La mémoire morte

Marie-Hélène Boureau

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Marie-Hélène Boureau, « La mémoire morte », Revue Quart Monde [Online], 122 | 1987/1, Online since 05 August 1987, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4247

1er Novembre, les cimetières fleurissent. Dans les campagnes, ils deviennent plus animés que la place du village ou le bistrot. Lieu de rassemblement où l’on retrouve un ami d’enfance, réunion de famille, en plein air, autour de « ses morts », de sa tombe… La tombe familiale, c’est la mémoire de ces hommes, de ces femmes. Importants ou humbles, ils sont nés, ils ont vécu et ces petites plaques témoignent de leur existence, du souvenir qu’ils ont laissé. Autour de leur tombe, on se rappelle une anecdote, on revit ensemble les chagrins.

Me remémorant ces cimetières, si plein de vie, je pensais à ce « carré des indigents. » Il avait fallu l’enterrement d’un homme sans famille, dans un cimetière de la région parisienne, pour que je découvre que le cimetière se prolongeait derrière un buisson haut et touffu. Au-delà était « l’autre cimetière », celui des indigents. Là, un alignement de petites croix de bois peintes en noir. Ce n’est que du provisoire. Qu’importe ! Puisqu’au bout de cinq ans, leurs restes iront rejoindre ceux de leurs frères de misère dans la fosse commune. Ils seront, alors, comme effacés de la mémoire des hommes. L’enfant qui court entre les tombes ne déchiffrera pas leur nom, ne calculera pas leur âge.

Et pourtant, n’est-ce pas eux, les plus pauvres qui accomplissent les travaux de la mort : la morgue, le creusement de la tombe, l’entretien des cimetières ? Ne participent-ils pas ainsi à entretenir la « mémoire », eux qui seront oubliés ? Même les enfants des plus pauvres participent à ce marché du souvenir. Ainsi, l’a passé, je remarquais deux enfants qui avaient confectionné une charrette avec deux roues de landau et une planche. Ils guettaient les visiteurs, les personnes âgées les bras trop chargés. Ils proposaient leurs services et transportaient les fleurs sur les tombes pour une pièce de deux ou de cinq francs. Je me souviens aussi de ces enfants qui vendaient quelques bouquets.

Je repensais à Mme B. qui a pu être relogée dans un village, il y a quelques années. Elle avait connu avec toute sa famille, l’errance. Elle n’était nulle part. Depuis son arrivée dans ce village, elle a perdu son mari et deux de ses cinq enfants y sont enterrés. Elle pourra cette année fleurir la tombe des siens. Mais elle s’inquiète de trouver la somme nécessaire pour acheter une concession à perpétuité. Elle sait que c’est ainsi qu’elle pourra « prendre racine » dans ce village. En y inscrivant ceux qui sont mots elle espère permettre aux siens, bien vivants d’être de quelque part.

Marie-Hélène Boureau

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