Les plus défavorisés : un défi pour l’entreprise

Introduction

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Les plus défavorisés : un défi pour l’entreprise », Revue Quart Monde [En ligne], 121 | 1986/4, mis en ligne le 05 mars 1987, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4227

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Entreprise

Quelles sont les chances à saisir pour que les entreprises relèvent le défi que leur lance l’existence des familles et des travailleurs les plus défavorisés ? Cette question s’impose de plus en plus au fur et à mesure que les financements de la politique sociale sont plus limités. Il n’est pas facile d’y répondre dans la conjoncture présente. C’est pourtant indispensable.

Indispensable pour des raisons liées à la vie matérielle des familles les plus pauvres. Les budgets sociaux couvrent mal et de plus en plus mal, les nécessités de l’alimentation, du logement, de l’éducation de pauvres de plus en plus nombreux. Leurs préoccupations et leurs activités finissent par se confiner à la solution de ces problèmes quotidiens de survie qui aboutissent bien souvent aux dettes et aux privations graves. Toute la vie se rétrécit, les rythmes favorables à la santé comme aux apprentissages des enfants sont mis en cause. Les conditions d’une persistance de la misère s’amorcent et s’entretiennent ainsi.

Indispensable aussi pour des raisons liées à l’avenir de l’exclusion dans nos sociétés.

Le chômage tel qu’il est conçu majoritairement aujourd’hui n’exprime pas exactement ce que vivent les travailleurs sous-prolétaires. Il est considéré comme l'alternative à l'emploi. Pour beaucoup de travailleurs sous-prolétaires il n’y a véritable statut ni de travailleur ni de demandeur d’emploi. Tout au plus, par épisodes, des aspects juridiques de ces statuts sont-ils reconnus sans que l’ancrage sociologique correspondant les assure. Situation qui risque de toucher un nombre croissant de personnes lorsque l’on sait que parmi les onze cent mille chômeurs non indemnisés, comptabilisés au 31 septembre 1984 par l’U.N.E.D.I.C., 64 % n’ont jamais eu droit à l’indemnisation ou n’y ont eu droit que pour une courte durée suite à un emploi précaire. Ces populations qui ne bénéficient pas des statuts ordinaires sont la face cachée du monde ouvrier.

Face cachée qui paraîtra à la plupart des lecteurs, absente de leurs entreprises, de leurs administrations et des commerces qu’ils fréquentent.

Premier défi : ne pas oublier la face cachée du monde ouvrier

Plusieurs articles et témoignages donnent un éclairage sur des entreprises qui emploient ces travailleurs.

Thiébaud Renger présente deux entreprises sous-traitantes de nettoyage et gardiennage. Il s’interroge sur les conséquences pour les moins qualifiés des évolutions qui guettent ce secteur où les conditions d’embauche restent aujourd’hui très ouvertes.

Un inspecteur du travail de la région parisienne nous entraîne vers des entreprises marginales où ces conditions sont encore plus ouvertes puisque ses exemples montrent que des travailleurs peuvent y être gravement abusés. Certains viennent lui demander son aide car l’illégalité de leurs situations est flagrante. On voit les conditions de leur commerce peser très gravement sur ces entreprises à l’encontre du respect du droit du travail.

Un autre aspect concret de la vie des entreprises émerge de ce que des femmes et des hommes qui se réunissent à l’Université Populaire du Quart Monde à Orléans ont pu dire de leur fatigue au travail. Suzanne Struss en livre quelques brefs témoignage significatifs.

Enfin, nous reprenons ici des extraits d’une réflexion sur les obstacles qui écartent les travailleurs précaires de l’exercice du droit du travail dans l’entreprise.

Deuxième défi : développer les capacités des plus défavorisés

L’entreprise quels que soient ses conflits, représente une communauté dans laquelle des personnes collaborent. Elle met en valeur cette collaboration en vendant ce qui en résulte.

Lorsqu’un travailleur est employé par une entreprise, son travail est mis en valeur par ses collègues qui le combinent au leur. Ils attendent donc quelque chose de lui, anticipent sa compétence et prennent le risque de dévaloriser leur travail s’il déçoit cette attente et cette anticipation.

L’entreprise est donc le cadre d’une reconnaissance mutuelle des savoirs faire. Reconnaissance qui déborde ce cadre en prenant la forme du diplôme ou du métier. Une personne de métier dispose d’un savoir, d’un savoir-faire et d’un savoir-vivre qui l’accréditent a priori comme un collaborateur possible. Etre sans métier, c’est être privé de ce crédit, ce qui affecte toute l’existence. La souffrance des plus pauvres se situe là. La pauvreté persistante, l’exclusion sociale et l’assistance se rencontrent aussi en ce point. Elles se combinent pour déprécier l’image du collaborateur possible et aboutir à l’idée d’une inemployabilité plus ou moins vérifiée en même temps qu'elles sapent la crédibilité de la parole.

On ne pourra donc passer sous silence la question du métier « C’est un professionnel », « c’est un homme qui connaît son métier », restent des phrases-clefs touchant la valeur reconnue en rapport avec le travail. Quelles que soient les questions sur l’avenir des formations nécessaires, y compris aux moins qualifiés, il faut garder en tête ce témoignage de Daniel 20 ans, chef d’équipe, qui nous rappelle à l’insécurité profonde de n’avoir pas de métier, alors que Monsieur M qui a pourtant, depuis, touché le fond, garde en lui la fierté d’être bronzier, et d’être reconnu comme un homme de métier.

Il nous a donc paru important d’interroger M. Letertre, président de la Confédération de l’Artisanat et des Petites Entreprises du Bâtiment et ancien Président de l’Union Professionnelle des Artisans pour mieux comprendre l’apport potentiel des entreprises artisanales qui, justement, conduisent traditionnellement des jeunes peu scolarisés au métier.

Marie-Christine Bureau rend compte ici des principales conclusions d’une enquête sur la prospective des besoins en formation des ouvriers non qualifiés.

Troisième défi : refuser le « chômage par le bas »

La principal défi est là.

La pente normale de l’entreprise est la sélection : Regrouper les gens forts ou performants au détriment de ceux qui le sont moins. De ce fait : le phénomène global du chômage n’est pas simplement la privation d’emploi d’une fraction quelconque de la population. C’est un « chômage par le bas » qui met progressivement à l’écart, par un jeu d’obstacles successifs, ceux qui s’insèrent le moins facilement.

Ce type de gestion du chômage est une gangrène dangereuse dans la mesure où elle concentre l’insécurité sur ceux qui ont le moins de moyens d’y faire face et, surtout, d’en affaiblir les causes. L’évolution d’ensemble n’est donc pas favorable puisque l’insécurité n’est pas moins présente mais simplement cachée aux yeux de ceux qui pourraient la faire diminuer.

N’est-il pas temps de systématiser l’observation et l’analyse des expériences dans lesquelles la sélection n’a pas joué ainsi mais, au contraire a pu, jusqu’à un certain point, s’inverser ? Expériences dans lesquelles la prise en compte des moins performants a été l’objet d’un réel investissement tandis que ceux qui disposaient de meilleures chances de se reconvertir libéraient certains emplois.

Cette logique n’est pas seulement humainement recommandable. Elle est nécessaire pour éviter de gâcher irréversiblement les potentialités de ceux qui sont durablement touchés.

Un « chômage par le haut » changerait de signification. Il ne serait plus un chômage d’exclusion mais un détachement à la préparation de l’avenir. Le refus de la dualisation socioéconomique qui prévaut aujourd’hui nécessite une telle mobilisation. Comme accepter, en effet, la perspective d’une soi-disant prospérité nationale ou internationale dans laquelle se côtoient des groupes voués inéluctablement à la pauvreté et à l’assistance et des groupes prospères disposant seuls d’une pleine citoyenneté ?

La perspective intellectuelle précédente existe minoritairement dans les politiques d’incitation à la gestion de la main d’œuvre (congés de lancement d’entreprise ou congés de conversion par exemple). Elle ne peut progresser qu’avec le concours actif des autorités politiques locales, régionales et nationales. Loin d’abandonner les moyens de leurs responsabilités face à l’avenir des concitoyens les plus faibles, ils doivent les faire partager aux entreprises.

Entre 1960 et 1982, la part du produit intérieur brut consacré aux dépenses de protection sociale est passée de 16 % à 29 %1.

L’ordre de grandeur est le même pour les pays de la Communauté Européenne comparables. Cela veut dire que, dans la phase historique qui vient de s’écouler, les entreprises ont reconnu la part qu’elles devaient prendre dans les responsabilités d’entretien à long terme de la population. Elles ont dû le faire sous forme de contribution financière.

En retour, l’Etat et les collectivités publiques ont de plus en plus recours à l’incitation financière ou aux dégrèvements de charges obligatoires pour influencer les décisions économiques de ces entreprises dont les conséquences sociales sont importantes.

Dans la perspective énoncée plus haut d’un refus de la sélectivité du chômage par le bas, le bilan à faire comporterait deux volets. D’une part, dans quelle mesure les plus défavorisés sont-ils bénéficiaires de politiques globales ou de mesures locales qui les préparent personnellement aux situations à venir ?

D’autre part, dans quelle mesure ceux qui, à tous niveaux économiques, en sont capables sont-ils incités à prendre des risques face à l’avenir ? On pense, par exemple, à des incitations en formation, en information, voire à des incitations financières à la création d’entreprises. Nous n’illustrons ici que le premier volet.

Mme Dhuicque, sous-directeur du Marché du Travail à la Délégation à l’Emploi, montre les différents plans sur lesquels les pouvoirs publics ont joué à la fin de l’année 1985.

Xavier Godinot rend compte d’une réflexion menée à Saint- Etienne à propos des pôles de conversion, par un groupe de préparation du Forum de Lyon.

Une table ronde entre trois responsables d’entreprises montre que les pouvoirs publics ou les fonds de formation ont permis tant à Noisy-le-Grand qu’à Villeurbanne et Grenoble, de financier des expériences intéressant les travailleurs défavorisés.

Cependant, cette table ronde va plus loin. Les participants considèrent que l’entreprise n’est pas quitte de sa responsabilité sociale lorsqu’elle a payé ses cotisations. Elle peut prendre une part efficace au refus de l’exclusion dans sa vie même et dans l’utilisation de ses moyens tant technique qu’humaine.

L’entreprise a pour fonction première de mettre en valeur les capacités de ses propres collaborateurs, pas celles des autres. Elle peut tout de même se demander dans quelle mesure elle développe son savoir-faire pour insérer en son sein des travailleurs moins préparés à s’y adapter. A défaut de cette perspective elle contribue à générer des coûts sociaux comme le chômage d’exclusion - et ses conséquences sur la santé, l’instruction, etc. - dans les familles où il frappe. Il est alors injuste de prôner en même temps la diminution des charges sociales qui pèsent sur elle. Pour les plus pauvres, la réduction des charges sociales est un piège si elle n’a pas pour contrepartie une prise en compte réelle par les entreprises du développement de leurs capacités.

Toutefois, la disparition de la pauvreté ne se réalisera pas sans l’acharnement de personnes concrètes prêtes à pendre le risque, en collaborant avec les moins « performants » de « réussir » moins bien. Plus précisément, de réussir autrement, selon une échelle de valeurs plus riche et plus complexe que celle de l’argent.

1 La Protection Sociale, Les Cahiers Français n° 215, Documentation Française
1 La Protection Sociale, Les Cahiers Français n° 215, Documentation Française

Louis Join-Lambert

Volontaire du Mouvement international ATD Quart Monde et directeur de l’Institut de Recherche et de Formation aux Relations Humaines

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