S'encourager mutuellement pour tenir

Nteba Bakumba

Citer cet article

Référence électronique

Nteba Bakumba, « S'encourager mutuellement pour tenir », Revue Quart Monde [En ligne], 132 | 1989/3, mis en ligne le 05 février 1990, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4144

Dans une interview, conduite par Susie Devins, Nteba Bakumba évoque l’alphabétisation pour les plus défavorisés, source de force et de changement. Savoir lire, c’est pourvoir prendre sa vie en main. Son action ne doit pas rester isolée. Il a besoin d’aide, besoin d’encouragement, besoin de se confronter avec d’autres pour évoluer.

Index de mots-clés

Alphabétisation

Susie Devins : Comment avez-vous démarré cette activité d'alphabétisation ?

Nteba Bakumba : Fin 1983, nous étions deux personnes envoyées par une ONG pour entamer une action d'alphabétisation. Nous sommes allés trois mois à l'Île Maurice nous instruire auprès du NPT (Éducation pour travailleurs), groupe qui alphabétise en conscientisant.

Mais à notre retour au Zaïre, nous avons eu des divergences avec le responsable de cette ONG. Nous trouvions insuffisante la responsabilisation qu'elle donnait aux paysans et ces divergences nous ont amenés à nous séparer.

Que fallait-il faire ? Chercher des moyens avant de démarrer ? Non ! La formation que nous avions reçue devait bénéficier aux paysans. Alors il nous fallait démarrer quelque chose malgré le manque de moyens. L'alphabétisation que nous voulions faire était une alphabétisation pour les défavorisés, les laissés pour compte. Car pour nous, ces laissés pour compte sont toute une force, un pouvoir de changement. Et nous étions persuadés que ce service que nous rendions à nos sœurs et frères était une nécessité pour le développement de notre pays. Donc, en 1984 nous avons commencé seuls. Nous avions la formation bien sûr, la méthode, mais aucun matériel et aucun fonds. Les plus sceptiques ont vite été convaincus de notre bénévolat quand ils nous ont vu faire le trajet à pied. Alors ils se sont cotisés, donnant de 20 à 50 zaïres pour qu'on puisse acheter du matériel : papier, marqueurs... Les alphabétisés géraient eux-mêmes cet argent ce qui leur donnait confiance. Nous n'étions là que pour les aider, les soutenir dans ce travail.

S.D. : Y avait-il déjà un groupe de villageois sachant lire et écrire, pouvant devenir alphabétiseurs ?

N.B. : Non, et nous n'avions même pas de lieu où aller. Heureusement un responsable religieux nous a accordé une salle. Mais nous avons vite été confrontés à une arrivée massive de gens et nous avons fait appel aux alphabétisés, à des enseignants aussi, pour trouver de nouveaux alphabétiseurs. Une dizaine de personnes étant intéressées nous avons fait pour elles une formation accélérée de trois jours. Ces nouveaux alphabétiseurs devaient être bien intégrés aux villages et pouvoir établir avec chacun des alphabétisés des relations de confiance.

S.D. : L'autre animateur et vous-même viviez de quoi à cette époque ?

N.B. : Elle, vivait dans sa famille et moi, je me débrouillais ! Quand nous sommes partis de cette ONG, nous avions quand même un peu d'argent. Cela ne suffisait pas pour vivre, mais c'est comme pour toute la population au Zaïre, on vivait plutôt par miracle.

S.D. : Mais pourquoi cette population désire-t-elle tant apprendre à lire ? Quelles sont les motivations de tous ces gens ?

N.B. : Au Zaïre, beaucoup de femmes font du petit commerce. Alors, elles désirent apprendre à calculer. D'autres ont leur mari pêcheur, à une centaine de kilomètres et ne peuvent communiquer que par lettres. Si elles doivent se faire lire ces lettres, il n'y a plus de vie privée... Beaucoup de femmes désirent être capables de prendre leur vie en main : l'alphabétisation leur permet de mieux s'organiser entre elles pour mieux se défendre et résoudre en commun leurs problèmes. Pour les hommes, lire et écrire est souvent une question de fierté ; d'autres aussi sont croyants et aimeraient lire la Bible...

Il y a ainsi une forte demande dans les villages où nous sommes allés. Mais tous les centres d'alphabétisation sont sous-logés. Beaucoup utilisent des locaux de communautés chrétiennes et sont dérangés par des groupes de prière ; s'ils sont sous les manguiers, il y a les curieux et les petits enfants...

Certains centres sont à quatre cents kilomètres de nous, difficilement accessibles même en moto. Les alphabétiseurs sont éparpillés ; ils auraient besoin d'être encouragés dans leur travail ; et nous ne sommes que trois pour les visiter. Nous organisons parfois des réunions de recyclage et nous allons mettre en place un bulletin de liaison. Nous essayons aussi de forger notre propre matériel pédagogique. Nous avons produit deux manuels dont : « Comment organiser un centre d'alphabétisation ».

Au début, nous nous sommes débrouillés sans soutien.

À l'intérieur du pays, nous sommes allés voir les responsables politiques et religieux. Ils nous ont félicité : « C'est très bien ce que vous faites ». Mais, souvent, cela s'arrête là. Mis à part nous fournir quelques salles.

À partir de 1987, nous avons commencé à demander de l'aide aux organisations étrangères qui financent des projets de développement. Mais, elles ne financent que ceux qu'elles connaissent bien et il est difficile pour de petits projets comme le nôtre de se faire connaître. En plus, elles préfèrent financer des activités rentables à court terme plutôt que des activités d'alphabétisation.

Et puis, beaucoup considèrent que les Zaïrois doivent se débrouiller seuls... Cette opinion peut être comprise ; néanmoins, il est injuste de pénaliser ainsi tout un peuple pour les abus de quelques-uns uns. Il serait plus juste d'aider les petites organisations qui à la base travaillent pour un changement profond.

Nous avons aussi contacté des organisations américaines. Nous attendons. Une organisation européenne nous a soutenu pendant un an. Ensuite, malgré les justificatifs que nous avons envoyés, plus rien...

Aider des initiatives comme la nôtre, ce n'est pas seulement leur donner de l'argent, ce serait aussi et peut-être davantage leur permettre de se confronter avec d'autres sur leur travail pour évoluer dans la conception, l'orientation, la stratégie... Beaucoup ne comprennent pas cela.

S.D. : Qu'est-ce que votre expérience peut apporter aux gens du Nord ?

N.B. : Cette action est un exemple d'initiatives valables dans le Sud. Elle montre en premier lieu que dans le tiers-monde, il y a des gens qui travaillent pour un changement, un développement à la base.

Ensuite, elle fait ressortir certaines particularités de fonctionnement. Dans le Nord, le rythme régulier des séances de travail d'alphabétisation serait un signe d'efficacité. Alors qu'au Sud, il faut une grande flexibilité pour être proche des conditions de vie des gens et pouvoir s'y adapter.

Cette expérience montre aussi combien la collaboration est nécessaire. Ce travail n'est pas possible sans contacts avec des groupes de gens ayant une expérience comparable, avec des personnes qui peuvent nous envoyer des documents et surtout nous soutenir moralement, nous dire : « À la longue, votre travail portera ses fruits et sera reconnu ».

S.D. : Vous avez rencontré de telles personnes ?

N.S : Oui, un ami nous a encouragé à démarrer cette action après notre rupture avec la première ONG. Il nous a mis en contact avec d'autres organisations ayant fait de l'alphabétisation et avec des organismes de financement. Même si tout n'a pas abouti, nous étions lancés, c'était l'essentiel.

La « Lettre aux amis du monde » nous a aussi réconfortés. Des gens qui faisaient la même chose que nous et qui avaient peut-être les mêmes problèmes, nous soutenaient...

Nous-mêmes, actuellement, essayons de soutenir une action des handicapés. Ils n'arrivent pas à obtenir de réponse des grands organismes et seront vite découragés. S'ils laissent tomber, ce sera difficile de les remobiliser.

Nous aimerions aussi visiter plus souvent nos alphabétiseurs dispersés. Il peut se passer des mois sans que nous nous voyions. Tout pourrait s'arrêter à cause de l'isolement.

Il faut absolument qu'au Nord, les gens comprennent l'importance de soutenir les groupes qui, au Sud, travaillent à améliorer le sort des « laissés pour compte » ; pas un soutien ponctuel, mais un soutien permanent pour que nous puissions survivre et réaliser nos programmes.

CC BY-NC-ND