La pauvreté en Hongrie

Ottilia Solt

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Ottilia Solt, « La pauvreté en Hongrie », Revue Quart Monde [Online], 132 | 1989/3, Online since 01 March 1990, connection on 26 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4130

Selon les estimations officielles, sept cent mille personnes vivent en-dessous du minimum vital hongrois (près d'un habitant sur 10). En janvier 1989, une publication hongroise « L'hebdomadaire économique mondial » a interviewé Ottilia Solt sur la pauvreté alors qu'elle travaillait dans une école maternelle. Chercheur en sociologie, ayant participé à la création du SZETA (Fonds d'aide aux pauvres) cette femme de 45 ans fut interdite d'exercer sa profession en 1980. Dans cette interview que nous reproduisons avec son aimable autorisation, Ottilia Solt parle de la pauvreté en des termes qui nous sont proches.

Hebdomadaire économique mondial (HVG) : À l'heure des changements en Europe de l'Est, l'avancée de la démocratie contribuera-t-elle à la libération des plus pauvres ?

Ottilia Solt : jusqu'en 1979, nous avons rassemblé avec notre maître Etienne Kemèny des éléments de connaissance sur la pauvreté. Ensuite, compte tenu de l'expérience, nous avons créé un fonds d'aide aux pauvres (SZETA). Nous en étions arrivés à ce constat : ni le pouvoir politique ni l'opinion publique, strictement contrôlée, ne pouvaient prendre en compte la pauvreté et les dangers socio-économiques qu'elle recèle.

Nous nous adressions à l'opinion publique, indépendamment des institutions officielles et nous avons essayé de commencer une action pour promouvoir la solidarité. Il s'agissait pour nous d'un devoir moral. Nous avons essayé de créer cette action en coopération avec les pauvres. L'action du SZETA et son dynamisme nous ont permis d'avoir des relations permanentes et intenses avec beaucoup de familles pauvres à travers tout le pays. Cela paraissait à beaucoup une étrange façon de mener des recherches sociologiques !

HVG : Les institutions compétentes et la société ont-elles compris cette action, le SZETA a-t-il pu agir efficacement pour améliorer les choses ?

OS : Nous n'avons jamais pensé que la liquidation de la pauvreté pouvait être résolue par la seule volonté de l'opinion. Il y faut une volonté politique. Néanmoins, les grandes dépenses ne pouvaient aboutir à un résultat sans un consensus social significatif. Il faut que la plupart des gens vivant en sécurité ressentent la misère torturante des autres et la jugent indéfendable, il faut qu'ils voient les dangers de l'exclusion qui laisse une partie de la population privée de citoyenneté. Mais les médias observaient un silence presque total sur le SZETA qui était soumis aux pressions discrètes des autorités. Il ne pouvait être qu'une très faible voix dans une période où la majorité de la population s'enrichissait et abordait l'avenir avec confiance. Malgré tout, certains ont entendu cette voix et ont collaboré avec nous.

HVG : Vous avez parlé par ailleurs d'une société « pauvre » et d'une société « installée ». Mais où finit l'une, où commence l'autre ? Qui sont les pauvres ?

OS : Jusque voilà peu, la recherche officielle a essayé d'éviter le mot pauvreté. Nous tenons à ce terme, parce qu'il signifie exactement ce que nous voulons dire : la personne vivant dans les privations sans aucun espoir d'en sortir.

Je n'entends pas simplement la seule privation d'argent, mais aussi une condition de vie sans perspective, fondée sur un dénuement indigne, où les décisions des gens sont motivées par le manque constant d'argent. Dans la pauvreté, le dénuement n'est pas une situation passagère, mais un état durable et insurmontable, même si provisoirement, l'on touche un salaire relativement bon. Il y a une couche de la société hongroise caractérisée par cet état.

J'appelle cette pauvreté structurelle. Je la distingue des privations que peuvent subir les membres de la société « installée » du fait d'une incapacité de travail prolongée, de la vieillesse ou de toute autre circonstance. Une crise économique peut faire tomber durablement dans l'état de pauvreté avec l'arrivée du chômage qui atteint d'abord les couches situées en haut de la pauvreté : c'est la nouvelle pauvreté.

Aujourd'hui, la privation menace déjà des gens ayant des positions pourtant assurées. C'est pourquoi l'opinion publique est devenue beaucoup plus sensible au problème de la pauvreté.

Malgré tout, je pense que le remède à la « nouvelle pauvreté » est plus simple que l'éradication de la pauvreté structurelle. Cette dernière est un problème politique et socio-économique beaucoup plus lourd.

HVG : Pour les intéressés, la pauvreté est simplement la pauvreté. Comment comprenez-vous la pauvreté structurelle et pourquoi jugez-vous si essentielle cette distinction ?

OS : Cette pauvreté est structurelle parce qu'elle s'est incorporée aux mécanismes normaux de la société et de l'économie. Si ces pauvres venaient à disparaître du jour au lendemain, la société et l'économie seraient paralysées.

Par exemple, les migrants de l'intérieur. Bon nombre d'ouvriers à Budapest et en d'autres villes ont dû laisser leur famille au village où ils ne reviennent qu'en fin de semaine et parfois moins souvent. Ces ouvriers-là n'existeraient plus, puisque s'ils n'étaient pas pauvres, ils n'accepteraient jamais cette vie suicidaire. S'ils pouvaient économiser, mener une vie familiale plus stable, leurs enfants ne grossiraient pas à leur tour et quasi automatiquement les rangs de cette main d'œuvre en situation précaire. Et l'économie devrait renoncer au pelleteur, par exemple.

La pauvreté structurelle de notre pays – c'est une certitude incontestable – a ses racines dans les « trois cent mille mendiants » de l'entre-deux guerres et dans le système foncier du siècle dernier. Elle vient directement du sous-prolétariat agricole des sans-terre. A quoi il faut ajouter la majorité de la population tzigane.

En dépit des diverses réformes agraires qui ont suivi les années 1945, les indigents d'antan furent condamnés à le rester. N'entrant pas, ou ne pouvant entrer à cause de leur mauvaise réputation, dans les groupes nouveaux des coopératives agricoles, ils sont devenus le réservoir de cette main d'œuvre mobile et non-qualifiée.

HVG : Votre analyse de l'héritage passé est aussi une critique du temps présent. Mais les luttes de ces dernières décennies n'auraient-elles pas liquidé ce passé ?

OS : oui et non. La structure sociale dont nous avons hérité conserve des rapports fondamentalement anti-démocratiques et arriérés qui ne peuvent être barrés d'un trait de plume. Nous n'avons pas encore réglé son compte à ce que nous appelons « l'héritage maudit du passé ». Des mesures paternalistes ne changent pas les règles anti-démocratiques. Je citerais à titre d'illustration une expérience de promotion des tziganes : celle du logement bas-de-gamme. Nous avons dépensé des milliards de forints pour bâtir de nouvelles colonies ségrégatives dont les tziganes font les frais ! Ils doivent payer le crédit. Obligés de travailler comme ouvriers, les voilà devenus migrants de l'intérieur : cela fait éclater leur communauté, de façon dramatique. Et actuellement, cela les conduit vers le chômage collectif. Ils subissent en outre le mépris de la société qui les regarde comme des parasites de l'État.

HVG : Comment liquider cette pauvreté puisque beaucoup de pays européens et même asiatiques ont été capables d'effacer cette ombre ?

OS : Il y a aussi l'exemple hongrois. Durant l'amélioration économique des années 1960-1970, la pauvreté structurelle a diminué notablement, même sans les aides de l'État. Plusieurs milliers de familles ont alors pu bénéficier du dynamisme économique et arriver à une position pleine d'espoir. Elles ont déménagé, commencé à se former et à entrer timidement dans l'industrie. Pendant cette période, la société hongroise aurait eu la possibilité de liquider la pauvreté et de faire disparaître le précipice séparant la population en état de précarité et l'autre. Il aurait fallu alors ouvrir des chemins à ces dynamismes, par exemple en donnant une grande impulsion aux études. Mais la réglementation de l'État l'a empêché à cause de l'idée même du régime de plein emploi : toutes sortes de mesures ont garanti l'emploi des travailleurs qualifiés (...). Elles furent sans effet pour le manœuvre ou pour l'indigent.

Pour trouver une solution à la question de la pauvreté, il aurait fallu d'abord regarder la vérité en face. On n'aurait pas répété que « chez nous, quiconque travaille se débrouille ». Ce propos sous-entendait que celui qui ne se débrouillait pas était coupable ! Cela n'est jamais vrai.

Aujourd'hui, dans un contexte économique beaucoup plus difficile, allons-nous encore affronter la question de la pauvreté séparément ? L'endettement extérieur, le ralentissement économique vont obérer la question. La pauvreté est une bombe sociale. Hier, on pouvait la désamorcer avec du pain gratuit, deux semaines de viande et de l'alcool. Cela n'est plus possible aujourd'hui.

CC BY-NC-ND