Pour une société digne

Pierre Blondel

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Pierre Blondel, « Pour une société digne », Revue Quart Monde [Online], 133 | 1989/4, Online since 05 May 1990, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4180

Reprenant le rapport Wresinski du Conseil économique et social, Pierre Blondel, ancien préfet, dit en quoi l’interpellation du père Joseph s’adresse à la dignité d’une société.

Index de mots-clés

Joseph Wresinski

Le premier souvenir que je garde de nos rencontres, c’est qu’avec le père Joseph il fallait aller tout de suite à l’essentiel. L’essentiel, c’était d’abord la prise de conscience de la dimension de la misère, de la désespérance

Une société en état de pauvreté

Le père Joseph n’était certes pas un comptable. Mais ce n’était pas un hasard si son rapport de février 1987 au Conseil économique et social sur « Grande pauvreté et précarité » - dont je suis convaincu qu’il sera un monument de prise de conscience collective dont nous n’avons pas encore mesuré toute la dimension – commence par nous obliger à faire des comptes. Des comptes qu’on n’avait encore jamais pensé à établir avec cette rigueur et cette force d’interpellation. « Comment, nous oblige-t-il à nous demander, pouvons-nous dans le quotidien de nos responsabilités vivre et agir en n’ayant même pas une idée sérieuse sur le nombre de ceux qui n’ont pas le moyen de vivre, qui n’ont pas la possibilité d’agir. »

Déjà par cette démarche-là de simple dénombrement, le père Joseph renversait les rôles établis : si le pauvre c’est celui dont l’impuissance s’explique par l’ignorance, alors c’est bien notre société qui est en état de pauvreté puisqu’elle ignore tout de ce problème fondamental que sont ses pauvres. Et l’ignorant, l’inculturé, ce n’est pas celui que l’on croit. Ce n’est pas l’exclu car lui sait et sent son exclusion. A la question, implicite ou explicite des exclus : « Pourquoi ne nous aime-t-on pas ? », le père Joseph par son exigence d’une connaissance chiffrée empêche que l’on puisse continuer à répondre que c’est parce qu’on ne savait pas. De ne plus pouvoir dire : « Je ne savais pas » rend terriblement plus difficile de dire : « Je ne veux pas le savoir. »

La connaissance de la pauvreté met à mal nos certitudes

Par cette démarche de connaissance il obligeait déjà chaque responsable – et pour lui personne ne peut se sentir dispensé de responsabilité – à retrouver cette dignité minimale qui consiste à regarder la réalité en face. Pour une société digne, la pauvreté n’est pas quelque chose que l’on essaie de cacher et de se cacher, c’est quelque chose que l’on essaie d’assumer et pou cela qu’il faut d’abord cerner. Et ce n’est pas facile, car ce n’est pas qu’une question de bonne volonté. Il y faut aussi une volonté de méthode.

Le père Joseph en  tout cas nous aura collectivement amenés – entre autres par son rapport au Conseil économique et social –à nous demander si cela est durable et vivable pour une communauté – par exemple la Communauté économique européenne - de savoir sans essayer d’en tirer les conséquences, que plus de 10 % de sa population est en état de pauvreté. On parlait autrefois de peuples décimés, par la guerre ou par les catastrophes naturelles. Il faudrait bien redonner à ce mot de « décimé » toute la force de son étymologie dans l’actualité.

Paradoxalement, dans notre époque de statistiques, faire la statistique de la pauvreté constitue une démarche novatrice dans laquelle le père Joseph apparaît comme en avance sur son temps, et pas du tout comme un rêveur généreux mais attardé. La connaissance de la pauvreté et de sa sœur siamoise la précarité, à laquelle nous invite le père Joseph, n’est pas un exercice intellectuel abstrait. Elle ne débouche pas sur des tableaux de chiffres désincarnés. Le titre d’un des chapitres de son rapport au Conseil économique et social est parfaitement explicite de sa démarche : « L’action, moyen de connaissance originale des situations. » Il s’appuie sur des faits dénombrés mais toujours aussi sur des témoignages vécus, explicités et expliqués. Cette connaissance, parce qu’elle aboutit à une réflexion non seulement sur ce qui s’est passé mais encore sur le processus et l’environnement de ce qui s’est passé, nous oblige à nous interroger sur les causes profondes de ces situations.

Dans cette démarche, le père Joseph ne s’érige jamais en faiseur de système qui nous proposerait toute une construction théorique avec efficacité garantie. C’est au contraire, simplement et gravement, un dérangeur de conviction à l’égard de tous ceux qui sont installés dans la confortable certitude de l’efficacité de leur théorie. Tous les exemples de désespérance qu’il nous apporte – et dont nous sentons bien que nous ne pouvons pas les récuser en disant qu’ils sont marginaux – mettent foncièrement à mal nos certitudes.

Notre système devrait marcher, il est organisé par tous les détails et a prévu tous les cas. Et force est de constater pourtant qu’il ne marche pas infailliblement. Surtout dans les cas les plus difficiles.

C’est donc toute notre société qui se trouve renvoyée à ce que nous croyons bien être le lot et la caractéristique des démunis : l’incertitude, la perte de confiance inébranlable en soi, en ses valeurs, en ses recettes.

Devoir personnel et impératif de société

A partir de cet ébranlement-là, le père Joseph secoue encore une autre de nos certitudes : celle suivant laquelle les déshérités doivent tout de même bien être, peu ou prou, responsables de leur situation. Par le démontage qu’il nous fait et qu’il nous amène à faire nous-mêmes des processus de la misère, il nous fait comprendre que ce ne sont pas eux les responsables de la mise en route de l’engrenage infernal et que ce ne sont pas eux non plus qui ont la possibilité de l’arrêter. Alors la charge du premier pas, du premier geste pour le faire est inversée. Ce n’est pas aux pauvres à montrer leur bonne volonté, c’est à notre société à postuler cette bonne volonté des pauvres pais aussi à montrer la sienne propre.

Le père Joseph n’a pour autant jamais été, vis-à-vis de chaque responsable auquel il s’adressait, comme vis-à-vis de la société que ces responsables représentaient, un procureur manichéen. Il sait bien que ce n’est pas facile de comprendre spontanément la misère des autres, et encore moins d’y trouver des solutions efficaces. Il sait qu’il n’y a pas d’un côté les cœurs purs et de l’autre côté, les cœurs durs. Dans son combat pacifique, il a bien eu à se demander si la misère était de responsabilités  personnelles additionnées ou de responsabilité de société. Et il remarque bien au passage à ce sujet que là-dessus s’est établi un certain flou, dont chacun s’accommode, depuis qu’historiquement on est passé d’un devoir personnel de charité – à connotation religieuse – à une tâche de société.

Entre ces deux positions, le père Joseph propose, me semble t-il une synthèse aussi neuve que doublement impérative.

La lutte contre les inégalités sociales reste un devoir personnel de chacun en tant que concitoyen. Elle est aussi un impératif de société. De même qu’il s’agissait jadis individuellement d’être charitable par compassion mais aussi pour gagner son paradis, la lutte, contre la pauvreté est indispensable à notre société, pour sauver leur âme c’est-à-dire leurs principes essentiels.

Quand le père Joseph était intraitable sur le droit des plus déshérités à fonder une famille, à en assumer les responsabilités et les prérogatives, et à ne pas la voir démembrée, tutellisée et supplantée sous les raisons apparemment les plus sincèrement étayées mais pour lui les plus intrinsèquement contestables, il ne s’agissait pas seulement de faire bénéficier ces pauvres d’une adaptation d’une de nos institutions civiles fondamentales. Il s’agissait encore plus essentiellement d’affirmer à travers eux, quelles que soient les circonstances, la valeur imprescriptible, inaliénable et non négociable de la cellule familiale que nous professons comme un principe de notre société.

Ebranler les classifications qui font obstacle à l’égalité

« Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’aurez fait. » Cette sentence d’Evangile, le père Joseph l’applique aussi implicitement – en actif et en passif – à tous les principes de la société civile dont nous nous réclamons.

Mais il s’agit encore de bien autre chose que de respect – passif – des principes. Par la mise en application de ces principes dans tous les cas et sans restriction, il s’agit de donner à chaque personne la possibilité de participer activement à la vie de la communauté. En refusant que la société se prétendre dans tel ou tel cas – de son appréciation – mieux à même que la famille d’exercer la responsabilité familiale, le père Joseph entendait que chacun  puisse par cette fonction familiale non seulement exercer un droit mais encore plus assumer une mission vis-à-vis de la communauté autant que vis-à-vis de ses proches.

L’humanisme du père Joseph ébranle nos classifications commodes et nous oblige à faire coopérer dans l’égalité par la fraternité ce que nous juxtaposions et hiérarchisions.

Ceux qui peuvent décider et donner, et ceux qui ne peuvent que recevoir,

Ceux qui savent, et ceux qui doivent apprendre

Ce qui est de la conscience individuelle et ce qui est du rôle de l’Etat ou des institutions.

Et si, par cet ébranlement, le père Joseph nous avait fait trouver la seule chance que nous avons de proposer des fondations solides au XXIème siècle, en refaisant solidaires tous les solitaires, en remettant en harmonie, par une solidarité de responsabilité, chaque être humain avec les communautés don t il est membre ?

Pierre Blondel

Pierre Blondel, né en 1929. Sous-préfet de 1959 à 1977. Préfet de 1977 à 1989 : Belfort, Savoie, Indre-et-Loire et du Val-d’Oise de 1985 à 1989. Depuis 1989, il est conseiller maître en service extraordinaire à la Cour des Comptes.

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