Partenaires de l’Europe des droits de l’homme

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Partenaires de l’Europe des droits de l’homme », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le 01 juin 1987, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4259

L’Europe est aujourd’hui perplexe. Voici que la pauvreté et même la misère semblent, à nouveau, frapper à sa porte ! Nous ne comptons plus les soupes populaires qui se multiplient à travers nos pays, d’Amsterdam à Munich, de Glasgow à Brème, en passant par Paris.

La soupe populaire comme au XVIIe siècle ! Que nous arrive-t-il ? Nous avions pourtant assuré correctement le droit de tout le monde à la vie ! La misère c’était fini. Or, à travers nos pays, on nous parle maintenant d’une nouvelle pauvreté ! Et si nous avions commis une immense méprise ? Si la misère était bel et bien demeurée au fin fond de nos sociétés de consommation ? Si, tout à notre affaire d’avancer, et peut-être trop sûrs de nous, nous n’avions pas pris soin de regarder derrière ?

L’auteur s’est retourné vers les plus pauvres pour déterrer avec eux cette mémoire de misère qu’ils sont seuls à détenir.

Exister dans l’histoire des autres

A travers les siècles, un trait commun à tous ces pauvres est d’être identifiés en Normandie comme en France, dans les provinces hollandaises et dans les Flandres, dans les comtés anglais et dans les principautés allemandes par des sobriquets : piétaille, merdaille, coquinaille, truands, bandes, arrière-ban, gens sans feu ni aveu, lumpenprolétariat, familles asociales, familles-problèmes. Dans l’Eglise, parfois, on les nomme simplement « les plus pauvres »

Ces familles ont été spoliées de leur histoire, de leur identité propre, et, par conséquent, n’ont pas non plus de représentation dans nos démocraties.

Trop pauvres pour être reconnues, n’étant pas considérées comme partie de l’ensemble, aucun soin n’a été pris d’enregistrer leur histoire et celle de leurs lignées, ni ce qui a été fait avec elles. Si déjà le devenir des paysans, des bourgeois, des artisans, des ouvriers réguliers des fabriques n’a été noté que vaille que vaille, retrouver la vie des plus pauvres est plus qu’œuvre d’historien ; c‘est une œuvre de détective, à la recherche d’un milieu de misère toujours présent qui, selon les conjonctures, peut s’épaissir ou s’amenuiser... Et c’est bien parce qu’il s’épaissit qu’il entre dans notre champ de vision aujourd’hui. Mais, il est hélas bien ancien et sa pauvreté n’a rien de nouveau.

L’Europe étourdie progresse dans le temps, sans mémoire ni des pauvres, ni de ce qu’elle a fait pour eux, avec eux.

L’Europe s’est laissé persuader par telle école d’historiens qu’elle a enfermé ses plus pauvres au XVIIème siècle. Ce n’est qu’une partie de son histoire, puisqu’en ce même XVIIème siècle, elle a inventé le droit des pauvres au travail, le droit des enfants pauvres au métier, le droit des enfants en bas âge d’être élevés par leurs parents. L’Europe occidentale toute entière avance ainsi dans son histoire avec d’énormes trous de mémoire.

Or, le droit à la vie, disent les familles des cités de Caen, c’est d’abord le droit d’exister dans l’histoire des autres. Le droit que son existence, sa pensée, ses projets aient une signification pour les autres.

Vivre, c’est se battre pour un projet

Le pain, la soupe populaire ou l’allocation d’aide sociale, tout cela demeure du domaine de l’aumône, tant qu’une famille n’est jamais consultée sur ses projets, et moins encore sur les projets de la communauté. La soupe populaire près du port de Caen, le chèque postal d’une allocation minuscule, le secours de l’Aide à l’Enfance, tout cela donne le même goût d’impuissance et de déconsidération. On n’existe pas dans les projets des autres. Alors quels projets peut-on faire soi-même ?

Pour les familles sous-prolétaires, en tous les cas, la notion même de survie est un non-sens. L’homme qui ne fait que survivre par la nourriture, les bons, les tickets distribués par le secours de l’assistance, est déjà un homme que son entourage dégrade, il est atteint dans sa dignité d’homme.

Ces familles disent : « Ils nous traitent comme des moins que rien. Nous ne sommes tout de même pas des bêtes ».

« Il me faut courir dans tous les services, supplier qu’on me donne l’adresse de mes filles… C’est vrai qu’ils me traitent comme une moins que rien. Mais mon mari et moi, comment voulez-vous qu’on vive si je ne cherche pas mes filles ? ». Vivre, c’est avoir des projets, des projets avec d’autres ; et, par conséquent, vivre c’est se battre, avoir des moyens de se battre pour un projet. Quelque part aux Pays-Bas, une mère de famille du Quart Monde s’entendait dire par un fonctionnaire de l’Aide Sociale extrêmement bienveillant : « Madame, je voudrais vraiment vous aider. Je vois bien que vous luttez le dos au mur ». Et cette dame de répondre : « Monsieur, je n’ai pas de mur ». Plus tard, elle ajoutait : « Un mur, il se moque de moi, non ! Mon mari ne cherche même plus de travail, et je sais bien qu’un de ces jours il va nous quitter ». A ces mots qu’ajouter ? Peut-être ceci : Nous qui constatons autour de nous les changements de mœurs, les unions libres, les divorces, les enfants ballotés entre la mère et le père, songeons-nous que les familles sous-prolétaires constamment paralysées, cassées par la misère, rêvent de stabilité, d’amour, de mariage, d’une famille qui dure, parce que c’est là le seul, le dernier mur auquel appuyer le dos pour se battre et s’en sortir.

Introduire des nouveaux témoins au centre de nos débats

Les familles du Quart Monde semblent capables de nous dire ce que peut être une politique du droit à la vie pour toutes les familles ; non pas pour une famille d’un certain modèle seulement, mais pour toutes les familles qui, en tant que telles, ont le droit de mener un projet de leur choix. D’une telle politique l’Europe n’a pas le savoir juridique, ni le savoir-faire politique, ni peut-être les moyens financiers. Mais les familles les plus pauvres ne semblent pas en demander tant. Elles demandent que l’Europe reprenne patiemment son ouvrage en les installant comme nouveaux partenaires de ses politiques, comme nouveaux témoins au centre de ses débats : la sécurité de l’emploi et des ressources, le droit à la vie spirituelle, à la participation politique, les droits parentaux face à l’école ou les moyens d’assurer l’éducation à la liberté, à l’amour, au foyer.

Les démocraties, malgré toute leur bonne volonté, n’ont pas encore réussi à réaliser les droits de l’homme. Leur préoccupation a été d’étendre des droits réservés au plus grand nombre. Les familles sous-prolétaires représentent une exigence plus sûre pour tous. Et nous confrontant radicalement aux moyens de la dignité elles seront notre garde-fou.

Une exploration dans l’histoire de Normandie

Avec une équipe de permanents du Mouvement ATD Quart Monde ayant les formations voulues nous avons choisi une région d’Europe relativement représentative : ni trop pauvre, ni trop riche, ni trop au centre des affaires de l’histoire générale, ni trop à l’écart non plus : la Normandie.

Avec quelques centaines de foyers sous-prolétaires de l’agglomération de Caen dans le Calvados, nous avons établi des monographies de familles sur plusieurs générations. Nous sommes aussi remontés puis descendus à travers les siècles, de l’époque gallo-romaine jusqu’à nos jours en posant les questions que nous inspirait la connaissance des familles les plus « paumées » de nos jours. De cette double randonnée dans l’histoire normande, nous ramenons l’image d’une population familiale héritière de toute une mémoire de misère qu’elle est la seule à détenir ; une mémoire de l’en dehors et de delà des droits à la vie dans lesquels les familles très pauvres ont dû continuer à vive.

Jusqu’au XVIIème siècle, nous n’avons trouvé de certitude que sur l’existence de la misère, des images instantanées sur les victimes, personnes et familles. A Partir de cette époque, l’hypothèse d’une couche de population prisonnière de la misère de père en fils devient de plus en plus raisonnable.

A partir du XIXème siècle, cette hypothèse devient pratiquement la seule possible. Au XIXème siècle, il ne s’agit plus d’une hypothèse de travail historique ; nous tenons la confirmation que nous sommes en présence de famille incarnant une misère héritée des parents, des grands-parents et des aïeux.

Notice bibliographique : « Comme l’oiseau sur la branche. Histoire des familles dans la grande pauvreté en Normandie », Editions Science et Service Quart Monde, Paris 1987

A.V.S

Alwine A. de Vos van Steenwijk

Présidente du Mouvement international ATD Quart Monde

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