Que l’on sache que des humains ont vécu

Brigitte Jaboureck

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Brigitte Jaboureck, « Que l’on sache que des humains ont vécu », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le 19 juin 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4257

La liberté permet d’être avec les autres, en accord avec eux. Les plus pauvres expriment continuellement que chaque personne ne peut se bâtir que dans la liberté. Ces familles sont à la recherche de lieux, de moments où elles peuvent être elles-mêmes avec les autres. Des familles dont les possibilités d’expression ont été entravées pendant de nombreuses années viennent aux fêtes, participent à des vacances familiales, prennent la parole aux réunions d’université populaire et y puisent une force insoupçonnée : parce qu’elles s’y sentent libres, parce qu’elles y trouvent une relecture juste de leur vie, de leur participation à plus de justice ; parce que leur histoire est écoutée et répercutée au lieu d’être niée

Famille, berceau de l’identité

Chez les familles sous-prolétaires que je rencontre tous les jours1, je suis frappée par leur soif d’une identité reconnue par les autres, une identité dont tout homme a besoin pour exister positivement tant à ses propres yeux qui socialement.

Le premier berceau de l’identité c’est la famille qui place l’enfant dans une histoire, dans le cours des générations. Elle transmet les valeurs qui bâtissent l’identité.

Or des gens sont empêchés de se transmettre leur histoire : Monsieur A. dont le fils vient de faire un séjour en prison affirme ne rien pouvoir lui dire : « parce qu’à son âge j’ai fait les mêmes bêtises que lui, même pire ; alors je préfère garder ça pour moi. » L’image trop honteuse qu’il a de son histoire le condamne au silence. Pourtant réfléchit-il : « il ne faut jamais laisser un jeune seul ; autrement il tourne en rond avec lui-même. »

Si l’expérience de sa vie avait pu être dite, transmise dans la famille et avoir un écho dans son quartier, cela aurait sûrement bâti un autre jeune issu d’une histoire.

Une histoire de courage, pas de misère

On redoute beaucoup ce que les pauvres peuvent se transmettre au sein de la famille. On craint que ce ne soit la misère, une mentalité d’assisté, qu’ils ne fassent que reproduire une histoire de pauvreté. Pourtant « mes parents ont connu la misère, mais pas moi », affirme Mme M. dont toute l’enfance s’était bâtie au sein d’une famille profondément misérable et incomprise. « Nous, on était heureux. On n’a jamais été abandonnés. Ma mère avait beaucoup de soucis, mais elle avait du cran aussi. »

Aides et entraides

Alors que des familles n’ont rien et sont dans un grand dénuement, elles hébergent des personnes, des familles qui ne sauraient où dormir. Elles offrent leur table, même si c’est peu ; elles s’entourent de gens jusqu’à se laisser envahir. Par-là, elles refusent d’être inutiles : « j’accueille mon frère chez moi ; si je n’étais pas là, il n’en aurait pas pour longtemps ; il retournerait en prison… C’est ça le Quart Monde »

Souvent, les hommes qui semblent être les plus pauvres de leur quartier viennent trouver les volontaires du Mouvement ATD Quart Monde non pas pour leur parler d’eux, mais pour leur ouvrir les yeux sur d’autres familles qui vivent des moments difficiles : « On devrait faire quelque chose pour eux » « On peut leur dire que nous, nous y arrivons, alors il n’y a pas de raison pour que eux n’arrivent pas à vivre » « il faut d’abord qu’on sache ce qu’ils veulent »

Les pauvres savent qu’aider les autres, c’est aussi faire grandir chez eux la volonté et leur permettre de décider. Ils ont une longue expérience des aides qui sont de vrais refus de la pauvreté, et de celles qui ne sont qu’un pis-aller. « Quand je n’avais pas de logement, on voulait que j’habite dans des vieilles baraques, pas plus de 150 F par mois, parce qu’autrement, on me disait que je n’aurais pas pu payer. A un moment j’en ai eu marre des vieilles baraques, j’ai cherché ailleurs et j’ai eu raison : nous sommes des familles comme les autres »

Les plus démunis distinguent par expérience les aides sans lendemain de celles qui prennent en compte des hommes dans leur globalité, qui tiennent compte de leurs appartenances, de leurs racines et de leurs origines.

B.J.

Les difficultés incommensurables de ses parents, les privations ou la violence des moments trop durs n’altèrent pas la mémoire du cran de se mère, de son courage, de sa résistance jusqu’au bout. Voilà l’histoire de courage que les familles les plus pauvres veulent se transmettre. Mais il leur faut que cette histoire soit renvoyée, soit approuvée au lieu d’être toujours mise en doute et déconsidérée.

Des mainteneurs de marginalité ?

Emilienne a 17 ans. Elle attend un enfant. Elle vit, avec son ami, chez ses parents. Devant leur état de pauvreté, l’éducateur les signale au juge des enfants. Ce dernier propose à Emilienne de vivre seule avec son enfant en maison maternelle, ou en couple mais à plus de 100 km de chez ses parents. Toutes solutions qui ne font que briser la famille. Emilienne refuse. Puisqu’elle n’a pas de logement pour l’enfant, son ami et elle, l’éducateur décide : « Il n’est pas question qu’Emilienne apprenne à élever son enfant chez sa mère. Dans cette famille aucun homme ne travaille, ils font un peu de ferraille ; les enfants n’apprennent que le vagabondage. Cette famille vit dans la marginalité, elle se plaît comme ça et y maintient ses enfants. » Emilienne répond : « Mes parents sont tout pour moi. Ils ont toujours tout fait pour nous garder avec eux. Quand j’ai été en foyer pour faire un stage de vendeuse, ma mère venait me voir, elle ne me laissera jamais tomber. »

Sa famille a toujours été une protection contre l’anonymat et la désespérance des enfants qui ne se sentent de nulle part. Pourquoi cette force familiale n’est-elle pas vue ? Pourquoi n’a-t-elle pas d’écho ? Pourquoi n’est-elle pas valorisée ? Quel avenir pour Emilienne et son enfant s’ils ne peuvent se voir que comme des mainteneurs de marginalité ?

Faire le silence sur sa vie

Nathalie passe la semaine dans une maison d’enfants, revient chaque week-end chez ses parents. Un lundi matin elle dit à une de ses animatrices que la veille ses parents se sont violemment disputés et qu’elle a passé un très mauvais week-end. Le week-end end suivant on ne l’autorise pas à retourner dans sa famille.

La souffrance des enfants pauvres ne peut-elle se dire sous peine de se retourner contre eux ? Doivent-ils la porter seuls sous peine de perdre leurs liens fragiles, leurs racines, leurs origines ? Les pauvres sont souvent condamnés à faire, leur vie durant, le silence.

Une humanité qui souffre

Au plus profond de la misère, les hommes s’isolent, s’enferment. On les ignore aussi ; on les juge incapables ou on craint qu’ils ne se complaisent dans cet état. On dit d’eux : « C’est leur mode de vie » « Ils vivent entre eux, un peu comme des sauvages » « Ils ne cherchent pas à s’en sortir »

Pourtant chez les familles qui ont vécu, qui vivent la misère, on entend toujours un appel très fort à partager leur humanité avec les autres, un appel à recevoir des gestes humains alors que plus rien ne vient jusqu’à elles. Des gens crient : « Je tombe bien bas, plus bas que terre, pourtant je ne suis pas une bête, je cherche à comprendre, je ne sais pas lire et écrire, mais je réfléchis, il y en a là-dedans ! »

Partout on retrouve cette angoisse de n’être plus tout à fait considérés comme des hommes. Les pauvres réclament la reconnaissance de leur souffrance, comme cette jeune femme dont les quatre premiers enfants ont été placés. Sur le jugement il est noté : « Vu l’incapacité notoire de la mère à s’occuper de ses enfants »

Pourtant, depuis quatre ans, cette mère n’aura pas manqué une seule de leur visite même dans les moments les plus durs. Lorsqu’elle sera à la rue elle ira les voir au centre de placement. Elle s’y rendra souvent le ventre ide. Un jour, la visite se passe mal. Il y a de grandes tensions entre ses voisins et elle. Les enfants ont peur. On lui reproche cette visite. Elle me dira plus tard : « Tu crois que je suis une bonne mère ? » Et sortant les papiers du jugement : « Une mère comme ça, les enfants feraient mieux de ne pas en avoir (…) Pourtant je les aime mes enfants, ils sont beaux, je ne veux pas qu’ils soient perdus. Mais moi, je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai jamais eu de chance. Je suis mal dans ma peau »

Qui peut mesurer la souffrance de cette mère, la souffrance des pauvres ? Qui la voit ? Pourtant, la première reconnaissance qu’ils nous demandent, c’est celle-là. Ils nous demandent d’être là quand plus personne n’est avec eux ; de nous rendre compte qu’ils n’ont rien et qu’ils le refusent, que cela les mutile, les défigure. Cette souffrance fait partie de leur histoire d’Homme.

B.J.

La mémoire, pas la honte

Suzanne, jeune femme qui a vécu des années dans un enchevêtrement de cabanes et de camions délabrés au bout d’un chemin boueux parle de Pierrot, un de ses voisins : « Certains jours, il partait tôt le matin, on ne le voyait pas de la journée. On savait qu’il allait s’asseoir sur un banc près de la maison de sa fille. Il attendait qu’elle sorte, pas pour lui parler, juste pour la voir. Le soir quand il revenait, il ne disait rien, il buvait et se couchait. »

De Robert, un autre voisin : « La veille de sa mort, quand j’ai été le voir à l’hôpital, il m’a dit qu’il avait une fille. Ça faisait 15 ans qu’on vivait l’un à côté de l’autre, et je ne savais même pas qu’il avait une fille. J’ai pensé : pourquoi me dit-il ça ? Je lui ai demandé s’il voulait la voir ; il m’a fait signe que non. Je crois qu’il me l’a dit pour que quelqu’un pense à sa fille. »

Mémoires reléguées et honteuses qui pourtant en appellent simplement à cette certitude nécessaire : savoir que l’on compte pour ceux qui comptent pour nous.

Lorsqu’elle a quitté son bidonville, Suzanne a donné deux photos de sa cabane en disant : « Je les donne au Quart Monde pour qu’on sache que là des humains ont vécu. On a eu des moments durs, je n’en parlerai pas souvent, c’est notre expérience, il fallait qu’on la fasse. Mais, entre nous, il a fallu une grande amitié parce que c’était trop dur à vivre. Ça je peux le dire. » Entendrons-nous qu’une telle expérience a fait grandir leur humanité ?

Pouvoir s’exprimer

Les familles les plus pauvres gardent en mémoire leurs luttes : luttes individuelles, luttes menées ensemble les unes pour les autres, luttes dans lesquelles elles ont risqué souvent gros. Mais ces luttes-mêmes leur sont contestées.

Danièle entend souvent des gens lui objecter « toi tu n’es plus du Quart Monde ; tu as un travail, tu es bien vue dans ton village. » Mais, les gens oublient que pour être ce que je suis, j’ai mis 25 ans. 25 ans, c’est long. A 12-15 ans, j’étais repliée sur moi-même, j’étais paumée à l’école et partout. Après 25 ans de lutte, je peux m’exprimer. Les exclus, j’en suis, je le ressens, car ils sont à l’intérieur de moi. »

Lorsqu’on parle des luttes contre la pauvreté, prend-on en compte celles que les pauvres mènent pour s’en sortir ? Considère-t-on la façon dont ils s’y prennent pour nous dire leur situation intolérable ? Les reconnaît-on comme premiers témoins et même comme experts en matière de droits de l’homme ? Tout cela est pourtant partie intégrante de leur identité.

1 Ces témoignages ont été receuillis dans le cadre de l'Université populaire  Quart Monde, rassemblement organisé par le Mouvement ATD Quart Monde

1 Ces témoignages ont été receuillis dans le cadre de l'Université populaire  Quart Monde, rassemblement organisé par le Mouvement ATD Quart Monde durant lequel les adultes des milieux les plus pauvres se rencontrent pour exprimer leur expérience et bâtir leur pensée avec des interlocuteurs qui les comprennent et les respectent. Ils y apprennent à prendre la parole.

Brigitte Jaboureck

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, Rennes France

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