Le rendez-vous de l'Université et du Quart Monde

Pierre Fontaine

References

Electronic reference

Pierre Fontaine, « Le rendez-vous de l'Université et du Quart Monde », Revue Quart Monde [Online], 133 | 1989/4, Online since 01 June 1990, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4197

S’appuyant sur le contenu de la conférence que le père Joseph a donnée à la Sorbonne en 1983 aux universitaires, Pierre Fontaine livre ici une réflexion sur la connaissance des pauvres.

Souvent à ATD, on s’adresse à moi en tant qu’universitaire. C’est une identité que j’accepte, mais c’est une identité et une solidarité, qui parfois est lourde à porter. Le père Joseph Wresinski dans sa conférence à la Sorbonne1 s’affronte à l’Université pour la critiquer, la secouer et la fustiger mais aussi pour exprimer, derrière sa déception, une attente envers elle.

Une interpellation

La critique qui me touche le plus est celle sur le savoir à l’Université. Il dit : « L’Université face aux pauvres, curieusement fait figure d’écervelée » (p.21) En effet, « L’Université absente de cette réalité (du Quart Monde) s’enfonça (…) dans un non-savoir, entraînant un faux-savoir, de fausses explications » (p. 7) Faux-savoir qu’il traitera plus loin de « bric-à-brac de connaissances dont souvent la fiabilité ne résiste pas à un examen lucide » (p.22)

En disant cela, il ne nie pas « des démarches individuelles » (p.1), des « voix solitaires » (p.7), mais il parle de l’Université (au singulier et avec majuscule) et désire s’adresser à elle comme à un ensemble. Et c’est comme ensemble qu’elle n’a pas – ou faussement – expliqué la réalité de la misère « à tous les milieux se nourrissant d’elle (…) la prenant comme source d’information, pour référence et pour guide » (p.7) « En plus, ou surtout, elle a failli à son devoir qui était et qui est de nier que l’homme puisse être un déchet » (p. 21) Ainsi « les plus pauvres portent le fardeau de l’ignorance du monde. »2

L’attente. Dès l’introduction il annonce son but : « L’ouverture d’un milieu à l’autre » (p. 1), car « l’ouverture serait en elle-même échec à la misère » (p.2) Le moyen pour l’atteindre serait « l’approche directe de l’homme du terrain, je vous affirme tout de suite que c’est aussi l’approche la mieux fondée, la plus indiquée pour l’homme de recherche. Je vous dirai que c’est l’approche ignorée et le rendez-vous manqué entre Université et Quart Monde » (p. 3. Pour cela « les universitaires (…) devraient faire le silence, dans lequel pourrait enfin surgir la voix des plus pauvres » (p. 19) Car il s’agit d’instaurer une réciprocité dans l’enseignement, « il s’agit de demander à une population au pied de l’échelle sociale de nous livrer sa pensée et ce qu’elle seule connaît, de lui demander de nous prendre au sérieux et de nous faire confiance » (p. 26) « Les universitaires dans la rue non pas pour enquêter (…) mais pour se faire enseigner, se faire corriger, prêts à remettre en question non seulement leur savoir mais les fondements, la méthode, la signification du savoir (…) L’usage fait de leur instruction, la manière d’être et de vivre fondée sur l’instruction. C’est cela le renversement. » (p. 27)

Les plus pauvres sont nos maîtres

ATD reprend ainsi pour les plus pauvres ce que Vincent de Paul disait à ses filles : « Les pauvres sont nos maîtres » et ATD mène cette position jusqu’au bout jusqu’à son sens extrême. Ce sera un cheminement difficile pour tous car nous pouvons tous avoir des problèmes avec le pouvoir, l’autorité et avec la question : « qui est maître ici ? » Nous, universitaires, pouvons encore accepter d’avoir les plus pauvres comme maîtres dans le sens d’être au service du pauvre, par exemple comme médecin d’hôpital universitaire ou comme avocat plaidant pro deo. Et nous disons avec une certaine fierté aider et servir aussi bien les pauvres que les riches. Mais, réflexion faite, il est vrai que dans notre service nous décidons encore, en général, comment nous servons, car nous croyons savoir ce qui est bon pour l’autre surtout si c’est un pauvre. Mais pour nous, universitaires, ce problème se complique du fait que le « maître » ou « Maître » désigne un enseignant qualifié et que nous sommes supposés l’être et au plus haut niveau. ATD prétend qu’ils peuvent être nos maîtres dans trois domaines

* dans celui de la grande pauvreté, ils sont experts,

* cette connaissance de la pauvreté n’est pas un savoir sans valeur sur un déchet de société, mais un savoir utile à toute la société,

* ils sont aussi nos maîtres en humanité.

Experts en pauvreté

Nous acceptons que les plus pauvres puissent nous apprendre des choses sur la situation qu’ils vivent. Nous pouvons abandonner la position purement objectivante et tâcher d’écouter le vécu subjectif, mais ils ne nous le confient pas dès la première rencontre et ils ont sûrement des raisons multiples de ne pas nous faire confiance et de ne pas donner de vraies réponses. Pesons-nous donc si lourd dans ces entretiens individuels ? Dans des réunions de « Cave ou universités populaires », ils témoignent plus librement mais parfois nous nous demandons : parlent-ils un langage ATD Quart Monde ?

Le langage ATD, comme la conférence Wresinski à la Sorbonne, nous apprend une autre vue, « la vue d’en bas », qui peut rendre le comportement des plus pauvres plus compréhensible. Quand on saisit leurs valeurs – parfois paradoxales vues d’en haut et de façon statique – l’on trouve la recherche de dignité, l’importance de la famille. Quand on voit des faits, comme l’absentéisme scolaire, dans un contexte où tout est lié et où si peu de degrés de liberté sont laissés, et dans une histoire, nous commençons à voir plus clair. Nous comprenons mieux grâce à ce « cas », dirions-nous à l’Université, grâce à cette famille, apprenons-nous à dire. Nos collègues plus expérimentalistes nous ont offert les pièges de la compréhension et ceux des études de cas. D’autres collègues nous ont appris une certaine rigueur dans ces domaines. Moreno3 pose cette capacité de changement de rôle avec l’autre comme base de la connaissance et de la maîtrise de la réalité, et comme principe de la rencontre existentielle « où je puis regarder moi-même et le monde avec tes yeux et où tu me regardes avec mes yeux. » Ainsi, on peut mieux se découvrir soi-même et comprendre l’autre. De même, la conception éco-systémique relie la personne et son comportement au système dans lequel elle vit et c’est uniquement en se mettant à cette place ressentant le système et regardant avec ses yeux que l’on peut comprendre un comportement.

Pas déchet, mais peau

S’il est facile à accepter que la connaissance du Quart Monde ne peut s’acquérir qu’avec l’aide, la parole, l’enseignement des personnes du Quart Monde, on peut se demander si cette connaissance a quelque utilité pour le reste de la société. On a tendance, aussi pénible et inhumain que soit pour elles ce jugement, à considérer ces familles-là, ces familles « à problèmes multiples », comme « déchet inévitable et irrécupérable » de la société.

On constate aussi une agressivité envers elles et une exclusion. C’est comme si la population devait dans une recherche d’identité, tirer quelque part une ligne et dire « avec les gens qui vivent en-dessous de cette ligne, je ne puis pas m’identifier, je ne puis pas me sentir comme eux dans la plus large acceptation, je dois les rejeter, nier leur existence ou inventer un mythe à leur sujet. Si je ne le fais pas mon identité et ma solidarité vont être mises à l’épreuve. » Dans le temps, on s’est posé la question de savoir si les esclaves avaient une âme, ou si les femmes en avaient une, ce qui permettait de conserver une certaine attitude à leur égard. On peut se poser des questions concernant les fonctions de la population sous-prolétaire. Parfois je me dis qu’elle a une fonction de peau qui contient et protège le reste du système et signale ce qui ne va pas. Cette population lutte en première ligne. Elle signale ainsi les agressions et menaces venant de l’extérieur : du climat, des infections. Elle signale aussi les risques venant de l’intérieur de la société même, tout comme dans notre corps une intoxication peut s’exprimer par de vilains boutons su la peau. Comme notre société est complexe, les deux peuvent aller de pair, par exemple : l'inaccessibilité intérieure des services d'aide et la carence venant de l’extérieur. Nous pensons le comparer aux membres du corps qui peuvent devenir bleus par manque de circulation devant un froid extérieur. Si on se met au niveau de la société en général, il y a danger quand on ne tient pas compte de ces signes, de ces réactions, de ces souffrances, quand on ne voit pas que des couches plus profondes se mettent à souffrir, à se scléroser ou à prendre une croissance folle et anormale menaçant l'intégrité. C’est l’illettrisme des jeunes après six ans d’enseignement primaire et leur manque de formation professionnelle après le secondaire, qui peuvent signaler que quelque chose ne va pas dans le système scolaire ou entre celui-ci et la population. D’où l’importance de ne pas seulement donner une aide, une suppléance au niveau des individus en retard, en souffrance, mais d’examiner le fonctionnement de tout notre système et d’y jouer son rôle. C’est en se rendant compte des failles de l’enseignement pour les élèves en situation d’échec grave, que Montessori, Decroly et d’autres pédagogues ont pu amener un renouvellement de l’enseignement à l’époque. L’approche systémique de la famille nous fait dire que les malades mentaux peuvent être les patients identifiés d’un système familial dysfonctionnel. Ce sont ceux qui sont les plus sensibles (par exemple les enfants) et non ceux qui seraient les plus malades qui le révèlent. Ne peut-on pas dire que les gens en marge, les pays du tiers monde, les sous-prolétaires, sont les patients identifiés de nos systèmes sociaux ? Et dans ce sens, ils ne seraient pas seulement ceux que notre amour doit soutenir mais ont un rôle de canaris de mines4 et de boutons de fièvre de notre monde. Ils ne sont pas le danger, mais les signes du danger et l’occasion d’en sortir, l’endroit où le monde peut bouger, croître.

Et nous, universitaires, qui surveillons la santé de ce corps sociétal, nous ne regardons pas cette peau, ces membres bleus, cyanosés, ces ulcères dits inguérissables. Ne sont-ils pas des signaux qui crient que des dangers nous menacent ou que le sang, la vie chaude ne circulent pas ? Et nous faisons semblant de rien.

Maîtres en humanité

La conception d’ATD concernant les pauvres comme nos maîtres, va plus loin que l’expertise sur la misère et sa réalité. Ce Quart Monde est-il aussi maître en humanité ? Le père Joseph, qui savait à quel point cette question pouvait choquer au premier abord, disait : « Les dire nos maîtres en humanité, ces hommes et femmes défigurés par la misère, quelle dérision. » Je me suis demandé en quoi ils étaient maîtres en humanité pour moi. Je pourrais raconter de petits faits qui m’ont appris une humanité des plus pauvres, une sensibilité aux besoins des autres, une force dans la lutte, parfois même une joie de vivre. Mais ces faits sont encore de petites flammes assez personnelles. Je préfère amener ici quelque chose plus en rapport avec ma position d’universitaire, où, ayant établi un plan de recherche, la rencontre cet été de gens du Quart Monde m’a donné une leçon en humanité.

Ces dernières années j’ai progressivement construit un plan de recherche sur la dynamique des familles, leurs valeurs. En voici les étapes.

* Je dois commencer par mieux comprendre le Quart Monde, plus le rencontrer. Je n’ai pas assez de contact direct sur le terrain.

* Ces familles doivent aussi mieux me connaître tel que je suis : chercheur, et on doit voir si on peut faire un projet ensemble, dont elles sont partenaires.

* Partant de leur vie je puis, je crois, développer des modèles dynamiques de fonctionnement familial. J’ai quelques idées et je crois voir des voies.

* Il me faut pouvoir présenter cela décanté de tout jargon psychologique en vue de donner un écho aux familles et à des volontaires ATD qui les secondent et entendre le leur.

* Avoir des échanges avec des volontaires ATD de la branche pour présenter cela à des réunions scientifiques et dans des revues.

La rencontre à Méry

Fin juillet 1989 a eu lieu à Méry-sur-Oise, où se trouve le secrétariat du Mouvement international, une réunion des délégués du Quart Monde qui partaient pour Rome rencontrer le Pape. J’ai participé à l’accueil des délégués extra-européens. J’en garde une image, je dirais une vision : c’est l’après-midi, l’heure de différents ateliers. Deux éléments me frappent : d’abord chez des gens que je m’imagine anxieux, car loin de chez eux, déracinés, je vois, tout au contraire, une sérénité, un travail calme, noble. Une femme modelant simplement un carreau de glaise mais en y insufflant un esprit, un peu comme les moines doivent avoir travaillé à des icônes. Et autre composante : ce travail se fait en communication. Je dirais communion. Communication avec d’autres familles venant d’un tout autre coin perdu de l’autre face de la planète. Elles partagent et se retrouvent dans la souffrance et la honte dont elles sortent, unies par un espoir.

Est-elle objective, l’image que j’ai eue ? D’autres ont-ils vu la même chose ? La caméra vidéo a-t-elle capté cela ? Je ne le sais pas. Mais entre-temps, si je cherche le sens de ce que j’ai vu, je suis amené à l’idée que la communication sereine quasi parfaite à Méry est un opposé de Babel, un contre-Babel. Le mythe dit que la tour de Babel a été construite par orgueil et puissance technique, les gens ne se sont plus compris et ont été confondus et dispersés. Méry est un chantier, un atelier dont les humbles et les faibles sont les maîtres d’œuvre, et ces gens, qui ne parlent qu’un patois et viennent des quatre coins du monde, vont à l’essentiel et se comprennent sereinement. Un volontaire écoutant mon image, ma métaphore du contre-Babel me dit : « Et peut-être qu’ainsi ils nous montrent à tous le chemin. » Sont-ils aussi nos maîtres ?

Quand je regarde maintenant mon plan de recherche, mon beau projet, que m’apprend en fait ce contre-Babel ? J’avais établi un plan bien structuré, prenant les familles comme partenaires, ne cristallisant pas leur situation, mais la laissant en mouvement. Arrivé au bout de ce plan bien ficelé et après mon expérience de Méry, je me suis dit : « Je crois y être et je n’y suis pas du tout », car je sens que derrière le contenu adéquat une fausse relation risque de s’installer. N’est-ce pas comme un canon coulé pour défendre les pacifiques ? Il y a un risque de mépris, de compétition, de recherche de puissance. Il y a le pharisaïsme du publicain : « Seigneur Dieu, je vous remercie de ne plus être grâce à ATD comme ce pharisien de collègue, qui donne encore la dîme au pauvre, qui veut le ré-éduquer, l’aider, qui veut guérir son alcoolisme. » Compétition et recherche de puissance : « Je pense que je développe une technique de recherche nettement plus moderne que celle de mes collègues. Je ne vais pas les agresser, mais tout de même je dois leur faire sentir qu’ils doivent acquérir une autre vue sur le Quart Monde. » N’est-ce pas la construction d’une petite tour de Babel ? Techniquement bien faite et puissante aussi, mais menant à l’incompréhension, à la dispersion. Puis-je quitter mon mode de relation universitaire trop souvent compétitif, individualiste, tâchant de se distinguer de / parmi ces collègues. Le père Joseph parlait de l’Université avec un grand U et au singulier. Formons-nous un seul corps qui ne peut rater son rendez-vous avec le Quart Monde ? Et les démarches individuelles, voix solitaires, risquent d’être là aussi des écrémages peu efficaces ? Je me sens solidaire du monde universitaire et je ressens une certaine impuissance. Peut-être est-elle salutaire ? Est-ce cela ce que nous, universitaires, pouvons apprendre de nos maîtres en humanité ?

Retour au père Joseph

Voilà mon vécu en réponse à votre interpellation à la Sorbonne. Vous, vous demandiez de nous taire ! Mais vos volontaires nous demandent d’écrire.

Vous êtes dur pour nos Alma Mater, nos corps professoraux. Vous avez parlé de votre jeune violence et je connais votre vigueur mais vous tachiez aussi d’être un homme de consensus, vous tendiez la main à tous : « Il n’y a que des amis à gagner. » Vous n’avez jamais dit que la misère est la faute des riches, mais vous disiez publiquement que nous avons failli à notre devoir et que les pauvres en portent le fardeau. Votre violence brise les murs de nos tours d’ivoire de nos campus qui ne sont que ghetto. Vous renversez les outils de Dame Science : c’est un bric-à-brac ; nos constructions sont un bidonville d’idées fausses sur la misère. Vous voulez nous libérer d'une façade qui couvre notre illettrisme dans ce domaine et notre pauvreté humaine. Cette libération est importante pour vous. Vous attendez tant de l’Université et du savoir, pour vous les antipodes de la misère. Mais vous voyez, les extrêmes se touchent, et puis entre-nous soit dit, nous avons l’impression de ne pas savoir tellement. Mais si votre interpellation à la Sorbonne est un défi, une provocation dérangeante et libératrice, allons-y, ensemble.

1 Wresinski J., « Echec à la misère », Pierrelaye, Editions Science et Service, 1983.

2 De Vos Van Steenwijk, A., « père Joseph », Paris, Editions Science et Service Quart Monde – 1989.

3 (Moreno) Levy, J., Einladung zu einer Begegnung, Wien, Anzengruber Verlag, 1914

4 Les canaris sont plus sensibles que les humains aux gaz des mines et indiquent le danger par leur silence et leur souffrance

1 Wresinski J., « Echec à la misère », Pierrelaye, Editions Science et Service, 1983.

2 De Vos Van Steenwijk, A., « père Joseph », Paris, Editions Science et Service Quart Monde – 1989.

3 (Moreno) Levy, J., Einladung zu einer Begegnung, Wien, Anzengruber Verlag, 1914

4 Les canaris sont plus sensibles que les humains aux gaz des mines et indiquent le danger par leur silence et leur souffrance

Pierre Fontaine

Pierre Fontaine, né en 1924, marié et père de cinq enfants. Psychiatre pour enfants, psychologue clinicien, psychodramatiste. Professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université catholique de Louvain, à Louvain-la-Neuve (Belgique) Jusqu’au 1er octobre 1989, il enseignait la psychopathologie de l’enfant et les thérapies de groupe et de familles. Actuellement professeur émérite, il est allié du Mouvement ATD Quart Monde et participe à son Institut de recherche et de formation.

By this author

CC BY-NC-ND