Les «vieilles» de la cour, mes collaboratrices

Eugénie Cassalom

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Eugénie Cassalom, « Les «vieilles» de la cour, mes collaboratrices », Revue Quart Monde [En ligne], 132 | 1989/3, mis en ligne le 05 février 1990, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4140

Au Burkina Faso, le poids des croyances et des traditions se fait sentir sur les familles les plus pauvres. C'est en les approchant, en leur donnant confiance dans la vie, en leur faisant comprendre qu'elles sont un élément important de notre société, que leur situation peut s'améliorer. L'appui de partenaires naturels est indispensable. Les autorités du pays portent une attention particulière aux plus défavorisés. La solidarité nationale joue en leur faveur en fonction des moyens disponibles, mais cela ne suffit pas. Les plus pauvres ont besoin d'amis. Madame Cassalom s'est engagée dans la durée auprès de vieilles femmes pauvres, souvent en mauvaise santé, bannies de leur milieu dont elle témoigne ici.

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Burkina Faso

Depuis longtemps, j'avais remarqué ces vieilles. Je les voyais passer dans le quartier. Mais je n'osais pas aller là-bas. Tout le monde les accusait d'être des sorcières qui devaient vivre entre elles, dans la saleté. En 1981, j'ai participé à un séminaire organisé par le Mouvement ATD Quart Monde. Je pensais qu'on allait y parler de la pauvreté en général, et je songeais à quelques familles pauvres que je connaissais à travers les activités que je menais avec des femmes. En fait, ce sont des plus pauvres que nous avons parlé. Et c'est là que j'ai repensé aux vieilles.

J'ai aussi découvert que des personnes importantes étaient auprès des pauvres. Tout cela m'a donné beaucoup de courage et c'est ainsi qu'à mon retour, j'ai rejoint une sœur qui travaillait auprès des vieilles.

Au début, elle me demanda de m'occuper de la liturgie, de la distribution de vivres, des cadeaux et de faire le catéchisme à celles qui ne pouvaient plus aller à l'église. Un an après, sœur Madeleine nous a quittés tragiquement. Je me retrouvais alors avec de plus grandes responsabilités. Mon travail m'obligeait à suivre beaucoup de groupes de femmes et je ne pouvais pas être auprès des vieilles du centre comme je l'aurais voulu. C'est pourquoi j'ai demandé à mon ministère que ma présence au centre soit reconnue dans mon travail. Il a accepté.

J'ai pu alors proposer aux vieilles d'autres activités. L'agriculture a été retenue. Comme nous n'avions pas de terrain, je suis allée voir un vieux qui pouvait nous en fournir un. Nous avons cru l'avoir jusqu'à ce que le propriétaire ne réalise que c'était pour les vieilles. Pourtant, toutes les semences avaient été achetées...

Je suis donc allée voir un autre vieux qui me connaissait. Il m'accorda un terrain, mais pour une seule année. Face à une telle situation, j'ai décidé de leur donner mon propre terrain, grand de trois hectares. Ainsi, les vieilles ont commencé à s'engager dans leur lutte pour l'auto-détermination.

Le terrain était placé au bord de la route. Les passants se demandaient ce que pouvaient bien faire ces vieilles, accroupies là en train de travailler. Un vieux du village voisin vint s'informer pour savoir si c'était moi qui les dirigeais. Je lui racontai la situation. Il me dit alors qu'il avait un terrain trop grand pour lui et qu'il nous donnerait une portion deux fois plus grande que la mienne. J'acceptai et c'est là que nous cultivons aujourd'hui.

Vers la reconnaissance

Au début, elles avaient peur des jugements sur leur travail, elles se cachaient presque pour cultiver. Maintenant, les vieilles choisissent leurs semences, décident des jours de culture. Elles se font remarquer par leur travail. Elles peuvent cultiver toute une journée sans se fatiguer et, comme elles sont nombreuses, le travail avance. Et puis, il y a de l'ambiance, on rit, on s'amuse... Et les gens le voient.

Maintenant, on nous propose plus de terrains qu'on ne peut en cultiver. Des gens les appellent à venir travailler pour eux. Il faut qu'elles fassent attention de se faire payer car certaines personnes veulent profiter d'elles.

Avant, des gens venaient dans la cour, même sans saluer, comme au marché. Je leur ai dit : « Non ! Est-ce que vous laisseriez quelqu'un faire cela dans votre cour ? Est-ce que vous faites cela parce qu'elles sont pauvres et malheureuses ? Mais elles sont comme vous ».

Les choses ont changé peu à peu.

Le 8 mars dernier, nous avons été invitées à une exposition à la Maison de la Femme pour la journée des femmes. On nous avait demandé de venir avec des outils traditionnels. Les vieilles ont filé le coton. À plusieurs reprises, le ministère a fait appel aux vieilles. Par exemple, à une époque, il y avait des cultures collectives au niveau des services du ministère. Les vieilles y sont allées. Les fonctionnaires ne savaient pas cultiver comme elles. Les vieilles leur ont appris. Elles ont également fait des briques au lycée. Alors que tout le monde était fatigué, elles ont travaillé sans s'arrêter. Le ministère a reconnu ces vieilles par leur travail. Depuis, il a essayé d'autres projets pour les mendiants et les déshérités, comme les cours de solidarité.

Avant les vieilles étaient souvent sales, elles revendaient le savon qu'on leur donnait. Je leur ai expliqué longuement que la propreté permet la santé et d'être respecté. Mais pour une telle sensibilisation, il faut être là tous les jours. Maintenant, les anciennes montrent aux nouvelles et si c'est une handicapée, quelqu'un ira laver ses habits. Avant, la cour était sale et triste. Il y avait des choses qui traînaient partout. Maintenant, c'est agréable, il y a des fleurs... Des gens viennent manger dans la cour. Des enfants viennent voir leur mère ou leur tante.

Petit à petit, les vieilles sortent. Plusieurs fois, elles m'ont suivie jusqu'au village pour des funérailles. Elles étaient heureuses. Elles me disaient : « Si ce n'est pas toi, qui va nous permettre d'aller à des funérailles ? Si c'est dans notre village, on va nous frapper avec des épines sous prétexte qu'on est des sorcières ». De même, quand il y a eu l'ordination d'un prêtre dans notre paroisse, les vieilles ont donné une cotisation, 5 F, 10 F... Toutes ces pièces réunies, ça faisait un bon paquet. On a remis l'argent au nom des vieilles. Cela a été présenté comme ça dans l'église. Elles donnent aussi pour le denier du culte. Elles ont même décidé entre elles d'augmenter cette année et d'aider celles qui n'ont rien.

Mes collaboratrices

Pourtant, avant, on se moquait d'elles à la messe. Je leur ai dit : « Attention, vous êtes pauvres mais vous n'êtes pas bêtes. C'est aussi parce que vous faites des choses au hasard que les gens parlent mal de vous. À la messe, on ne peut pas se lever, déranger tout le monde pour aller uriner. Ou bien on ne peut pas enlever son pagne devant tout le monde pour l'arranger ». Bien sûr, il y a toujours des gens qui viennent se moquer d'elles. Certains viennent dire : « C'est toi qui t'occupes des vieilles ? » Comme cela, devant elles. Cela ne me plaît pas, alors je réponds : « Non, je ne m'occupe pas d'elles, d'abord, je n'ai rien à leur donner. Moi, je suis là pour les aider à travailler ». Ou alors, si on me demande : « Mais ces vieilles, d'où viennent-elles ? », je dis que ce sont mes collaboratrices, que nous travaillons ensemble.

Pour que les gens s'intéressent à ces femmes, il faut qu'ils voient que des personnes même mieux placées qu'eux viennent travailler avec elles. À ce moment, ils vont réfléchir. Ils voient aussi que même le gouvernement s'occupe d'elles.

Certains finissent par dire que les femmes sont mieux ici que dans leur village, chez leur mari. On peut effectivement le penser, mais quand on songe qu'elles ont été chassées de leur famille, quand on pense à leurs enfants... Ils peuvent peut-être leur rendre visite, mais elles, elles ne le peuvent pas.

C'est bien ici, on joue, il y a de l'ambiance... Mais la nuit, tu rentres, tu penses, tu souffres. Quand tu peux te lever pour aller voir tes enfants, ça va. Mais là... Pour moi, je peux dire que j'ai de la chance de faire partie d'une chorale. J'y suis trois fois par semaine. Je chante, je ris... Et quand je rentre, ça va. Il faut parfois se changer les idées, et puis revenir. Partir pour vivre avec d'autres.

Les gens du quartier n'ont plus peur de rentrer dans la cour parce qu'il s'y passe beaucoup de choses : les soirées de contes, la chorale Naaba Sanem qui vient chanter à Noël... Quand les gens l'apprennent, ils viennent nombreux. A tel point que si les vieilles ne font pas attention, elles n'ont plus de place pour voir ! Certaines femmes viennent même demander des tisanes aux vieilles qui leur montrent des feuilles pour soigner leurs enfants. Au début, elles avaient peur de donner car si l'enfant venait à mourir, elles seraient encore une fois accusées. On vient même projeter des films sur le jardinage. Dès qu'on l'a su, on est allé le dire dans le quartier. Beaucoup de gens font du maraîchage. Ils sont venus et étaient contents.

Les vieilles accueillent aussi des nouvelles qui arrivent. Et ce n'est pas facile. Certaines ont été frappées, d'autres sont près de mourir. Les vieilles les soignent.

L’autre jour, on a amené une fille, son père était décédé. Alors son oncle a chassé sa mère et a gardé les enfants. La fille a fait de l’épilepsie, alors son oncle l’a chassée car il avait peur qu’elle ne contamine les autres enfants. Elle ne savait pas où aller et s’est retrouvée près d’un barrage, sous des manguiers. C’est là que des bandits sont venus se coucher sur elle. Depuis, blessée, elle marchait à quatre pattes. Les vieilles l’ont soignée. À toutes, elles donnent à manger parce que, lorsqu’elles arrivent, le plus souvent, elles ont faim.

Pour les hommes, chassés aussi de leur famille, c’est plus difficile. Beaucoup sont malades. On a bien essayé de faire des travaux avec eux, mais ils ne veulent pas ou ne peuvent pas. Ce n’est pas de leur faute, c’est la maladie qui fait ça. Les femmes les prennent en charge en essayant de deviner leurs besoins.

Si nous avons pu faire tout cela, c’est à cause de la confiance, de la considération. Ces femmes ont senti que je fais partie de leur vie. Mais je sais aussi qu’il y a d’autres misères, comme chez les lépreux. Je vais les rencontrer une fois par semaine, je partage leur nourriture, je prends leur main en souriant, même si au fond de moi, ce n’est pas facile.

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