Quand Challenger rime avec misère…

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « Quand Challenger rime avec misère… », Revue Quart Monde [En ligne], 121 | 1986/4, mis en ligne le 08 octobre 2019, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4218

Challenger ne touchait plus personne. L’espace était banalisé. Il s’agissait de réveiller l’opinion américaine avec un surcroît de spectacle. Que pareil mot apparaisse cruel après le drame du 28 janvier ne change rien aux dispositions qui avaient été soigneusement étudiées. Pour débanaliser l’espace, il fallait paradoxalement le rendre accessible à une personne banale comme vous et moi, mais capable de transmettre sa découverte de façon crédible et compréhensible. Nul mieux qu’un simple professeur ne pouvait jouer ce rôle. Enfants, jeunes et adultes, chacun revivrait à travers Christa Mc Auliffe le vieux rêve de « décrocher les étoiles » comme elle disait.

Une fois de plus, c’est l’échec de la mort qui a secoué l’opinion en brisant la routine.

Quand les hommes oublient leurs rêves

Je ne peux m’empêcher de relire cet événement en remplaçant Challenger par misère. Celle-ci aussi est banalisée. Pour toucher l’opinion, certains la mettent en scène : soupes populaires, pauvres gens se pressant dans les abris du métro parisien au plus fort de l'hiver 1984, ventres ballonnés d’enfants africains, regards vides d’être affamés… que d’images insoutenables ne nous sert-on pas entre potage et fromage, aux journaux télévisés du soir !

Ici aussi, c’est l’échec de la mort - froid et faim - qui brise l’indifférence de l’opinion. Cueillir les étoiles, vaincre la misère : les hommes n’auraient-ils plus assez foi en leurs rêves pour s’en émouvoir ? Faudrait-il toujours que la mort vienne ranimer ces rêves pour que les hommes s’en émeuvent, soient mus par eux, en sens littéral du verbe ?

La misère, un métier ?

Avec l’explosion de Challenger, sept personnes sont mortes. Christa Mc Auliffe agrandit l’émotion aux dimensions du peuple américain et au-delà : c’est un peu de chaque enfant, de chaque jeune, de chaque adulte qui s’en allait avec cette femme, cette maman qui n’avait pas pour métier le risque de la mort dans l’espace.

Le spectacle de la pauvreté émeut d’autant plus que celle-ci atteint des personnes ordinaires comme vous et moi, mais capables de transmettre leurs découvertes du dénuement de façon crédible et compréhensible. C’est un peu de chacun de nous qui s’enfonce dans la précarité, avec tous ces chômeurs qui n’ont pas pour métier le risque de la mort dans la misère. Mais existerait-il un seul être au monde né pour ce métier-là ? Pourtant, tout ne va-t-il pas dans notre société comme si les hommes nés dans la misère étaient faits pour ça ? Des gens spéciaux en quelque sorte, pas même considérés comme des spécialistes, car leur expérience n’apparaît ni crédible ni compréhensible.

Une institutrice à aimer

Christa Mc Auliffe avait été choisie parmi plus de onze mille enseignants candidats au départ (pareil chiffre prouve le dynamisme d’une profession souvent jugée passive !). Des millions d’écoliers et d’élèves américains attendaient les cours donnés en direct de Challenger par celle qui était devenue « leur » professeur à tous. Leurs larmes furent à la mesure de l’attachement qu’ils portaient à l’institutrice de l’espace. Mais tous les enfants du monde ne rêvent-ils pas d’une institutrice à aimer ?

Aux Etats-Unis, les gens du métier et une autre enseignante ont déjà pris la relève. La navette repartira. Qu’il s’agisse de conquérir l’espace ou de vaincre la misère, l’humanité trouve toujours des hommes tellement habités par ses rêves qu’ils sont prêts à donner leur vie pour les atteindre. Et ces rêveurs-là réveillent chacun de nous.

Jacqueline Chabaud

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