Une autre vision des Droits de l'homme

Pierre-Henri Imbert

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Pierre-Henri Imbert, « Une autre vision des Droits de l'homme », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4193

Pierre-Henri Imbert nous fait part des réflexions que lui inspire la prise en compte récente dans nos démocraties occidentales du phénomène de la pauvreté. Confortée par le message du père Joseph Wresinski, cette évolution devrait nous conduire à réviser la place qui est reconnue aux droits économiques, sociaux et culturels en tant que Droits de l’homme.

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Joseph Wresinski

J’ai eu la chance de rencontrer à plusieurs reprises le père Joseph, lorsqu’il venait au Conseil de l’Europe. En plus de son charisme indéniable, j’ai été frappé par un aspect important du message qu’il essayait de transmettre avec à la fois force, obstination et douceur : « N’ayez pas une vision trop étriquée des Droits de l’homme ! Cet homme, ne le brisez pas en plusieurs morceaux, dont certains seraient plus dignes que d’autres ! » On comprendra aisément le trouble que j’ai pu ressentir en tant que juriste. Malgré mes bonnes intentions et mes diplômes, pouvais-je être à ce point aveugle ? Sans aucune formation juridique, le père Joseph avait compris l’essentiel et, inlassablement il s’était fait le témoin de l’indivisibilité des Droits de l'homme. Au juriste d'expliquer cette indivisibilité et d’en montrer toute l’importance.

Le nom du père Joseph restera à jamais attaché au rapport qu’il a préparé pour le Conseil économique et social français qui, sur cette base, a adopté un avis très important sur « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » (février 1987).

L’idée la plus forte du rapport du Conseil économique et social est certainement que l’absence des droits économiques sociaux et culturels compromet les droits civils et politiques, et vice-versa. Il n’y a pas deux groupes de droits, indépendants, les uns plus respectables que les autres. Ils sont au contraire profondément complémentaires, imbriqués les uns dans les autres. C’est, en fait, du bénéfice de l’ensemble des Droits de l’homme que les plus pauvres sont exclus.

Le rapport et l’avis constituent une contribution décisive à une nouvelle approche des Droits de l’homme que devraient suivre les Etats occidentaux. L’adoption même de l’avis du C.E.S. peut apparaître comme un signe de la prise de conscience que la misère et l’exclusion sociale sont des violations des Droits de l’homme. Pourtant, cette évidence est loin d’être perçue comme telle d’une manière générale.

Evolution de la notion de droits

Ainsi, sur le plan historique, après la seconde guerre mondiale, c’est une vision globale des Droits de l’homme, rassemblant les droits civils, politiques, économiques, sociaux , culturels qui a été affirmée avec la Déclaration universelle. Mais très vite a prévalu une approche plus restrictive : on voyait avant tout dans la promotion des Droits de l’homme un instrument pour la paix, d’où la priorité accordée aux droits civils et politiques. Cette priorité, comme le montrent par exemple les débats lors de l’élaboration de la Convention européenne des Droits de l’homme, ne devait être que provisoire, mais elle a toujours été maintenue, pour deux raisons essentielles. En Occident, on a toujours considéré que les droits économiques et sociaux devaient découler nécessairement du progrès économique. L’idée selon laquelle ceux qui subissaient une telle situation avaient une part de responsabilité dans leur sort n’était pas absente. Cette vision des choses est peut-être en train d’évoluer aujourd’hui. Par contre, persiste la tendance à maintenir une opposition très nette entre les droits civils et politiques d’une part, les droits économiques, sociaux et culturels d’autre part. Faire des distinctions qui correspondent à une certaine réalité (droits-liberté ou d’autonomie, droits-créances ou de prestations... ) n’est pas inutile. Néanmoins, cette opposition devient dangereuse à partir du moment où l’on aboutit à des choix politiques et à une hiérarchie entre les droits en concluant à la supériorité des uns sur les autres. C’est pourquoi, il est important d’analyser les principaux arguments avancés à l’appui de cette opposition.

Les droits économiques, sociaux et culturels ne seraient pas « justiciables » c’est-à-dire susceptibles d’être soumis au contrôle d’un juge. C’est oublier qu’ils sont déjà garantis par la plupart des législations nationales et font souvent l’objet d’un contrôle judiciaire (droit à la sécurité sociale maladie, à l’allocation familiale, au salaire minimum ou à l’avantage vieillesse minimum…)

Démocratie sociale et démocratie politique ne doivent pas être opposées

Ces droits impliqueraient pour leur mise en œuvre une intervention importante de l’Etat, d’où à terme, un danger pour la démocratie. L’expérience a montré qu’il n’en était rien dans la réalité. Ainsi des droits sociaux tels que le droit de grève, la participation dans l’entreprise, les droits syndicaux en général connaissent le même régime juridique que les libertés « classiques. » A l’inverse, de nombreux décrets civils impliquent pour leur réalisation des actions positives de l’Etat. La différence est plus de degré que de nature. Ce serait une erreur de penser que ce sont les droits sociaux qui ont introduit l’Etat dans la problématique des Droits de l’homme. Il y a toujours été. D’une manière générale, vouloir opposer la démocratie sociale à la démocratie politique ne peut conduire qu’à une impasse. Lorsqu’un gouvernement réduit sa contribution au système de protection sociale, incitant les citoyens à recourir davantage aux assureurs privés, a-t-on vraiment  le sentiment que la démocratie a progressé en raison de ce désengagement ?

Ces droits seraient moins fondamentaux que les droits civils et politiques. Cette thèse s’appuie sur des exemples du genre de celui-ci : peut-on mettre sur le même plan l’interdiction de la torture et les remboursements par la Sécurité sociale ? La réponse négative semble aller de soi. Pourtant, nous savons par les éléments les plus pauvres de la société que l’absence de protection sociale peut être vraiment destructrice. Nous savons aussi qu’une question identique se pose au sein même des droits civils : peut-on mettre sur le même plan l’interdiction de la torture et la durée de procédure ? Mais surtout, est-il vraiment utopique de penser que si un châtiment corporel dans une école est considéré comme « traitement dégradant », il devrait pouvoir en être de même pour la situation de celui qui « vit » dans un bidonville ? Encore aujourd'hui la notion de « traitement dégradant », inscrite à l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’homme, n’est envisagée qu’à travers les relations entre personnes et n’est pas vue comme pouvant résulter directement de situations, en particulier d’extrême pauvreté.

Des réflexions du même ordre pourraient être faites au sujet du doit à la vie (article 2 de la Convention européenne des Droits de l’homme.) S’il est vrai qu’au cœur de la philosophie des Droits de l’homme, il y a la notion de dignité, on doit admettre que la survie n’est pas la vie, que seule mérite son nom une vie dans la dignité, pour soi et ses enfants.

Des droits reconnus à tout homme

La grande pauvreté n’est pas en premier lieu un problème économique ni même financier. Une telle approche ne peut aboutir qu’à une simple gestion de la pauvreté. Nos démocraties sont-elles prêtes à admettre que, comme le rappelait inlassablement le père Wresinski, combattre la grande pauvreté ne peut être affaire de décisions de gouvernements sur ce qui est utile aux pauvres ? Il faut donner à cette population les moyens de s’informer, d'élaborer une opinion, et de la faire valoir, c’est-à-dire lui donner les moyens de se faire entendre en tant que citoyens à part entière. « Le partenariat est une condition nécessaire au développement de toute population, mais les plus démunis n’en ont pas la pratique ; il dépend de la volonté des élus et des principaux acteurs de la vie sociale de créer les conditions de leur participation. C’est dans la mesure où ceux-ci prendront les moyens de les informer, de recueillir leurs avis et d’en tenir compte que les plus démunis pourront exercer leur citoyenneté. C’est-à-dire assurer leurs obligations et être reconnus comme sujets de droit, ce qui les amènerait à exercer par eux-mêmes les responsabilités qui leur incombent. » (avis CES page 9) S’il est vrai que les Droits de l’homme sont reconnus à tout homme parce qu’il est homme, comment se fait-il que certaines personnes ne puissent les exercer faute de moyens ?

C’est en fait une conception de l’homme qui est en cause dans la violation des droits des plus pauvres : si ces droits ne sont pas respectés, c’est fondamentalement parce que l’humanité de ces hommes et de ces femmes n’est pas vraiment reconnue.

L’Occident sait maintenant que la pauvreté n’est pas un phénomène transitoire. Nombreux sont ceux qui ont pris conscience que la pauvreté ne frappe pas que « les autres » qui appartiendraient à un autre monde, ni ceux qui se seraient volontairement mis en marge de la société. Nombre de juristes ont déjà dénoncé le caractère artificiel de l’opposition faite entre droits civils et politiques et droits économiques et sociaux. Il faut aller plus loin et en montrer les dangers, car elle cache des réalités bien concrètes. La notion de dignité de l’homme doit être le seul point de référence si l’on veut vraiment supprimer les obstacles qui empêchent les Droits de l’homme d’être effectivement inaliénables, donc inconditionnels.

Que l’on en soit encore aujourd’hui à souhaiter que l’ignorance des droits économiques, sociaux et culturels soit véritablement considérée comme une violation des Droits de l’homme est en un sens terrifiant. Mais, s'il m’est permis à mon tour de témoigner, je dirais qu’en tant que juriste, là où je suis, je peux percevoir une évolution encourageante des mentalités qui se traduit même dans l’organisation. Je pense que le message et le témoignage du père Joseph n’y sont pas étrangers. Ils porteront encore d’autres fruits, même si le chemin est long et escarpé. Les Droits de l’homme finiront par être tous les droits de tout homme.

Pierre-Henri Imbert

Pierre-Henri Imbert, né en France en 1945, marié, père de deux enfants, est diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et professeur de droit. Depuis 1985, il est adjoint au Directeur des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe. Il enseigne les Droits de l’homme à la Faculté de droit et à l’Institut d’études politiques de Strasbourg.

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