Pour un droit de la famille adapté aux plus pauvres

Mascha Join-Lambert et Annelise Oeschger

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Mascha Join-Lambert et Annelise Oeschger, « Pour un droit de la famille adapté aux plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le 19 mars 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4263

Comment permettre aux familles des travailleurs les plus défavorisés d’Europe de vivre dans la dignité ? Un colloque a réuni au Conseil de l’Europe au mois de novembre 1984, 250 représentants de 11 pays autour de cette question. L’initiative avait été prise par le Mouvement International des Juristes Catholiques et par l’Office Catholique d’information sur les Problèmes Européens d’une part, et par le Mouvement international ATD Quart Monde, d’autre part. Ce texte rend compte d’une part de leur réflexion collective présentée ici en deux parties : quels droits fondamentaux faut-il assurer à toutes les familles ? Comment la législation et les institutions pourraient-elles garantir ces droits aux plus pauvres ?

Quels droits fondamentaux assurer à toutes les familles ?

Le droit à la survie ne suffit pas

La dignité de la personne est l’origine de tous les « droits de l’homme » a affirmé le Professeur Ruiz Gimenez. Cette idée de l’égale dignité de tous les êtres humains apparaît profondément ancrée dans notre culture. Les droits de l’homme sont censés assurer à tous cette dignité, c’est-à-dire le droit de développer sa propre personnalité et de manifester sa solidarité aux autres, le « droit de vivre avec des raisons d’exister »

Avec vigueur, les familles les plus pauvres refusent d’être réduites à la survie : « vivre pour manger, c’est comme en prison. » Avec des expériences de vie très différentes de celles de leurs concitoyens, elles affirment cette même revendication à la dignité. Elles l’expriment dans ses deux dimensions : le développement de sa propre identité et la solidarité avec les autres êtres humains. « Le droit à la vie, c’est d’abord le droit d’exister au regard des autres, son histoire, sa pensée, ses projets mêmes ayant une signification pour les autres. »

Quant à la solidarité, ces familles en témoignent quotidiennement, s’entourant de gens jusqu’à se laisser envahir. Par là, elles refusent leur inutilité.

La famille, sujet de droit ?

Cette vie en dignité, l’homme doit pouvoir la réaliser « au sein des différentes communautés qui l’intègrent, la famille, la commune, la nation, la communauté internationale. » La dignité de toute femme et de tout homme devient ainsi tributaire du respect porté à sa famille. C’est pourquoi les plus pauvres font du combat pour la sauvegarde de l’identité familiale le premier de leurs combats. Ils demandent le respect de leurs liens familiaux ; et ils demandent la protection de leurs responsabilités familiales afin de pouvoir transmettre une histoire à leurs enfants. Pour eux, la famille est un bastion contre la déshumanisation de la misère. La volonté de donner à ses enfants une vie meilleure constitue une motivation profonde qui mobilise toutes les énergies.

Dans la Déclaration des Droits de l’Homme, la famille est comme « l’élément naturel et fondamental de la société. » A ce titre, « la famille a droit à la protection de la Société et de l’Etat. »

Dans une phase de mutation des réalités familiales, comment définir cette famille ? Les participants du colloque n’ont pas voulu engager ce débat laborieux car il leur a semblé que même en l’absence d’une définition universelle, les éléments fondamentaux qui appellent une protection effective peuvent être dégagés. Toutefois le critère de stabilité apparaissait à beaucoup comme le plus pertinent. Quant à l’opportunité de conférer à la famille une personnalité juridique, les avis étaient partagés : si certains mettent en avant la possibilité de mieux défendre ses intérêts, d’autres soulignent les risques d’exclusion liés à la rigidité d’une définition. Pour résoudre cette contradiction, Maître Pettiti suggérait « des textes à géométrie variable pour s’adapter aux différentes situations juridiques et sociales. »

Les menaces du droit actuel

Dans les milieux très pauvres, la vie des familles a toujours été menacée. Déracinées par l’incessante quête d’un emploi, par l’expulsion d’un village ou d’un logement, acculées par le dénuement à abandonner leurs enfants à la naissance ou même, dans les siècles précédents à les tuer, à les vendre au travail ou encore à les laisser grandir chez d’autres afin de se placer comme domestiques, élevant parfois les enfants des familles plus aisées, elles ont ensuite été victimes des effets pervers de la protection de l’enfance en danger : ce sont alors les institutions et les réponses institutionnelles (assistance publique, psychiatrisation, mise en tutelle judiciaire) qui ont pris le relais de l’extrême dénuement pour séparer les générations, briser les racines, déposséder les familles très pauvres de leurs responsabilités et de leurs droits de vivre ensemble. Aujourd’hui il semble qu’une nouvelle phase de cette même stratégie se mette en place, pour limiter le nombre de leurs enfants. La contraception imposée, l’avortement et même la stérilisation sont des instruments de cette stratégie, et ceci même dans des pays où la dénatalité est considérée comme alarmante : comme si on n’avait pas besoin des enfants des pauvres. Trop souvent, on déconseille à des hommes et des femmes de se marier avec telle ou telle personne parce qu’elle « ne vaut rien » ; on incite des femmes à se séparer de leur conjoint parce que « sans lui ça irait mieux. »

Ces pressions s’exercent au nom des droits individuels, pour protéger les personnes. De même, au nom des droits de l’enfant (à l’hygiène, à l’éducation, ou à une vie familiale harmonieuse), on pénalise les parents qui se révèlent incapables de remplir ces conditions : l’Etat supplée alors à la famille jugée inapte, sans rechercher dans les conditions de vie au foyer les raisons de cette « défaillance. »

Cette politique de pénalisation s’avère d’autant plus menaçante pour les plus pauvres qu’elle s’accompagne d’une insuffisance dans le soutien qui leur est offert pour accomplir leurs tâches : ainsi, les prestations familiales, trouvant généralement leur origine dans l’initiative patronale, sont restées longtemps liées au statut professionnel, excluant de ce fait les travailleurs les plus mobiles et les plus précaires. Aujourd’hui encore, leur versement suppose une conformité à des modèles souvent inaccessibles aux plus pauvres : union légitime, scolarisation des enfants, surveillance médicale de la mère et des enfants, habitat stable… Quant à l’aide sociale qui pallie les insuffisances de la politique sociale, elle s’accompagne d’un droit de regard pire encore dans la vie privée, engendrant des humiliations et développant l’irresponsabilité.

La peur de cette ingérence dans leur vie privée empêche d’ailleurs souvent les plus pauvres de faire valoir leurs droits : ils savent trop qu’une demande d’aide peut signifier le sacrifice de leur indépendance. Par ailleurs, les plus démunis sont aussi ceux qui profitent le moins des institutions privées et publiques mises en place pour soutenir les parents – crèches, consultations médicales, cours, bibliothèques.

Un droit fondamental : le droit de vivre ensemble

Droit à des moyens d’existence

L’abbé J. Wresinski le rappelait dans sa conclusion : « Pour vivre, non survivre, les familles formulent trois demandes élémentaires qui concernent toute famille quelle qu’elle soit : elles demandent un avenir pour leurs enfants ; elles demandent d’avoir l’honneur de gagner elles-mêmes les moyens de cet avenir dans la dignité et l’indépendance ; elles demandent de vivre dans la paix avec leur voisinage et avec le monde qui les entoure. »

Ces demandes si simples et qui donnent pourtant tant de fil à retordre aux responsables soulignent bien combien les droits politiques d’une part, les droits économiques et sociaux d’autre part sont indivisibles. Sans accès au logement, à la santé et à l’instruction, sans un minimum de sécurité financière, aucun projet familial ne peut s’épanouir.

Droit au respect de l’identité

Le droit pour un enfant et un jeune, même placé ou retiré de sa famille, de connaître son identité et ses racines doit être garanti à tous, de même que l’irrespect de l’identité familiale (devant les cours de justice, dans la presse…) doit être prohibé.

Droit au respect de l’entité familiale

Pour que les plus pauvres n’aient pas à vivre sous contrôle permanent, il importe que le droit d’intervenir dans la vie familiale soit très précisément circonscrit, que les intervenants soient préparés et imprégnés du respect de l’identité familiale.

Droit à une « nouvelle chance »

Toutes les pratiques qui jugent les parents et les pénalisent définitivement (déchéance parentale, retrait des enfants nés ou à naître) détruisent la possibilité de tout projet familial : en leur refusant une nouvelle chance, elles risquent de briser sans espoir ceux qu’elles frappent. Les expertises, par exemple, sont trop souvent faites en méconnaissance complète de la réalité des familles et au mépris de leur projet de vie. Les familles doivent pouvoir s’y opposer avec le soutien de personnes ou d’associations de leur choix et avoir accès au dossier.

Comment assurer ces droits aux plus pauvres ?

Deux objectifs se sont dégagés :

- il faut mieux appliquer les textes existants ;

- il faut reconnaître et protéger comme fondamentaux certains droits sociaux, économiques et culturels.

En se fondant sur les garanties existantes, l’action peut emprunter divers chemins.

Les insuffisances des législations et des institutions

A la lecture des textes internationaux, on mesure toute la distance qui sépare l’idéal défini dans les droits de l’homme de sa réalisation effective. Cette distance résulte à la fois d’une absence de textes dans les législations nationales permettant d’établir effectivement ces droits et d’un fonctionnement administratifs inadapté aux conditions de vie des plus pauvres.

L’expérience des familles les plus pauvres révèle à l’extrême des insuffisances dont souffrent beaucoup d’autres : « la promotion des familles les plus défavorisées paraît constituer l’exacte mesure d’une politique familiale globale. » Ainsi, l’absence de législations claires pour le relogement des familles expulsées et la limitation des saisies de biens interdit que soient assurées les conditions de vie minimales nécessaires au maintien des liens familiaux ; en l’absence de protection face aux pressions qui s’exercent sur les plus pauvres, le droit au choix de la vie familiale devient lette morte.

La conception même au droit de la famille repose sur une ignorance profonde de ce que vivent les familles les plus défavorisées. Aussi beaucoup de mesures en faveur des familles ne les touchent pas, ou même peuvent avoir des effets pervers : les femmes, bénéficiant rarement d’un travail stable, n’ont guère accès aux aides liées à la maternité ; des couples sont incités à se séparer pour accéder aux droits des familles monoparentales… Les plus défavorisés se trouvent exclus des débats sur l’équité des prestations familiales.

Le fonctionnement des administrations aggrave souvent ces formes d’exclusion qui se manifestent dès la conception des textes et contribuent à une discrimination de fait devant des droits destinés à tous. En effet, la complexité des textes de loi et des règles de procédure suppose, pour faire valoir ses droits, un minimum d’information, souvent inaccessible aux plus défavorisés. Plus encore, l’ignorance des conditions de vie et de la culture des plus pauvres, trop fréquente parmi les professionnels chargés d’appliquer le droit renforce cette discrimination de fait. Et les ingérences dans la vie privée qui accompagnent parfois les aides tendent à priver les familles de leur autonomie, ou à les dissuader de mettre leurs droits en cause.

Un réel droit à la vie familiale, accessible à tous, suppose donc à la fois de transformer les législations nationales dans le sens des textes fondamentaux et d’organiser une véritable éducation aux droits de l’homme pour tous ceux qui ont mission d’appliquer les droits garantis théoriquement pour tous.

Dans les textes internationaux

L'article 6 de la Déclaration universelle des Droits de l'enfant proclame le droit de l'enfant de grandir sous la sauvegarde et la responsabilité de ses parents, dans une atmosphère de sécurité et d'affection.

L'article 16 de la Déclaration universelle des Droits de l'homme affirme le droit au soutien de l'État en vue d'assurer à toute personne, ainsi qu'à sa famille, des conditions de vie décentes.

L'article 8 de la Convention européenne des Droits de l'homme confère à toute personne le droit au respect de sa vie privée et familiale.

L'article 16 de la Charte sociale européenne définit un droit propre à la famille, et pas seulement une protection. Il donne priorité à la famille d'origine (« biologique ») et établit une notion de « coresponsabilité » entre la famille et l'État. Il fait obligation à tout État contractant de prendre des mesures dans différents secteurs et notamment : l'élaboration d'un système national de prestations familiales, l'allégement de certains frais en faveur des familles ; la mise à leur dispositions de logements familiaux ; celle d'équipements sociaux et culturels ; la protection juridique de la famille, en particulier en cas de conflit conjugal ; l'organisation de leur participation à la sauvegarde des intérêts qui leur sont propres.

Comment adapter les législations nationales

Développer, dans la législation des Etats, la notion de co-responsabilité telle qu’elle apparaît dans les textes fondamentaux, pour organiser la protection juridique de la famille ; ce qui suppose :

* d’introduire la notion d’un soutien a priori de la famille

* de réserver la notion de suppléance à des circonstances où elle est inévitable : décès des parents, par exemple

* de donner à cette suppléance un caractère temporaire ou partiel dans l’autres cas.

Donner à la famille des droits certains, qu’elle puisse faire valoir par des moyens classiques, par exemple un droit au relogement en cas d’expulsion, un droit à une sécurité d’existence…

Donner aux familles la possibilité de se défendre lorsque le droit à l’identité familiale est violé. (La possibilité d’invoquer en justice la notion de co-responsabilité pour obtenir un soutien ou même demander le partage des responsabilités au niveau pénal [drames de la misère] a été évoquée.)

Organiser une véritable éducation aux droits de l’homme

« Nous devons réformer nos professions » a conclu une intervenante. Cette réforme pourrait passer par une véritable éducation aux droits de l’homme et tout d’abord par une connaissance réelle des milieux où ces droits sont le plus bafoués. L’objectif d’une telle éducation serait d’imposer les droits de l’homme comme référence dans le comportement des hommes entre eux. Le développement de l’action médiatrice dans les administrations pourrait d’ailleurs contribuer à la réalisation de cet objectif. « La dignité des familles, et en conséquence leur accès aux Services dépend largement de la manière dont les professionnels appliquent les règles d’éthique qu’ils se sont données et de la façon dont ils font évoluer ces règles. »

En période de restriction budgétaire, une telle réflexion peut paraître irréaliste. Pourtant il ne s’agit pas tant de créer de nouvelles sources de dépenses que de repenser l’ensemble des dispositifs existants en faveur de la famille, en tenant compte de la vie et de la pensée des plus pauvres. Aujourd’hui, la famille tend à devenir sujet de droit : c’est là une chance à saisir pour que de nombreuses familles ne restent pas condamnés à la survie.

Mascha Join-Lambert

Volontaire du Mouvement International ATD Quart Monde, secrétariat international

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Annelise Oeschger

Volontaire du Mouvement International ATD Quart Monde, secrétariat international

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