Des gestes neufs pour les droits de l’homme en Europe

Hans-Peter Furrer

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Hans-Peter Furrer, « Des gestes neufs pour les droits de l’homme en Europe », Revue Quart Monde [En ligne], 131 | 1989/2, mis en ligne le 05 novembre 1989, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4116

Créé au lendemain de la guerre, le Conseil de l’Europe réunit aujourd’hui vingt-trois pays. Il n’a cessé d’encourager ces pays à faire progresser leurs législations du point de vue des droits de l’homme. La contribution de son directeur politique au séminaire des universités populaires du Quart Monde situe l’action que peut mener cette institution en reconnaissant la misère comme une violation des droits de l’homme.

Index de mots-clés

Conseil de l'Europe, Droits humains

Depuis quarante ans, le Conseil de l’Europe a pour mission de créer une Europe des libertés, respectueuse des droits de l’homme. Ceci constitue un énorme défi et nous devons en mesurer tous les risques. En effet, trop facilement nous restons enfermés dans nos discours et trop facilement nous passons à côté des réalités et des besoins réels de nos sociétés. C’est pourquoi nous sommes privilégiés d’être interpellés depuis des années par le Mouvement ATD Quart Monde, hier par son fondateur, le père Joseph Wresinski, aujourd’hui par les délégués des universités populaires du Quart Monde

L’interpellation du quart monde

Pour une société qui prétend être fondée sur le respect de la dignité de l’homme, que signifie l’existence de divisions, de ségrégations, de marginalisations, autant de trous noirs qui entraînent l’anéantissement ? Que veut dire le fait d’être l’objet de mépris, de rejet ? Pourquoi acceptons-nous que des représentants de la société, au nom d’une prétendue conscience de celle-ci, puissent intervenir pour séparer des enfants de leurs parents ?

Au Conseil de l’Europe, nous pensons qu’il est grand temps de mettre en œuvre un véritable partenariat consistant à écouter les pauvres et leurs représentants et à les reconnaître comme des interlocuteurs légitimes qui réclament et font valoir leurs propres droits face à des autorités et des concitoyens qui, trop facilement, s’arrogent la légitimité de penser et d’agir à leur place. La reconnaissance est la base même de toute possibilité d’agir ensemble.

Surmonter les divisions artificielles entre les droits

Pour le Conseil de l’Europe, l’interpellation majeure se situe au plan des droits de l'homme. Nous sommes fiers de l’acquis important que constitue la Convention européenne des droits de l’homme avec ses mécanismes de contrôle judiciaire. Or cette Convention garantit le droit à la vie, sans doute une vie décente, et elle garantit qu’aucun homme, qu’aucune femme, qu’aucun enfant ne devrait subir un traitement dégradant.

Nous sommes fiers de cet autre instrument forgé par le Conseil de l’Europe qu’est la Charte sociale européenne. Or, celle-ci prévoit la protection de la famille, l’assistance sociale et médicale, le droit à la sécurité sociale, au travail, à la formation.

Mais trop souvent encore nous avons tendance à accepter des restrictions fondées sur une conception traditionnelle des diverses catégories de droits de l’homme, point de départ d’une division artificielle de ces droits.

Ceci tient au fait que les procédures de contrôle collectif instituées en vertu des instruments adoptés par le Conseil de l’Europe, privilégient les droits civils et politiques, faciles à vérifier parce que, pour l’essentiel, ils impliquent un devoir d’abstention de la puissance publique, rejetant les droits économiques et sociaux à un échelon inférieur d’importance, d’attention et d’efficacité. Les premiers, droits civils et politiques, nous les avons rendus justiciables jusqu’au degré européen. Pour les autres, les droits économiques et sociaux, nous n’exigeons que des prestations susceptibles d’être mobilisées au fur et à mesure que la société est bien disposée à dégager les moyens nécessaires pour le faire, et nous n’en discutons que sous l’angle de leur possibilité de réalisation politique.

Nous devons fondamentalement changer d’approche. La thèse du caractère secondaire des droits économiques, sociaux et culturels doit être dépassée, puisque leur violation n’est pas moins grave que celle des droits civils et politiques. Il ne s’agit pas tellement de comparer l’interdiction de la torture et les remboursements de sécurité sociale, mais de rendre à l’évidence le fait que pour les plus pauvres, l’absence de protection sociale est véritablement destructrice. Si le châtiment corporel dans l’école est jugé dégradant, ne devrait-il pas en être de même pour la situation de celui qui « vit » dans un bidonville ? Le traitement dégradant, interdit par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne peut plus être envisagé sous le seul angle des relations entre les personnes ; son apparition massive résulte aujourd’hui de situations sociales objectives comme l’extrême pauvreté. Si parmi les droits fondamentaux, il en est qui conditionnent tous les autres, c’est bien le cas du droit de vie, ne devrions-nous pas exiger que ce droit garantisse les conditions d’une existence à la hauteur de la dignité humaine ?

Nous devons, au Conseil de l’Europe, procéder à un réexamen très profond de notre conscience d’Européens, ce qui implique un nouveau regard sur la portée des droits fondamentaux des êtres humains : le droit à la vie, le droit à la sécurité d’existence, le droit de fonder une famille et de vivre en famille, le droit au logement, à la santé, à la formation, au travail, l’accès à la justice. Il faut aller en profondeur dans la compréhension de toutes les implications de ces droits et des procédures de contrôle de leur respect. Cela concerne également les politiques économiques, sociales et culturelles nécessaires pour leur mise en œuvre.

Quelles propositions concrètes ?

Nous pensons qu’il faut commencer par développer rapidement et pour l’ensemble des vingt-trois pays du Conseil de l’Europe, qui se disent démocratiques et respectueux, le rapport du Père Joseph Wresinski sur le thème : « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », car tous ces pays ont besoin d’un miroir fidèle de leur situation sociale et de leurs performances sociales.

Il nous faut imaginer et mettre en pratique un nouveau projet important de sensibilisation du public européen aux droits de l’homme et à leur respect dans la personne des plus pauvres.

Nous devons repenser et développer les mécanismes de contrôle du respect des droits de l’homme au plan national et européen, à commencer par l’introduction devant les juridictions compétentes de cas susceptibles de conduire à des décisions judiciaires faisant jurisprudence. Pour cela, nous aurons besoin de l’intelligence, du cœur et de l’engagement de juristes chevronnés.

L’étude entamée au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans le but de recommander l’adoption par tous les pays européens de mesures appropriées pour garantir un revenu minimum doit être poursuivie avec vigueur.

Il faut étudier des mesures concrètes et efficaces d’accès à la justice et de protection judiciaire, par exemple en ce qui concerne la protection des familles contre les séparations non justifiées de parents et enfants, et la protection du logement des familles contre les mesures portant atteinte à leurs droits fondamentaux telles les coupures d’eau et d’électricité.

Nous avons à développer, au Conseil de l’Europe, des travaux en ce qui concerne l’éducation, la formation, l’accès des pauvres au métier et aux activités culturelles. Il s’agit là d’aspects incontournables de la réhabilitation nécessaire de la dignité des pauvres comme êtres humains. Nous devrions y contribuer par l’échange d’expériences et la promotion de mesures d’intégration et de diversification des écoles y compris au plan de la formation des adultes.

Engager l’autorité du Conseil de l’Europe

Au niveau de l’Assemblée parlementaire aussi bien que dans les plus hautes instances intergouvernementales du Conseil de l’Europe, le Comité des ministres en particulier, nous devons maintenir le momentum du débat et de l’effort de sensibilisation du public sur le thème de la grande pauvreté. Il faut que ce thème devienne un point privilégié de l’ordre du jour de l’Europe.

Et pourquoi le Conseil de l’Europe ne devrait-il pas dégager des moyens permettant une surveillance permanente de l'évolution de la pauvreté en Europe À cette fin, les instances suprêmes du Conseil de L'Europe pourraient patronner un groupe de personnes de notoriété européenne et de haute autorité politique et morale qui se prononcerait régulièrement et ouvertement, et en toute liberté, sur l'évaluation de la pauvreté dans l'ensemble des pays membres ainsi que sur les répercussions des politiques nationales et européennes sur le sort des pauvres.

Favoriser une large concertation

Pour progresser dans la lutte contre la grande pauvreté, nous devons nous appuyer sur le dialogue, permettant de prendre conscience et de définir projets et actions. Les premiers partenaires de ce dialogue sont les familles pauvres elles-mêmes. Les universités populaires du Quart Monde ont fait la démonstration que ce dialogue est possible. Le Conseil de l’Europe doit développer ses contacts avec ces universités, et les aider dans leur existence et dans leurs activités.

Le dialogue doit ensuite mettre face-à-face parlementaires, gouvernements, institutions internationales, les fonctionnaires des administrations nationales et européennes et les représentants des organisations non gouvernementales qui doivent tous se rallier dans une alliance pour la lutte contre la pauvreté. Celle-ci sera nécessairement multidisciplinaire incorporant juristes, travailleurs sociaux, enseignants, psychologues et tous les autres spécialistes qui sont interpellés par le phénomène de la pauvreté.

Enfin, le dialogue doit s’installer entre les deux institutions européennes, la Communauté européenne et le Conseil de l’Europe. Cela est d’autant plus nécessaire que la Communauté s’apprête aujourd’hui à développer l’espace social européen, à partir d’une nouvelles charte des droits fondamentaux, économiques et sociaux. Il importe que, ce faisant, l’on évite de faire pâtir les instruments existants, Charte sociale du Conseil de l’Europe et Convention européenne des droits de l’homme, et leurs procédures de contrôle. Il faut éviter la multiplication inutile des définitions, des garanties et des mécanismes. Surtout, nous ne devons pas donner le spectacle d’administrations européennes qui mettent leurs programmes de lutte contre la pauvreté au palmarès de leurs réussites. Nous nous trouvons sur un terrain où nous ne pouvons pas nous permettre le luxe de la concurrence inter-institutionnelle.

Dans un monde qui devient toujours plus mercantile et plus impitoyable pour les faibles et les malchanceux, parlons un nouveau langage, faisons des gestes neufs qui favorisent le changement des esprits. Tout le monde doit accepter que le refus des droits économiques et sociaux est une violation grave des droits de l’homme. N’acceptons pas la fatalité ! Trop souvent nous subissons encore sans réagir l’indifférence des uns et la résignation des autres. Serrons les coudes pour que l’Europe de demain soit fondée sur un nouveau sens de la responsabilité et sur un nouvel espoir pour tous. C’est dans la dignité de l’être humain, dans la conscience de sa responsabilité et de la capacité de l’assumer que les hommes et les femmes puisent l’espérance pour leur avenir.

Hans-Peter Furrer

Né en 1936 à Lucerne en Suisse, marié, père d’un enfant, il est docteur de l’Université et Institut de hautes études internationales de Genève. Depuis 1985, il est directeur des affaires politiques du Conseil de l’Europe. Il enseigne les organisations internationales à l’Institut d’études politiques de l’Université de Strasbourg et le droit de ces organisations à la Faculté de droit.

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