Affirmer le droit à une conscience élevée

Jean Bazaine

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Jean Bazaine, « Affirmer le droit à une conscience élevée », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 01 juin 1990, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4176

A Jean Bazaine, le père Joseph avait demandé la préface du livre « Heureux, vous les pauvres » et les illustrations de « Paroles pour demain »1

Une amie, maître verrier, m’avait écrit en 1957 : « Vous devriez aller au camp des sans-logis à Noisy-le-Grand. C’est un plateau nu, semé d’igloos où les familles vivent parfois à dix dans quelques mètres carrés. Les « rues » qui les séparent portent des noms de fleurs, mais ce sont des fleuves de boue. Il y a un point d’eau pour des centaines de gens. Un homme, un prêtre, a demandé à partager leur vie. Il voudrait vous voir. »

Au bord de ce plateau, la vraie route s’arrêtait brusquement. Un immense écriteau, qui me parut dès l’abord révoltant, annonçait : « Ici commence le monde des exclus, etc. » J’arrivai à ce qui me parut être le foyer de ce désert : un vieux wagon. Un homme vénérable, à la barbe de prophète, m’accueillit avec douceur : « Je vais prévenir le père Joseph. » Une porte s’ouvrit brusquement et un prêtre en soutane usée, trapu, carré s’avança vivement vers moi, me saisit fortement par les deux épaules, me regarda droit dans les yeux avec un large sourire et me fit entrer dans une petite pièce sans feu, bureau et chambre à coucher à la fois.

Je lui parlai de la pancarte d’entrée : « C’est la première chose que je fais sauter, me dit-il, ma tâche essentielle ici sera avant tout de rendre à tout homme le sens de la dignité. Je ne suis pas là pour faire la charité. La charité, c’est quoi qu’on veuille, une humiliation. Sous toutes ses formes. Ici, pas de soupe populaire. Un pantalon coûtera peut-être trois francs, mais il faudra le gagner, le payer et on n’aura pas honte de le porter. Je ne veux plus de la honte du pauvre. La seule chose dont les hommes ont besoin, c’est de justice. »

Je l’interrogeai alors sur ce qui me semblait être l’inutilité de ma présence à ses côtés. « Je le sais bien que vous êtes peintre, me dit-il, mais croyez-vous que les hommes n’ont besoin que de pain ? De même que je veux que tous les habitants d’ici sachent lire et écrire, non seulement pour mieux se défendre mais pour accéder à un monde qu’ils ignorent, je veux aussi qu’ils s’ouvrent à ce qui n’est pas superflu et dont ils sentent obscurément le besoin : le monde de la beauté. Si j’ai pensé à vous, enchaîna-t-il vivement, c’est parce que je sais que vous faites des vitraux. Nous venons d’édifier, avec les moyens du bord, une petite chapelle et il nous faut la décorer. »

Je me hasardai alors à lui parler des poussées de violence normales chez tous ces jeunes du camp, souvent inoccupés ; je parlai de la fragilité des vitaux - je craignais aussi que les vitraux, posés très bas, ne soient victimes des jeux des enfants…J’ai connu cela assez souvent depuis, et dans des lieux en apparence moins vulnérables. « Parions qu’il ne leur arrivera rien », me dit-il, en souriant et en me tendant la main.

Alors j’ai exécuté cinq vitraux, que j’avais tenu, puisqu’ils s’adressaient précisément aux plus déshérités d’entre les hommes, à ce qu’ils évoquent les Cinq Mystères glorieux. Je me souviens de la fête merveilleuse, chaleureuse, que fut l’inauguration des vitraux, toute la population de la cité – qui Dieu sait ne comportait pas que de fervents chrétiens – tassée dans cet endroit vaisseau de lumière, au milieu du désert environnant.

Ceci se passait il y a trente ans et plus. Or, ces vitraux vivent toujours, endommagés par les intempéries, non par les homes. Ils ont été respects, protégés, par leurs « propriétaires », aimés – j’en ai reçu des témoignages émouvants – par des générations d’enfants.

C’est dans ce même esprit, ce même désir d’élever les êtres à un niveau qui les mette à égalité avec le meilleur de ce qu’ont donné les hommes, que le père Joseph demanda quelques années après, à une comédienne Catherine de Seyne, de leur proposer de monter et de jouer une pièce de théâtre. Elle leur lu tour à tour l’Antigone de Sophocle et l’Antigone d’Anouilh : tous choisirent Sophocle. « C’est plus carré », disaient-ils.

Et je vois ces mêmes habitants de Noisy, beaucoup plus tard, montant l’escalier d’honneur de Théâtre Français, entre deux haies de gardes républicains, attendus par le président Pompidou et les ministres d’alors, au cours d’une représentation de Molière en leur faveur.

L’une des idées profondes qui, depuis plus de trente ans a animé l’admirable action du père Joseph (je l’ai retrouvée dans tous ses messages) est que la première conquête d’un individu et qui commande toutes les autres, c’est la conscience de sa dignité d’homme. Et de la part des autres, le respect de cette dignité. Je pense que ces modestes vitraux, où certains n’auraient pu voir que l’inutilité, la gratuité de l’œuvre, en un lieu où manque le pain, la population de Noisy-le-Grand a senti qu’ils n’étaient rien d’autre – à travers une portée mystique qui pouvait lui échapper – que l’affirmation de leurs droits irréductibles à une conscience plus élevée.

1 Joseph Wresinski, « Heureux vous les pauvres », Ed. Cana, Paris, 1984. « Paroles pour demain », Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 1986

1 Joseph Wresinski, « Heureux vous les pauvres », Ed. Cana, Paris, 1984. « Paroles pour demain », Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 1986

Jean Bazaine

Jean Bazaine, 1904-2001 à Clamart, est un peintre français. Figure majeure de la nouvelle École de Paris et de la peinture d'avant-garde française du XXe siècle, sa peinture — non figurative — est un humanisme, une abstraction qui tend vers la couleur, l'atemporel et l'épure. Ses lignes et ses aplats témoignent d'une certaine spiritualité et d'une attachante poésie

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