Débat sur le suffrage censitaire en 1789 (D’après A. Aulard, Histoire politique de la Révolution, Armand Colin, 1901)

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Débat sur le suffrage censitaire en 1789 (D’après A. Aulard, Histoire politique de la Révolution, Armand Colin, 1901) », Revue Quart Monde [En ligne], 131 | 1989/2, mis en ligne le 21 février 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4158

Aux prises avec la contre-révolution aristocratique comme avec la poussée populaire, les Constituants affirmèrent les droits de tous les hommes. Le 26 août 1789, « l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.

Article premier - Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

(...)

Article 6. - La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de recourir personnellement, ou par leurs représentants à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».

Il restait aux Constituants à découvrir ces hommes dans leur réalité de citoyen... réalité qui sort encore de sa gangue aujourd'hui. De là, peut-être, les contradictions de leur œuvre : en particulier celles du suffrage censitaire et des articles 1 et VI de la déclaration.

Les philosophes et les écrivains politiques du XVIIIe siècle avaient été unanimes - y compris Rousseau - contre l'idée d'établir en France le suffrage universel. Ainsi, en juin 1789, Camille Desmoulins écrivait :

« Les hommes qui se sont réunis les premiers en société ont vu d'abord que l'égalité primitive ne subsisterait pas longtemps ; que dans les assemblées qui suivaient la première, tous les associés n'auraient plus le même intérêt à la conservation du pacte social, garant des propriétés, et ils se sont occupés de mettre la dernière classe des citoyens hors d'état de le rompre. Dans cet esprit, les législateurs ont retranché du corps politique cette classe de gens qu'on appelait prolétaires, comme n'étant bons qu'à faire des enfants. Ils les ont relégués dans une centurie sans influence sur l'assemblée du peuple. Eloignés des affaires par mille besoins, et dans une continuelle dépendance, cette centurie ne peut jamais dominer dans l'État. Le sentiment seul de leur condition les écarte d'eux-mêmes des assemblées. Le domestique opinera-t-il avec le maître, et le mendiant avec celui dont l'aumône le fait subsister ? ».

Naissance du citoyen passif

Cette centurie des prolétaires devint officiellement celle des citoyens passifs, lorsque, les 20 et 21 juillet 1789, l'abbé Sieyès lut au Comité de la Constitution un travail intitulé : les Préliminaires de la Constitution, reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l'homme et du citoyen.

Il disait : « Tous les habitants d'un pays doivent y jouir des droits de citoyen passif ; tous ont droit à la protection de leur personne, de leur propriété, de leur liberté etc., mais tous n'ont pas droit à prendre une part active dans la formation des pouvoirs publics ; tous ne sont pas citoyens actifs. Les femmes, du moins dans l'état actuel, les enfants, les étrangers, ceux encore qui ne contribueraient en rien à soutenir l'établissement public, ne doivent pas influer activement sur la chose publique. Tous peuvent jouir des avantages de la société ; mais ceux-là seuls qui contribuent à l'établissement public sont comme les vrais actionnaires de la grande entreprise sociale. Eux seuls sont les véritables citoyens actifs, les véritables membres de l'association. »

Le système électoral et le plan de division administrative du royaume firent l'objet d'un rapport que Thouret déposa le 29 septembre 1789. Il y calculait que la population de la France étant d'environ vingt-six millions d'habitants, il ne devait y avoir qu'environ quatre millions quatre cent mille électeurs. Pour être citoyen actif, il demandait la condition des trois journées de travail pour être éligible à l'Assemblée nationale, la condition de payer une contribution directe égale à la valeur d'un marc d'argent.

Le débat sur les conditions du droit de vote commencé le 20 octobre fut interrompu le 21. A la suite d'une émeute parisienne (meurtre du boulanger François), l'Assemblée décréta la loi martiale.

Marat, qui, dans son projet de constitution, s'était prononcé pour le suffrage universel, écrivait dans son journal « l'Ami du peuple » :

« Oh, mes concitoyens, hommes frivoles et insouciants, qui n'avez de suite ni dans vos idées, ni dans vos actions, qui n'agissez que par boutades, qui pourchassez un jour avec intrépidité les ennemis de la patrie, et qui, le lendemain, vous abandonnez aveuglément à leur foi, je vous tiendrai en haleine. Et en dépit de votre légèreté, vous serez heureux, ou je ne serai plus. »

Le 22 octobre 1789, la discussion du projet reprit. Plusieurs députés s'opposèrent aux restrictions des droits politiques proposées par le Comité de constitution.

« L'argent, dit l'abbé Grégoire, est un ressort en matière d'administration ; mais les vertus doivent reprendre leur place dans la société. La condition d'une certaine contribution est un excellent moyen que propose le Comité de Constitution pour nous replacer sous l'aristocratie des riches. Il est temps d'honorer l'indigent ; il a des devoirs à remplir comme citoyen, quoique sans fortune ; il suffit qu'il ait un cœur français. »

Adrien du Port s'éleva au nom de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, contre toute restriction censitaire.

Defermon renchérit : « La nécessité de payer une imposition détruirait en partie la clause de la majorité ; car les fils de familles majeurs ne payent pas d'imposition. La société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l'aristocratie des riches qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d'ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ? Je demande la suppression de cette quatrième qualité ».

Noussitou disait que, dans le Béarn, on n'avait jamais consulté la mesure des impôts, mais les lumières pour la représentation. Robespierre puisait dans la Déclaration des droits la preuve que les citoyens n'avaient pas besoin de payer une contribution pour exercer les droits politiques, sans lesquels il n'existerait pas de liberté individuelle.

Au nom du comité, Desmeuniers répliqua : « En n'exigeant aucune contribution, on admettrait les mendiants aux assemblées primaires, car ils ne payent pas de tribut à l'État ; pourrait-on d'ailleurs penser qu'ils fussent à l'abri de la corruption ? L'exclusion des pauvres dont on a tant parlé n'est qu'accidentelle ; elle deviendra un objet d'émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l'administration puisse en retirer. Je ne puis admettre l'évaluation de l'imposition par une ou deux onces d'argent. Celle qui serait faite d'après un nombre de journées deviendrait plus exacte pour les divers pays du royaume, où le prix des journées varie avec la valeur des propriétés ».

L'article fut voté séance tenante. Il est ainsi conçu :

« Les qualités nécessaires pour être citoyen actif sont :

1 - d'être Français ;

2 - d'être majeur de vingt-cinq ans accomplis ;

3 - d'être domicilié de fait dans le canton, au moins depuis un an ;

4 - de payer une contribution directe de la valeur locale de trois journées de travail ;

5 - de n'être point dans l'état de domesticité, c'est-à-dire de serviteur à gages. »

Telles furent les conditions requises pour être admis à voter au premier degré, pour faire partie des assemblées primaires, pour être citoyen actif.

Restait à régler les conditions d'éligibilité.

Le Comité de la Constitution proposait d'exiger le paiement d'une contribution égale à la valeur locale de dix journées de travail :

1) pour être nommé électeur par les assemblées primaires ;

2) pour être élu membre de l'assemblée du département ;

3) pour être élu membre de l'assemblée du district ;

4) pour être élu membre des assemblées municipales.

Ce projet fut adopté par l'Assemblée le 28 octobre 1789.

Les autorités municipales eurent à faire l'évaluation locale de la journée de travail. Quelques municipalités fIxèrent le prix de la journée de travail à plus de 20 sols. Le 15 janvier 1790, l'Assemblée nationale réagit par le décret suivant : « L'Assemblée nationale, considérant que, forcée d'imposer quelques conditions à la qualité de citoyen actif elle a dû rendre au peuple ces conditions aussi faciles à remplir qu'il est possible, que le prix des trois journées de travail, exigées pour être citoyen actif ne doit pas être fixé sur les journées d'industrie, susceptibles de beaucoup de variations, mais sur celles employées au travail de la terre, a décrété... que, on ne pourrait excéder la somme de 20 sols. »

Le 7 mars 1790, à l'occasion des élections municipales, première expérience du mode censitaire de suffrage, Mouret, syndic de Lescar, écrit à « Monseigneur le président de l'Assemblée nationale ». Il mande que les élections municipales ont eu lieu le 26 février. La commune compte environ 2200 habitants. On a élu un maire, cinq officiers municipaux et douze notables. « Le scrutin n'a pu rendre autre chose dans le moment, à raison de l'article du décret qui exige dix journées de travail pour être éligible ; il en serait autrement si cette condition était modérée, si elle était fIxée à 40 sols pour élire et à 4 francs pour être élu. Les deux tiers des habitants de cette ville ne seraient pas exclus comme ils le sont de participer aux charges honorables, et condamnés à croupir dans une inaction avilissante ». Et il signale la contradiction criante avec la Déclaration des droits de l'homme.

La municipalité de Rebenac en Béarn écrit, en mars 1790, que dans cette paroisse qui compte environ 1100 âmes, et dont les habitants sont en partie laboureurs et en majeure partie « fabricants de laine et autres métiers », la journée de travail a été fixée à 6 sols, sans quoi il n'y aurait eu que 12 éligibles, tandis qu'il en fallait 19 pour former une municipalité. Il s'est trouvé environ 130 citoyens actifs.

Cette tendance de la majorité des communes à démocratiser le droit de suffrage provoqua des observations et instructions du Comité de la Constitution. En date du 30 mars 1790, il était dit « que, si les municipalités peuvent évaluer les journées de travail à un prix inférieur à 20 sols, elles ne doivent pas abaisser ridiculement ce prix pour augmenter leur influence ». Par exemple, pour une évaluation inférieure à 10 sols, elles devraient en référer à l'Assemblée nationale.

D'autres municipalités prirent sur elles de transgresser la loi électorale. Celle de Saint-Félix, diocèse de Lodève, est dénoncée, le 6 février 1790, pour avoir admis comme citoyen actif un certain Vidal fils, qui, étant sous la puissance paternelle, ne paie aucune contribution. M. de Rozimbois, docteur en droit, capitaine commandant de la garde nationale, écrit de Beaumont en Lorraine, le 19 février 1790, que dans les assemblées auxquelles il a assisté en tant que citoyen actif, il a été surpris de voir le peuple s'ériger « en souverain législateur », et décider « qu'on pouvait être électeur à moins de vingt-cinq ans et avec cinq ou six mois de domicile ».

Toutefois les réclamations, soit collectives, soit individuelles, furent assez peu nombreuses. En général, on accepta docilement les décrets sur le régime censitaire, on les appliqua avec bonne volonté, le plus souvent sans plainte aucune, et il n'y eut pas, contre le cens, un grand courant d'opinion.

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