La force du cœur

Porn Poompanna

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Porn Poompanna, « La force du cœur », Revue Quart Monde [Online], 133 | 1989/4, Online since 05 May 1990, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4203

A Bangkok, en Thaïlande, où elle était adjointe au maire, Mme Porn a rencontré le père Joseph. Une seule rencontre qui les a rassemblés pour longtemps et pour un long travail.

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Joseph Wresinski

La vie est un voyage. Un parcours de toute une vie est quand même long. Dès la naissance, on se met en route, destination inconnue. Mais en réalité, la fin est déjà fixée ; ce sont plutôt les détours qui sont inconnus. Chaque fois, à chaque détour, on s’affole par peur du changement. Mais c’est avec le temps et la réflexion que l’on s’aperçoit que plusieurs cycles d’événements se répètent. Pour certains, il s’agit de hasard, sans explication, ni raison. Mais avec de la réflexion, on sera assuré que les petits détours, petits changements dans la vie, ont lieu comme exercices pour nous préparer et fortifier pour la venue de l’avenir.

Pour un bouddhiste, tout ce qui arrive est le fruit ou le résultat de ce qu’on a fait auparavant. Chaque fait, qu’il soit physique, verbal ou mental, prend du temps avant de porter un fruit. Il est tout à fait impossible de calculer la durée… Un jour, un mois, une année, dix ans, vingt ans, une vie, deux vies, plusieurs vies, une centaine de vies... Je me contenterai simplement de dire que la vie m’a lancée.

Le destin m’a lancée à apprendre et à servir

Née dans une assez grande famille aristocrate, j’ai appris à connaître la vie, la tradition familiale, les cérémonies rituelles et religieuses… et le confort. D’une école primaire de jeunes filles de la haute société thaïlandaise, j’ai appris à connaître la culture, la vie artistique , la formation éducative… et le Bouddha. D’une école secondaire catholique, j’ai appris à connaître la culture, la croyance, les pensées, le mode de vie, des Occidentaux... et Jésus-Christ.

De la lecture de biographies, j’ai appris à connaître la vie, le cœur et l’esprit des penseurs, philosophes, hommes d’action, des hommes d’Etat, des hommes de science, et des grands fondateurs philosophiques, politiques, économiques et sociaux. Les qualités de ces hommes et de ces femmes me fascinent. Je ne suis pas ambitieuse. Sans aucune ambition de devenir aussi importante. J’ai une grande estime pour eux. Ces patrimoines universels doivent être protégés à tout prix. Qui en sera l’héritier ?

Servium, c’est le premier mot latin que j’ai appris à l’école catholique. J’ai commencé par servir ma famille. Comme étudiante à l’Ecole des Sciences sociales et politiques à l’université de Lausanne, j’ai appris à apprécier et respecter la nature et l’environnement. Comme professeur de français à l’université de Chulalongkorn à Bangkok pendant vingt-six ans, j’ai appris à servir les jeunes, en même temps que mes trois enfants. Comme bouddhiste pratiquant dans un temple appelé Santi Asoke, j’ai appris à consacrer mon temps, mon énergie, ma tête, mes mains et mon cœur au service des autres. Par respect pour la vie, la nature et les grands maîtres religieux, je mène une vie plus simple, je consomme de moins en moins  et je donne de plus en plus. Comme vice-gouverneur de l’Administration de la Métropole de Bangkok (AMB), j’ai appris à connaître les autres, ceux qui ont moins de biens, moins de chance, qui sont moins fortunés et moins heureux. Le destin m’a lancée dans la position de mère d’une famille nombreuse. Comment offrir une vie plus heureuse aux nouveaux membres de ma grande famille ?

Une mission politique me fait rencontrer les pauvres

Le destin réclamait du service et de compétence. A 48 ans, le grand cycle de trente ans d’événements m’a prise par surprise. Moi qui me croyais tranquille avec ma famille, mon travail et ma vie, je me trouvais confrontée à un autre monde. Comme vice- gouverneur, le destin m’a lancée dans un univers inconnu. Je ne m’étais pas de tout préparée à une mission politique, mais je ne m’angoissais pas. Je savais qu’au moment voulu, le Seigneur m’enverrait les personnes qu’il me fallait.

Paradorn, un architecte au cœur de moine, fonctionnaire à AMB, a partagé avec moi ses vingt ans d’expériences de travail systématique avec les pauvres. Il a ouvert une porte de l’enfer et m’a guidée gentiment,  pour ne pas me choquer. Il m’a appris la vérité scandaleuse de la nature humaine, des riches et des pauvres, des bons et des mauvais. Il m’a fait connaître et comprendre les abusés, les expulsés et les rejetés. Il m’a montré des familles pauvres, vivant dans des conditions de vie sous-humaines. J’ai appris qu’un certain nombre de gens ont passé dix, vingt ou trente ans ou le plus souvent leur vie dans la misère. Heureusement, un certain nombre d’autres ont aussi passé dix, vingt, trente ou toute leur vie dans la lutte contre la misère. C’est en somme la lutte éternelle dans le temps et l’espace pour l’humanité.

Pendant plus de vingt mois, nous avons discuté et lancé des démarches pour améliorer la situation et la qualité de vie des pauvres. Nous deux, à la différence des autres, nous n’acceptions pas le principe qui réduirait les pauvres à la mendicité, à la charité. Nous nous engagions pour la dignité, le respect mutuel, la justice et l’amour. Le chemin me semblait bon, mais tellement original et ingénieux que personne d’autre ne pouvait le comprendre, ni le suivre. Le maire m’a mise en garde en me disant que deux personnes ne suffisaient pas à travailler pour des millions de pauvres. Entre temps, pour nous préparer en vue de l’Année Internationale des Sans-Abri, l’un de nos projets, la « Maison la moins coûteuse », était reçu chaleureusement par les médias et par le public. Les représentants des Nations unies  l’intitulaient : « La Maison la moins coûteuse du monde. » Les UNDP, ESCAP, UNCHS nous ont proposé le support et la coopération pour nos autres projets pour les pauvres. Notre grand projet, BMA (Inclusive Micro Integrated Development Program) était acclamé chaleureusement dans les conférences internationales.

En même temps, j’ai contacté les ambassades pour me renseigner sur les expériences faites dans différents pays. J’ai appris par la suite qu’une partie des documents venus de l’ambassade de France provenait du Mouvement ATD Quart Monde. Je les trouvais très intéressants. Au moins, dans le monde, existe t-il quelqu’un avec les mêmes principes. J’en ai tiré encore plus de force et de courage pour continuer la lutte pour les pauvres. J’ai lu un rapport du père Joseph intitulé : « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », un véritable programme de lutte contre la pauvreté. Tout mon respect, mon admiration et mes applaudissements  étaient étendus au père Joseph et au Mouvement ATD Quart Monde. Les expériences et les espérances sont contagieuses.

Ma rencontre avec le père Joseph

Un jour, par un courrier parvenu du ministère des Affaires étrangères, j’ai appris que le révérend père Joseph Wresinski, ainsi qu’un représentant des Nations unies et de l’Unesco, demandaient un rendez-vous avec le gouverneur. On m’a informée que  c’était un grand prêtre, qui avait monté un Institut de recherche concernant les pauvres, un spécialiste qui avait fait une étude très approfondie, et un grand homme qui a consacré toute sa vie à travailler pour et avec les pauvres. Puisqu’il s’agissait d’une grande personnalité – le Mouvement a un statut consultatif à l’ONU -, il était alors décidé que je devais le recevoir et le présenter au gouverneur qui se préparait pour un voyage à l’étranger. Malheureusement, le maire dut quitter Bangkok très tôt le matin de la rencontre. Je regrettai cette inopportunité parce qu’il me semblait qu’une aussi grande personnalité que le père Joseph méritait de rencontrer la plus haute personnalité de l’AMB. Mais c’est encore le destin qui me lança dans la situation. Je suspectai sa déception  de ne pas voir le gouverneur, mais une très gracieuse révérence de ma part, lui témoignant mon estime et mon très grand respect, lui réchauffa le cœur.

Pendant trois heures, le père Joseph a partagé avec moi ses principes et sa démarche de trente ans. Ce qui m’a frappée, c’était son courage et sa confiance dans son travail. Personne n’était aussi sûr  de la réussite de l’entreprise menée contre les problèmes des pauvres. Personne n’avait encore, jusqu’à ce moment-là, assuré les autres en rédigeant un rapport aussi détaillé et aussi complet. De plus, son rapport avait été adopté par le Conseil économique et social de France. C’est un pas de géant pour aider les pauvres. Il représentera un très grand pilier de support pour les pauvres et pour les autres qui cherchent encore les moyens et les démarches. Je me sentais vraiment très honorée d’avoir serré la main du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde. J’ai l’impression que beaucoup de monde l’adorait  comme un dieu. Tout ce qu’il disait est répété comme une prière, peut-être parce qu’ils sont déistes. Moi, je suis bouddhiste, je ne crois pas aux pouvoirs surnaturels, je crois dans la bonté et les pouvoirs humains.

Mais en somme, je dois constater que ce n’est pas tous les jours qu’on aura la chance de faire la connaissance d’un tel homme, avec toutes ses facultés ingénieuses, sa volonté spirituelle et sa force physique de faire ce qui est différent. C’est quelqu’un  de décidé avec assez de courage pour consacrer toute sa vie à son idéologie. A part le père Joseph, j’ai connu encore deux autres hommes thaïlandais qui sont semblables. C’est mon maître spirituel, Pra Bodhirak, de Santi Asoke et M. Paradorn, le cadeau du ciel, mon autre moitié.

Accomplir jusqu’au bout notre mission commune

Malheureusement le gouvernement thaïlandais avait changé de décision et redonné la responsabilité concernant les pauvres à l’Autorité nationale du logement. J’ai perdu tout mon courage. Je n’avais plus de force pour lutter. J’ai démissionné au début 1988 pour récupérer mon courage et mes forces. Pour m’écarter de toute liaison politique, j’ai renoncé à mon passé, j’ai pris un nouveau prénom, un nouveau nom de famille, un nouveau logement et une nouvelle adresse. Le vice-gouverneur n’est plus, sa jumelle est re-née pour continuer son travail.

Le destin me lancera encore…

La plupart des bouddhistes croient en la renaissance. L’avenir apportera les fruits de ce qu’on a fait. Mais ce qui est difficile à comprendre, c’est d’accepter d’être née avec une mission précise qu’on doit accomplir. Si on ne finit pas sa propre mission, on renaîtra pour la continuer. C’est sûr que le père Joseph , les volontaires du Mouvement à Bangkok, Paradorn et moi, nous ne finirons pas le travail pour les pauvres dans cette vie. On se verra encore et encore… et encore… pour accomplir notre mission commune pour les plus pauvres dans les vies à venir jusqu’à ce qu’il n'y ait plus une seule famille en état de misère.

En juillet 1989, Mme Porn a accompagné la délégation thaïlandaise du Quart Monde qui, avec celles d’autres pays, allait rencontrer le Pape.

Mme Porn : Les pauvres de mon pays, je les ai aussi découverts pendant ce voyage, notamment lorsque je devais faire l’interprète. Je les ai trouvés intelligents, courageux, sincères. Souvent lorsqu’on a trop lutté, on devient froid, amer, pessimiste. Eux n’avaient pas perdu ce sentiment de chaleur, ce besoin de contacts humains, ce respect d’autrui. En leur permettant de s’exprimer, on leur a permis d’exprimer leur espoir. Il faut les aider à continuer.

Revue Quart Monde : Vous avez aussi rencontré d’autres adultes très pauvres, d’autres continents ?

Mme Porn : Je pense que ceux que j’ai rencontrés à Méry et à Rome sont ceux qui déjà avaient retrouvé l’espoir. Avant de rencontrer le père Joseph et les volontaires, ils étaient sans doute désespérés comme les autres. Mais là, ils avaient rencontré quelqu’un qui avait confiance en eux, qui avait du respect pour eux et tout était changé. D’ailleurs pour le riche, c’est la même chose : quand on sait que quelqu’un vous fait confiance, on a une autre force ! il y a un mot en thaï qui exprime cela et qu’on peut difficilement traduire en français, c’est « palang chaj », la force qui vient du cœur, qui vient de la confiance et du respect des autres.

Le désespoir est contagieux, mais l’espoir l’est aussi, et je crois à l’avenir pour les pauvres et les très pauvres de Bangkok.

Porn Poompanna

Porn Poompanna, née Aporn Bijayendrayothin en 1936, divorcée, trois enfants. Maîtrise en pédagogie, enseigne le français à l’Université Chulalongkorn à Bangkok pendant vingt-six ans. Intéressée par le bouddhisme, elle participe à une pratique sérieuse à Santi Asoke Buddhist Temple depuis 1977. Sous son nom d’épouse Aporn Bukhamana, elle a publié plusieurs ouvrages religieux en français, en thaï et en anglais, de même que des ouvrages de linguistique et de culture thaïlandaise. Vice-gouverneur de Bangkok de 1985 à 1987.

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