Campagne publique pour changer les regards

Gabrielle Nanchen

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Gabrielle Nanchen, « Campagne publique pour changer les regards », Revue Quart Monde [Online], 132 | 1989/3, Online since 01 March 1990, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4147

La solidarité entre l'Europe et les pays du tiers monde ne se renforcera pas sans un changement du regard que les peuples du Nord et les peuples du Sud portent les uns sur les autres. Chacun peut y contribuer en apportant sa culture, sa convivialité et son savoir-faire dans un souci de véritable réciprocité. C'est ce que retient pour l'avenir Gabrielle Nanchen qui a animé la campagne Nord-Sud en Suisse et participé à la rencontre de Porto Novo.

Je ne suis pas une spécialiste de ce qu'on appelle, d'un terme que je n'aime guère, le développement. Je ne suis pas non plus experte des problèmes liés à la pauvreté. Il est vrai toutefois que je me suis toujours sentie concernée par la souffrance des autres. Aussi ai-je emprunté différents chemins pour tenter de l'alléger quelque peu : travail social dans ma jeunesse, activité politique un peu plus tard, bénévolat ensuite et militantisme pour faire avancer la cause des femmes puis celle du tiers monde. C'est dans ce dernier contexte que j'ai été appelée à orchestrer, au niveau de la Suisse, la campagne Nord-Sud du Conseil de l'Europe dont la rencontre de Porto Novo a constitué une forme de suivi.

Pourquoi une telle campagne ?

Elle s'est déroulée en 1988 dans les vingt deux pays que comptait alors le Conseil de l'Europe. Elle était destinée à rendre l'opinion publique et les décideurs politiques européens plus conscients de l'interdépendance existant entre les diverses parties du monde et à susciter chez eux une attitude de solidarité à l'égard des moins nantis. À travers toutes sortes de manifestations – tables rondes réunissant des économistes, des experts en développement et des personnalités politiques du Nord et du Sud, concerts de musique africaine, jamaïcaine ou latino-américaine, animations dans les écoles, expositions d'affiches, fêtes et rencontres multiples – les responsables de la campagne se sont efforcés de toucher des publics habituellement peu concernés par le discours tiers mondiste.

Il s'agissait de leur faire entendre le message suivant. De nombreuses menaces pèsent sur notre monde : atteintes à l'environnement, problèmes de la dette, problèmes politiques et culturels. Les pays qu'on désigne comme le tiers monde en souffrent plus que les pays industrialisés. Mais à terme, c'est l'avenir de la planète toute entière qui se trouve compro­mis. Les problèmes du Sud sont en réalité les problèmes du Nord et c'est ensemble que les humains doivent s'efforcer de les résoudre.

Changer notre regard

La campagne Nord-Sud a voulu être le point de départ d'un processus de transformation des mentalités qui se poursuit. Pour qu'une éthique de la solidarité et de la collaboration se substitue à la morale de l'individualisme et de la compétition, il faut que, gens du Nord et gens du Sud, nous parvenions à changer le regard que nous portons les uns sur les autres.

En schématisant un peu, je dirais que nous autres, occidentaux, avons tendance à considérer les ressortissants des pays du Sud comme des êtres sous-développés et perpétuellement assistés, incapables de sortir de la situation économique difficile dans laquelle ils se trouvent sans notre argent, notre savoir-faire et notre technologie. Les gens du Sud seraient enclins à nous classer dans différentes catégories comprenant toutes les nuances possibles entre le salaud d'exploiteur néo-colonialiste et le généreux donateur.

Obnubilés par les différences de couleur de peau, de conditions socio-économiques, d'habitudes culturelles qui nous séparent, nous n'arrivons pas à voir combien nous sommes semblables dans le fond. Lorsque je voyage dans un pays ne présentant à première vue aucune parenté avec le mien, je suis toujours frappée de constater combien celui ou celle qui l'habite et que je croyais fondamentalement autre me ressemble, combien nos préoccupations sont proches : l'existence quotidienne, tissée de petites joies, de souffrances et d'espoir, la sécurité matérielle et l'harmonie de notre famille, l'avenir de nos enfants, et toujours les mêmes grandes questions sur le sens de la vie et de la mort.

Certes, il y a dans le Sud beaucoup plus de personnes vivant dans une extrême pauvreté que dans le Nord, et les problèmes liés à la survie passent avant tous les autres. Mais tous les habitants du tiers monde ne sont pas pauvres et tous les habitants des pays riches ne sont pas riches. Et puis il y a dans le Nord beaucoup de gens vivant dans une extrême misère morale et spirituelle. Je pense aux vieux délaissés, aux jeunes désespérés, à tant de solitudes, à tant de déprimes, à tant de suicides.

D'accord, nous avons globalement plus d'argent et il est normal que nous le partagions avec les pays qui en ont moins. Mais je voudrais que ces pays partagent avec nous les valeurs dont ils sont aujourd'hui les dépositaires et que nous n'avons pas ou que nous n'avons plus. L'Afrique, qui pratique à un si haut degré l'art de la relation, ne pourrait-elle pas nous réapprendre la convivialité ? L'Inde ne pourrait-elle pas nous guider sur la route de la spiritualité ? L'Amérique latine ne pourrait-elle pas nous enseigner le courage de lutter pour la dignité humaine et la liberté, aussi désespérée la situation puisse-t-elle paraître ? Donner et recevoir, c'est le mécanisme tout simple qui est à la base de l'amitié, celui qui me permet d'être attentive à reconnaître tes besoins et à essayer d'y répondre et qui te permet de faire de même avec moi. Si seulement une véritable relation de réciprocité pouvait s'instaurer entre les pays industrialisés et le tiers monde, comme il deviendrait plus facile de travailler ensemble à rendre notre demeure commune plus habitable pour tout le monde !

De la campagne Nord-Sud à la rencontre Afrique-Europe

L'idée d'une campagne européenne sur l'interdépendance Nord-Sud a été lancée lors d'une conférence parlementaire à Lisbonne en 1984. À l'époque, j'étais le représentant de la Coalition internationale d'action pour le développement, un réseau d'organisations non-gouvernementales dans les pays occidentaux qui s'intéresse particulièrement aux structures d'injustice dans l'économie internationale. Même en étant observateurs, les ONG avaient la possibilité de contribuer activement aux délibérations de cette conférence de Lisbonne qui était organisée sous les auspices de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.

Heureusement la proposition de lancer une campagne Nord-Sud n'est pas restée un mot vide et l'Assemblée parlementaire a donné suite. La formule de la campagne était élaborée par des parlementaires en étroite collaboration avec les ONG. Les recommandations ainsi formulées étaient soumises au Comité des ministres des Affaires étrangères, l'organe suprême du Conseil de l'Europe. Vers la fin de 1986, on avait le feu vert pour commencer les préparatifs en vue de la Campagne Nord-Sud qui était menée au printemps de 1988 avec la participation de vingt-deux pays européens.

Cette campagne a sans doute contribué à la sensibilisation de l'opinion à travers les quelques 1800 activités qui ont eu lieu dans les vingt-deux pays participants. Les bases d'une nouvelle pensée, d'un nouveau regard sur les relations Nord-Sud ont été jetées dans certains pays et renforcées dans d'autres grâce au rôle actif joué par les parlementaires et un certain nombre de ministres des pays membres. Aussi les tables rondes et les autres initiatives au niveau européen ont aidé à promouvoir des contacts entre les décideurs européens et ceux du tiers monde. Le point culminant de ces rencontres a été la conférence sur l'interdépendance et la solidarité Nord-Sud à Madrid en Juin 1988. Les parlementaires et organisations non-gouvernementales y participant ont exprimé, dans « l'appel de Madrid », leur conviction que « l'Europe a la possibilité, l'occasion unique et la responsabilité spéciale de changer le visage des relations Nord-Sud et de nouer avec le Sud un véritable partenariat dans la lutte contre la misère, les violations des Droits de l'homme et l'apartheid ; elle a, en même temps, un intérêt particulier à agir en ce sens ».

Cet appel a marqué à la fois la fin de la campagne Nord-Sud et le début d'un nouveau défi qui dépasse de loin l'organisation d'une campagne de sensibilisation. Le défi concerne la poursuite active et persistante des orientations et objectifs de l'Appel de Madrid.

La rencontre Afrique-Europe qui a eu lieu à Porto Novo au Bénin du 31 août au 3 septembre 1989 représente un premier pas vers un nouveau Contrat de solidarité entre les deux continents et ceci dans un temps de mutations géopolitiques ultra-rapides.

Quelles suites ?

La dignité humaine de chaque homme et de chaque femme habitant le monde où que ce soit, et le respect de ses droits doivent fournir la base d'un nouvel avenir pour toute l'humanité. Le monde aujourd'hui bouge et une remise en cause profonde des rapports entre États s'opère, mais l'intérêt pour l'interdépendance semble se concentrer sur les relations Est-Ouest d'une part et le renforcement de la Communauté européenne d'autre part. Le tiers monde et le quart monde risquent d'être marginalisés comme d'habitude, « parce qu'on ne peut pas s'occuper de tous les problèmes en même temps ». Xénophobie et racisme sont même à la hausse en Europe ! Sans une nouvelle éthique rien de décisif ne se fera parce que les problèmes qui se posent ne seront pas pris à leur racine.

Le 16 novembre, le comité des ministres du Conseil de l'Europe a pris une décision qui pourrait beaucoup aider pour continuer et renforcer le travail commencé à Madrid et à Porto-Novo. A partir de 1990, un centre européen pour l'interdépendance et la solidarité sera établi à Lisbonne au Portugal. Le centre sera chargé de programmes et de projets qui devraient servir à la mise en œuvre des propositions qui sont sorties de la campagne Nord-Sud et de son suivi. Le centre sera cogéré par les quatre partenaires principaux de la campagne Nord-Sud : les gouvernements, les parlementaires, les organisations non-gouvernementales et les pouvoirs locaux et régionaux. Un des premiers programmes du nouveau centre sera une semaine d'action « pour un seul monde » et ceci en étroite collaboration avec les grandes chaînes publiques de télévision en Europe. Un tel projet pourrait stimuler un nouvel intérêt pour les dimensions mondiales du seul avenir de l'humanité qui ne se laissera plus diviser en quatre mondes mais qui est l'affaire de tout le monde !

Jos Lemmers

L'esprit de Porto Novo

Que faire pour changer notre regard ? La rencontre de Porto Novo m'a apporté une première réponse.

Porto Novo, ce n'était pas une réunion d'experts dissertant sur les recettes à appliquer pour que l'Afrique aille moins mal. C'étaient des hommes et des femmes du Sud et du Nord, des nantis et des moins nantis, des intellectuels et des gens ayant le parler simple de la campagne. C'étaient des moments d'une émotion intense, comme par exemple lorsque de jeunes femmes du Cameroun ou du Burkina Faso, manifestement peu familières de ce genre d'exercice, sont venues dire à la tribune, avec un trac immense et une détermination plus grande encore, les efforts quotidiens accomplis par les gens de leur village pour prendre en mains leur destin et unir leurs volontés de vaincre la fatalité de la faim, de l'analphabétisme et de la maladie. Ou encore lorsque Philippe Hamel, du Mouvement ATD Quart Monde, de Dakar, a conclu son exposé d'une densité exceptionnelle par ces mots : « L'amitié, cela coûte moins cher que l'électricité mais cela donne plus de lumière ». Ou enfin lorsque Albert Tévoédjré, un enfant du Bénin qui s'est fait connaître dans le monde entier par le combat qu'il mène depuis des décennies pour la dignité de la personne humaine, tout particulièrement en Afrique, s'est écrié au lendemain d'un inoubliable débat public consacré, dans ce pays au régime musclé, à la question des Droits de l'homme: « En voyant le courage de ces gens, parfois à peine sortis de prison où ils avaient été enfermés à cause de leurs opinions politiques, en entendant leurs paroles débarrassées de la peur et de la résignation, j'ai vu la négraille debout ! »

Les participants à la rencontre de Porto Novo en ont ramené le texte d'une très belle déclaration empreinte de fraternité et d'espérance. Ils en ont surtout ramené un enthousiasme nouveau, la conviction qu'ils ne sont pas seuls à croire qu'un monde meilleur est possible. Ils sont rentrés chez eux avec une force nouvelle, une force qu'ils sont prêts à communiquer à tous ceux qu'ils côtoient, dans leurs familles, leur bureau, leur usine, leur quartier, leur commune, leur syndicat, les associations dans lesquelles ils sont engagés.

Après tout, ce sont les bougies, les milliers de bougies, les centaines de milliers de bougies, allumées semaine après semaine dans les rues de Berlin et de Leipzig, qui ont fait tomber le Mur.

Gabrielle Nanchen

Née en 1943, à l'Aigle (Suisse), Gabrielle Nanchen est mariée et mère de trois enfants. Licenciée de la faculté de sciences sociales de Lausanne, elle travaille pendant trois années comme assistante sociale auprès de jeunes délinquants. Elle est ensuite députée du parlement fédéral à Berne pendant huit ans. En 1988, elle préside pour la Suisse la campagne Nord-Sud. Elle a fondé l'association « Femmes, rencontres, travail » dans le canton du Valais. Elle est l'auteur de deux livres : « Hommes et femmes, le partage » paru en 1981 et « Amour et pouvoir, des hommes, des femmes et des valeurs » à paraître en 1990.

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