le foyer quand elle avait sept ans et elle fut placée en internat. Depuis l’âge de dix-sept ans, elle vit à La Haye.

Elle a deux fils de cinq et dix ans. Elle a été obligée de mettre son aîné dans un internat. « Je veux tout faire pour éviter que mes enfants soient placés. Pour l’aîné, j’ai trop longtemps attendu pour me faire aider, j’avais trop peur qu’on m’enlève mon enfant, j’ai trop souffert moi-même des placements. Et maintenant, je n’ai pas pu faire autrement, car ça n’allait pas non plus ».

Elle habite avec son dernier fils un logement à loyer modéré. Les maisons sont alignées. La rue est étroite, il n’y a pas d’arbres dans la rue. Les jardins sont derrière les maisons. D’après le travailleur social, dans les années 1970, plus personne ne voulait habiter dans ce quartier, à cause de la pauvreté. Il y a eu une action de développement communautaire importante et des nouvelles familles s’y sont installées, entre autres des familles turques et marocaines. Mais à cause de la perte de travail de beaucoup de chefs de famille, les progrès se sont arrêtés.

« L’été, il y a beaucoup de violence, dit Mme Van Ost. Heureusement, je suis au bord du quartier. Ici, ce n’est pas mauvais ».

Actuellement, elle n’a pas de travail. Elle touche l’allocation ABW (Algemene Bijstands Wet) pour mère seule (1302 florins, soit environ 4000 FF). Pour des situations spéciales, elle a pu obtenir des aides financières par un travailleur social, qui a fait des démarches auprès d’un fonds social (pour remplacer le mobilier et réparer la chambre des enfants).

« Le service social de la commune paye le loyer, l’énergie et l’eau automatiquement. Il met de l’argent sur un « compte budgétaire », et chaque semaine, ce compte me verse 150 florins sur mon propre compte. Autrement, je n’y arriverais jamais.

Mais, parfois, je n’ai même pas ça. J’ai pris une assurance « enterrement ». C’est important, s’il m’arrive quelque chose, on ne peut pas aller réclamer à mes deux enfants. J’ai aussi pris une assurance au cas où mon enfant ferait des dommages à d’autres. C’est important quand on a des enfants difficiles. Et, forcée par la situation, j’ai dû prendre une assurance contre les incendies, les cambriolages, et le vol. Ces assurances sont payées automatiquement par la banque ? Et c’est déduit de mon argent de la semaine. Hier, je n’ai reçu que 100 florins pour toute la semaine. Il faut pouvoir vivre de ça avec un enfant.

J’ai oublié de faire une demande pour la subvention individuelle au loyer, car c’était trop chaotique dans ma tête (…) Je suis dans une espèce de petit cercle, et à cause de ça, je perds tout.

Est-ce que cela suffit pour vivre ?

On ne peut pas joindre les deux bouts. Il faut courir comme un fou pour obtenir ses droits. On joue le mendiant, il faut tendre la main. Quand on est déjà tellement limité dans ses moyens, c’est grave de devoir courir comme ça pour se faire rembourser ce à quoi on a droit : les impôts, les taxes d’égouts.

Tu dois montrer partout que tu es vraiment si pauvre que tu ne peux pas payer. Tu dois toujours mettre sur papier toute ta vie privée. Pourtant ils connaissent la situation de chacun. Normalement, tout le monde a un numéro d’enregistrement. Ils pourraient faire en sorte que tu ne payes pas, l’administration pourrait faire les déductions automatiquement.

C’est souvent qu’on mange du pain, deux ou trois jours de suite. Il faudrait quand même pouvoir manger un repas chaud par jour. Je ne sais pas si d’autres y arrivent, mais moi je n’y arrive pas.

On n’a pas besoin de choses extraordinaires, mais pour l’enfant, un bonbon, un repas chaud, une sortie avec ma famille une fois par mois, qu’on puisse prendre le tram pour Scheveningen, ou aller à l’Efteling ou Duinrell… Qu’est-ce qu’on peut offrir à son enfant ? Ce sont quand même eux qui doivent encore faire toute leur vie. Le petit est intéressé par la musique. J’aimerais bien lui donner un hobby, un cours de musique. Mais comment le payer ? Je n’ai pas l’argent. Il faut tomber par hasard sur quelqu’un de désintéressé qui pense : celui-là, il est doué. Il aime aussi le football, mais il faut un équipement.

Si on peut se payer ça, on a un revenu suffisant. Chaque personne a droit à cela pour sa famille. En fait, il faut aussi pouvoir partir une fois par année en vacances. Les vacances font parties des choses normales. Surtout dans cette société, avec tout ce qui se passe. je trouve que toute personne a le droit, ne serait-ce qu’une semaine, d’être en dehors de tout, et de ne pas s’occuper des soucis autour de soi. Tout le monde a droit à ça. Mais qui suis-je pour affirmer cela ? Je n’ai que très peu à dire. La moitié de l’allocation de vacances est déjà dépensée pour le reste. L’autre moitié, je veux la garder pour pouvoir sortir avec mon fils aîné. J’ai si peu l’occasion de le faire. Si le service social est d’accord, le plus jeune partira une semaine à Hattum.

Combien faudrait-il ?

Je n’ai jamais réfléchi à ces choses-là. Je ne sais pas non plus combien ça coûte. Il faut d’abord être dedans pour se rendre compte des frais. Je n’ai jamais approfondi cette question, car je ne peux pas payer et je ne vais pas me réjouir des choses que je ne peux pas payer »

Il ne faut pas qu’on vive comme ça !

La famille Mc Garry vit dans une cité de Darndale près de Dublin. Le couple et leurs cinq enfants ont une garantie de ressources s’élevant à 63,5 £ (630 FF environ) par personne et par mois. Cette somme est l’addition de l’allocation chômage du mari et des allocations pour enfants.

Ils habitent un logement social dans un quartier de maisonnettes. Noël Hodgins, animateur d’une association de chômeurs du quartier (Darndale Unemployment Action Group) explique qu’un ancien programme du gouvernement a permis de reloger ailleurs tous ceux qui avaient un emploi, ne laissant sur ce quartier pratiquement que des chômeurs.

Tony Mc Cartheygh, travailleur social décrit ainsi ce quartier : « Les maisonnettes ont l’air très correctes, chacune avec son lopin de beau gazon irlandais à l’avant. C’est en se baladant dans le quartier, où chaque rue ressemble à une autre, qu’on remarque des ordures éparpillées, des décharges sur les jardinets. Parfois on y trouve la carcasse de ce qui était un vélo, maintenant épluché de tout ce qui pouvait servir : pneus, chaîne, sonnette… ».

M. Mc Garry : « Chez nous, il faudrait tant réparer. Si seulement on avait de l’argent. La fenêtre de la chambre est coincée. Donc si un des enfants fait pipi au lit, ça pue pendant des semaines. Tout le bois là-haut est pourri. Le WC ne marche plus et ils refusent de le réparer. C’est insalubre, ça met en jeu notre santé. Tout ce que je voudrais c’est une petite maison avec une cheminée. Ici, il nous faut trois sacs de charbon par semaine, juste pour qu’on ne gèle pas. Franchement, il fait plus chaud dans la rue que chez nous. On s’assied tous dans la cuisine avec des couvertures. Les enfants se serrent l’un contre l’autre pour avoir moins froid.

Une fois un travailleur social est venu dire qu’il faudrait nous enlever nos cinq enfants. Ils n’allaient pas à l’école parce qu’ils étaient tout le temps enrhumés. Le travailleur social a dit : « Bien sûr qu’ils sont enrhumés, ils baladent sans manteau et ils ne sont pas correctement habillés ». Bien sûr, ils ne le sont pas. On n’a pas d’écharpe, ni de gants, ni de chaussettes. Mais si j’avais une maison correcte pour les abriter, ils ne seraient pas enrhumés.

La commission de santé (Eastern Health Board) a dit que cette maison était dangereuse. (…) Mais on refuse de la réparer parce que j’ai des dettes. (…) Déjà pour les courses, je dois emprunter à ma sœur. Je le fais toutes les semaines. Je reçois mon chèque le mardi et puis, vendredi ou samedi, il ne reste plus rien, ni pour le pain, ni pour le lait. Ma sœur a une échoppe, alors elle me passe du pain, du lait, des cigarettes. Au début de la semaine, je la paie, mais à la fin je ne peux pas (…) il y a quelques années, ils ont envoyé une lettre pour nous expulser. Je suis allé les voir et on s’est mis d’accord pour que je paie les dettes. Mais je n’y arrivais pas, c’était 15 £ (150 FF environ) par semaine, les prix dans les magasins n’arrêtent pas de monter. Mais les allocations ne montent pas. (…)

Ma femme recevait une allocation d’handicapée à cause de son épilepsie. Depuis quatre ans, elle recevait cette allocation. On lui donnait 6,50 £ (environ 65 FF) par semaine, et on a arrêté. Ça ne suffisait même pas, le 6,50 £ ! Ils disaient qu’on n’en n’avait pas besoin parce que je touche des allocations de chômage. (…)

Depuis que je suis diabétique, les patrons ont peur que j’aie une attaque chez eux et qu’ils soient considérés comme responsables.

C’est déjà difficile de trouver un travail. Même en parfaite santé, ils peuvent te refuser du travail. Mais si tu entres et que tu dois dire que quelque chose chez toi cloche, c’est pire. Je suis allée voir vingt-cinq, trente places cette année ; toujours on m’a refusé. … Parfois ils disent que c’est à cause du diabète. Un homme m’a dit carrément : « Vous ne serez jamais pris avec cette maladie ! ».

Un médecin m’a dit : « Votre maladie n’est pas grave ». Si, c’est grave. Ce n’est pas lui qui cherche du travail !

J’ai participé au programme « Job Search » (apprendre aux chômeurs comment chercher du travail). Ça ne dure que six mois. Et on sait très bien que ça ne mène nulle part. Ils ont lancé ce programme pour se sentir moins coupables face à tous les chômeurs. Mais après « Job Search », tu as de nouveau des problèmes. Ensuite, si tu dois te réinscrire au Welfare, il faut attendre quinze mois pour rattraper le niveau des allocations que tu touchais avant le stage ! Si après ce stage, tu pouvais être embauché, ça irait. Mais, les hommes qui le suivent pensent qu’on se moque d’eux ».

L’accès à l’éducation, à la formation ne sera pas plus facile pour ses enfants. M. Mc Garry et son fils de onze ans sont tous les deux découragés par le système scolaire.

« Il est dans une classe de rattrapage. Il n’aime pas l’école. Il ne veut que son indépendance. De toute façon, c’est une perte de temps que d’aller à l’école en ce moment. Quand ils ont fini, il n’y a rien pour eux. Même plein de gens formés dépendent du Welfare. Il n’y a pas de travail du tout. S’ils pouvaient travailler, ça marcherait. Mais sans ça, les jeunes pensent qu’on se moque d’eux. Ils n’ont rien à faire. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est voler, parce qu’ils n’ont rien du tout ».

M. Mc Garry est passionné de mécanique.

« Je bricole avec des voitures. Ça me fait plaisir. Avec quelques mois de formation, je pourrais être un expert…

Je travaillerais n’importe où. Je quitterais même l’Irlande pour avoir un travail ! »

Un revenu pour pouvoir se développer

Université populaire

Délégués de l’Université populaire des Pays-Bas, Bruxelles, 30 juin 1989

Le revenu minimum est-il organisé d’une façon qui permettre aux gens de sortir de la misère ? La réponse est : Non.

On ne peut pas sortir de la misère si le revenu ne peut pas progresser. Quand le revenu reste au minimum, ce n’est plus qu’une somme pour survivre.

On ne peut pas se maintenir socialement s’il n’y a aucune perspective d’amélioration. On descend seulement plus profond dans la pauvreté, ça nous démoralise, ça nous rend malade.

Avec les familles du quart monde, aux Pays-Bas, nous nous rencontrons chaque mois pour parler de l’avenir. Certains parmi nous aiment venir, mais n’osent pas parler de leur vie. Ils se sentent absolument inutiles. Ils n’ont rien à dire parce qu’il ne se passe rien.

Beaucoup de gens pourraient répondre oui à la question si on élève assez le revenu de base pour qu’il permette de vivre une existence humaine. C’est-à-dire : être capable de faire face aux besoins quotidiens, être capable de se développer mentalement et physiquement, être capable de nouer et de maintenir des contacts sociaux. C’est pouvoir se développer pour être quelqu’un aux yeux de sa famille et aux yeux de sa communauté, pouvoir payer des cours et des revues professionnelles pour rester au niveau si un travail se présente ou si on peut aider un autre à apprendre le boulot comme ça arrive déjà à Amsterdam dans une cité. Pas de recyclage forcé qui ne mène nulle part, mais une formation que l’on choisit pour développer nos propres possibilités.

S’il n’y a pas la famille, tout s’en va

La mise en cause de l’humanité des familles en grande pauvreté se révèle particulièrement à propos du droit de fonder une famille. Elles doivent souvent mettre en œuvre ce droit sans soutien, voire contre leur environnement.

Miss Janice Mc Quaid a vingt-trois ans. Elle habite à Brendham en Écosse. Son allocation est de 28 £ (environ 280 FF) par semaine. Avant le placement de ses deux enfants, elle recevait 68 £, réduites à 38 £ lors du placement. En fait, il ne reste que 28 £ après déduction d’une somme destinée à rembourser ses factures d’électricité. Quand elle a payé son assurance et les versements pour sa télévision, il ne lui reste plus que 11 £ par semaine pour vivre.

« Dès qu’on a acheté du savon et des choses essentielles, il ne reste plus grand chose pour manger. Je fais un repas par jour et puis des tartines beurrées quand j’ai faim.

J’ai grandi en foyer et de douze à seize ans, j’ai été internée en hôpital psychiatrique. … Quand on est élevé en foyer, on perd confiance en soi, et on n’a pas de sentiment de sécurité. Il y a toujours « le personnel », mais jamais de tendresse. Alors, on ne se sent pas en sécurité. Quelques-unes de celles qui ont grandi avec moi sont maintenant prostituées ou droguées. Elles ne sont pas heureuses. Moi, j’étais depuis si longtemps en institution que le monde extérieur me terrifiait. Dans le foyer, on n’avait jamais à prendre une décision. Tout était décidé pour nous. Alors, une fois dans le monde, quand il faut décider soi-même, on a la trouille ! …

J’avais seize ans quand je me suis trouvée enceinte de Leslie Anne… Et, plus tard, Stephen est né. Les deux ont été placés à plusieurs reprises…

Au centre familial du quartier

J’avais besoin d’aide pour élever mes enfants. Mais, quand tu rencontres un travailleur social pour la première fois, il sait déjà sur toi tout ce qui est mauvais. Les autres lui ont raconté tout le mal et rien de bon sur ta vie. Le centre familial où on m’a envoyée pour la « réhabilitation », c’était plutôt l’interrogatoire. On m’intimidait. On critiquait tout, ma façon d’organiser mon foyer, mes réactions au comportement de mes enfants, ma façon de les habiller, tout !

Si un enfant fait une bêtise, il faut le corriger. Il faut qu’il apprenne. Mais quand on te guette, tu as peur de corriger tes propres enfants… Parce qu’on me guettait, j’étais tout le temps crispée et mes enfants l’ont fort ressenti. C’est comme si tu essayais d’écrire un poème et que quelqu’un était dans la pièce pour te regarder, tu n’y arriverais pas. C’est comme ça, essayer d’élever tes enfants quand d’autres te jugent tout le temps.

Et ils n’arrêtaient pas de me demander pourquoi je ne renonçais pas à mes enfants. Ils m’ont amenée à penser que je devais abandonner mon troisième enfant pour qu’il soit adopté tout de suite. On me disait qu’il pourrait avoir des choses que je ne pourrais jamais lui donner… Et on m’a dit que de toute façon, je ne pourrais jamais l’avoir entièrement à ma garde. Je pourrais le voir toutes les semaines, mais jamais chez moi pour de bon. On disait : « Si vous lui rendez visite, vous lui ferez de la peine plus tard. Il ne sera jamais à vous. Pourquoi lui faire de la peine, à lui aussi ? ». On me disait souvent que j’aidais un couple qui ne pouvait pas avoir d’enfants. Mais pourquoi devrais-je être la machine-grossesse de quelqu’un d’autre ? Je savais que je ne devais pas lâcher mon bébé. Mais je pensais que ça permettrait qu’on reste ensemble avec les deux autres ».

Janice a donc accepté d’abandonner sa petite fille à la naissance. « C’était ma décision, mais je l’ai regrettée presque aussitôt. J’ai changé d’avis… J’aimerais tellement pouvoir la reprendre. Mais elle a neuf mois et je n’ai jamais habité avec elle du tout ! Alors, ils ne me diront jamais oui. Et j’essaye de me faire à l’idée de ne jamais l’avoir. Je fais semblant que ce n’est jamais arrivé. Quand on me demande combien d’enfants j’ai, je dis deux. Et à ceux qui savaient que j’étais enceinte, je dis qu’elle est née morte… C’est comme si j’avais choisi un avortement.

Interdiction de se décourager

Après la naissance, j’ai fait une dépression nerveuse. J’ai dû passer trois semaines à l’hôpital. C’est à ce moment-là qu’on m’a enlevé mes deux autres enfants.… J’aurais bien pu rester encore plus longtemps à l’hôpital, mais j’ai fait tout mon possible pour me ressaisir, pour sortir après trois semaines et retrouver mes enfants. Je ne savais pas qu’on ne me les rendrait pas.… Je n’ai jamais pu les reprendre. Ils veulent les faire adopter, eux aussi ».

Maintenant, Janice voit Leslie et Stephen une fois par semaine.

« Chez la dernière famille gardienne c’était un cauchemar. Quand j’allais voir mes gamins, je me sentais guettée par elle. Et, avec neuf enfants dans la maison, je n’avais pas beaucoup de temps avec les miens. Ce couple me parlait toujours très poliment, mais quand mon cas a été passé en revue, ils ont dit les choses les plus négatives possible. Ils ont dit que j’avais amoché mes enfants. Les amocher ! Mes enfants sont beaux ! Ils cherchaient des preuves pour m’emmener au tribunal et dire que mes enfants devaient être adoptés. Mais il n’y en a pas, des preuves, et c’est pour ça que mon cas traîne… Une fois, le travailleur social m’a dit que je ne méritais pas mes enfants. Ils étaient trop bons pour moi ! Comment est-ce possible ? Tout ce qu’ils sont devenus, c’est moi qui les ai élevés.

Leslie à 7 ans, elle me pose toutes sortes de questions. Et le petit Stephen, il n’a que trois ans, mais il me dit : « Est-ce que tu m’aimes ? Mais si tu m’aimes, maman, pourquoi tu ne me ramènes pas chez nous ? » Ça me déchire. Comment répondre ? Quand mon fils est parti, il était toujours à quatre pattes. Maintenant, il sait faire du vélo ! Tous les deux, on rate tellement de moments de partage… On commence à ne plus se connaître… Mais, dans cette lutte, je ne me rendrai jamais ».

À la fin de son interview, elle a dit, sous forme d’invitation : « Vous ne voulez pas voir quelques photos de mes enfants ? Regardez ce qu’ils sont heureux ! ils étaient avec moi et ils étaient heureux… Une fois par semaine, ce n’est pas beaucoup. Alors, quand ils me manquent trop, je m’enferme avec ces photos pour les regarder pendant des heures. Et si jamais quelqu’un frappe, je réponds que je passe un moment avec mes gamins ».

Une ambition pour nos enfants

Université populaire

Délégués de l’université populaire de Suisse, Bruxelles, 30 juin 1989

Nous n’avons pas pu apprendre beaucoup. D’autres qui ont plus de formation et plus de pouvoir décident de ce qui doit se passer pour nous et nos enfants.

Une mère nous a dit : « Ils m’ont donné de l’argent pour les lunettes de ma fille. Mais je voulais aussi qu’ils m’aident à lui payer des cours de musique. On m’a répondu que ça n’était pas nécessaire. Elle pouvait s’en priver ».

Une autre nous a expliqué ceci : « Ce qui m’a blessé le plus, c’est que l’instituteur ait téléphoné dans une institution de placement sans m’en parler avant ».

Les gens qui ont peu de ressources ne sont pas obligés de payer les assurances scolaires. Mais il faut que les enfants fassent remplir un formulaire spécial par leurs parents. « Je préfère payer l’assurance, disait l’une d’entre nous. Je ne veux pas que mes enfants soient considérés comme pauvres par l’institutrice et par les autres enfants ».

Si les enfants se sentent compris par leur instituteur, l’instituteur et les parents s’entendent pour l’avenir des enfants. Alors, les enfants peuvent apprendre.

Maintenir nos familles dans les moments difficiles

Val Lord

Délégué de l’université populaire de Grande-Bretagne, Bruxelles, 30 juin 1989

Par moments, la vie est très très très dure pour nous. Les difficultés s’amoncellement. Nous nous endettons, nous perdons nos logements, nous tombons malades de soucis.

À de tels moments, certains croient que nous avons abandonné. Ils disent que nous n’aimons plus nos enfants et ils sont enlevés. Quand nous avons le plus besoin d’être ensemble, nos enfants que nous aimons nous sont enlevés.

À de tels moments, nous avons besoin de quelque chose qui nous aide à maintenir nos familles rassemblées et à retomber sur nos pieds.

Les familles du quart monde savent ce que la protection sociale devrait être. Nous voulons aider à bâtir un bon service de protection sociale pour les familles de toutes l’Europe. Un système qui aide les gens à respecter les familles les plus pauvres procurera de la sécurité aux familles de partout.

Trente-huit ans pour trouver domicile

L’étude portrait sur des bénéficiaires de la protection sociale à son niveau le plus bas. Elle a néanmoins permis d’entrevoir qu’en milieu très pauvre, on est conduit à vivre à la fois avec et sans la protection sociale.

Les ménages renoncent à des prestations lorsque celles-ci vont à l’encontre de leurs projets personnels, notamment lorsque cette prestation est perçue comme entraînant une perte de dignité.

Des ménages ignorent que des droits leur sont ouverts ou n’ont pas la maîtrise des systèmes dont ils relèvent, ni dans leur complexité, ni dans leur évolution. Ils n’accèdent pas toujours aux informations auxquelles ils ont droit.

Les conditions d’accès au revenu minimum garanti, même assouplies, peuvent exclure des bénéficiaires potentiels.

- Ceux dont le salaire est proche du revenu minimum et, en France, les familles nombreuses recevant des allocations familiales.

- Ceux dont la domiciliation n’est pas régularisée.

La condition de disponibilité au travail n’est pas un motif d’exclusion pour les ménages interrogés : cette condition semble de moins en moins appliquée. Le revenu minimum est devenu le traitement social du chômage de longue comme de courte durée pour les travailleurs sans qualification.

Des malentendus graves avec des responsables des services sociaux peuvent inciter des bénéficiaires à renoncer aux prestations dues, et les services à les en exclure.

L’histoire de pauvreté que vivent les ménages oblige les plus démunis d’entre eux à mener une vie irrégulière : déménagements fréquents, changements de statuts matrimoniaux… Le recouvrement de droits sociaux entraîne dès lors, pour eux et les administrations responsables, des ruptures pouvant aggraver encore l’insécurité de la vie.

Aux limites de la protection sociale

M. Dirk Klaassen, trente-huit ans, vit à Emmen (Pays-Bas), avec son fils aîné.

« J’avais neuf ans à la mort de mon père. Nous étions alors huit enfants à la maison. Nous avons été enlevés par la Sauvegarde de l’Enfance. Ma mère ne pouvait pas nous entretenir toute seule… Elle a tout cassé pour nous défendre…Elle est devenue folle parce qu’on a été enlevés.

Nous avons abouti dans ce home. Nous n’avions rien apporté. C’était comme si nous portions une maladie contagieuse, car nous allions en sabots. On nous a enlevé tous nos vêtements. Tout a été brûlé, en notre présence. On nous a mis tous ensemble dans la baignoire, tous ensemble dans le bain, comme si nous étions gravement contagieux. Puis, toute la famille a été dispersée. Moi, je devais aller depuis S. jusque Noord-Holland. Où ? À Y. ou à V., là où il y avait un internat de garçons. On était trente dans le groupe ».

A V., il était à l’école de l’internat, ensuite, il a fait l’école technique de jardinage. Puis il a été placé dans une ferme au Luxembourg.

« J’étais leur enfant en nourrice, mais ils me traitaient comme leur propre enfant ». Il fut ensuite placé dans le Brabant chez des fermiers qui élevaient des cochons. On ne lui confiait que les basses besognes. Il a ensuite travaillé dans une pépinière de cyclamens, sept jours sur sept.

« Mon frère s’est fiancé. J’étais encore mineur. Il m’a proposé de l’accompagner à Overijssel en passant par W. j’ai répondu :

- Pourquoi faire ?

- Voir notre mère bien sûr.

Je croyais qu’elle était morte. Quand je l’ai vue, je lui ai dit : « Tu es ma mère, et c’est ici ma place ». C’est comme ça que je suis parti du Brabant et que j’ai laissé tout ce bazar derrière moi.

J’ai commencé par travailler aux usines de X. Mais ça n’a pas marché. On peut dire que j’ai travaillé partout. J’ai eu « douze métiers et treize accidents », comme on dit chez nous. À vingt ans, j’ai travaillé dans le bâtiment en Allemagne, pour quelques mois. Mais le patron a commencé à me tromper sur la paye, donc je suis rentré. Le lundi, je me pointe dans une usine de béton, le mardi, j’ai pu commencer. C’était du travail dur : faire les bords des trottoirs à la main. Mais ça ne faisait rien. Après trois mois de travail là, j’ai eu mon accident (1972). Ensuite, quatre ans sans travail. À cette époque, j’ai essayé d’élever des chiens, mais c’était trop cher. En 1976, j’ai eu à nouveau un contrôle médical et j’ai été accepté à la Commune (atelier protégé, jardins publics) ».

Sa femme le quitte en 1977. Elle obtient la garde de leurs trois enfants.

« Il y avait un arrangement avec le juge des enfants pour aller voir les enfants. Mais, mon ex-femme s’en moquait totalement. J’ai cherché à prendre contact par la Sauvegarde de l’Enfance. Mais elle ne réagissait à rien. Alors je me suis dit : pourquoi payer une pension alimentaire ? Je suis bon à payer, mais je n’ai pas le droit de voir mes enfants. Je n’avais plus rien à prendre en charge.

Tant que j’avais encore du travail, j’ai pu payer le loyer. Mais dès que j’ai perdu mon travail, ce fut impossible. Pourtant le loyer était beaucoup plus bas que maintenant. C’était 270 florins (environ 1080 FF), mais j’étais jeune, sauvage… Je buvais, j’étais un véritable alcoolique. Je n’avais pas de but dans ma vie.

Alors, j’ai arrêté la location. Car, une fois payé le loyer, je n’avais plus que 100 florins (environ 400 FF) par mois pour vivre. J’ai donc cherché une adresse postale. Je dormais une fois chez l’un, une fois chez l’autre. J’ai dormi partout. Mais ça ne vaut rien non plus. On se parle trop entre amis…

À un certain moment, le quartier était devenu tel qu’on se serait cru dans un film : les gens se battaient à mort pour pouvoir exister. Il fallait faire le fort dans la rue, autrement on ne pouvait pas y vivre. La police est intervenue. J’ai été mis en prison.

Cette rue a été démolie par la société de logement social elle-même.

À un certain moment j’ai été chez mon frère. Ensuite, je suis resté ici. Mon fils aîné est venu vivre chez moi. T. (un travailleur social) m’a aidé à partir de ce moment-là.

En 1986-1987, j’étais dans un logement social à W. J’ai demandé une maison à N., car il y avait plein de maisons disponibles. « Non, m’a répondu le travailleur social, car là-bas, vous avez un neveu, et c’est la maison d’à côté qui est libre, mais nous ne voulons pas mettre les gens d’une même famille ensemble ». Quel non-sens ! Même si toute ma famille vivait là-bas, qu’est-ce que ça pouvait faire ? »

Fin 1987, il obtient une maison. « Un cadeau de Noël », dit-il. Il a dû faire beaucoup de démarches et, au début, les instances compétentes n’étaient absolument pas coopératives. À la volontaire de Jeunesse et Famille, un de ces fonctionnaires disait : « Si vous connaissiez son dossier, vous, n’en feriez pas tant pour lui ». Elle ne connaissait pas son dossier, mais elle connaissait M. Klassen et son fils…

La situation de logement est encore difficile maintenant, mais pour d’autres raisons : les frais sont très élevés. C’est une maison neuve. Il a des frais d’installation à faire (meubles, tapis, papiers peints, rideaux). Son allocation n’est pas encore adaptée à sa nouvelle situation. Il en est très inquiet. Il a dû prendre un emprunt et cherche maintenant des garants.

Faire les lois avec nous

Délégués de l’université populaire du Quart Monde du Luxembourg, Bruxelles, 30 juin 1989

Au grand-duché du Luxembourg, il existe un revenu minimum depuis trois ans. Pour pouvoir accéder à ce revenu, il faut prouver que l’on réside depuis dix ans dans le grand-duché. Cela s’appelle la « clause des dix ans ». Elle a été introduite pour empêcher que des personnes émigrent au grand-duché dans le seul but de toucher le revenu minimum.

Beaucoup de gens qui auraient droit au revenu minimum ne peuvent pas prouver les dix ans continus. Il leur manque les périodes pendant lesquelles ils n’étaient domiciliés nulle part. Ils étaient à la rue, sans abri. D’autre fois, ils étaient hébergés clandestinement par une famille qui, occupant un logement communal ou bénéficiant d’une aide publique pour l’accès à la propriété, n’avait donc pas le droit d’héberger quelqu’un.

En plus, pour prouver les dix années de résidence, il faut courir partout. Si on a beaucoup déménagé dans sa vie, il faut se souvenir de tous les endroits.

Il fallait que les responsables politiques connaissent les conditions de vie des familles pauvres pour se rendre compte des conséquences de cette clause. Aujourd’hui, la loi est en train d’être modifiée. On doit prouver dix ans de résidence au cours des vingt dernières années. C’est un progrès

1 Il s’agit des services publics d’aide sociale de Liège (CPAS), de Geel (OCMW), de Rennes (CCAS) et de Dublin (Eastern Healh Board), du Sozialdienst

2 Association des chômeurs du quartier.

1 Il s’agit des services publics d’aide sociale de Liège (CPAS), de Geel (OCMW), de Rennes (CCAS) et de Dublin (Eastern Healh Board), du Sozialdienst Katholischer Männer de Cologne et de Evangelische Gesellschaft de Stuttgart. Par ailleurs, des travailleurs sociaux se sont engagés dans cette étude à titre personnel, notamment à Emmen, Kerlade et Londres.

2 Association des chômeurs du quartier.

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