Mort de froid et d’indignité

Georges de Kerchove

Citer cet article

Référence électronique

Georges de Kerchove, « Mort de froid et d’indignité », Revue Quart Monde [En ligne], 122 | 1987/1, mis en ligne le 05 août 1987, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4265

Index de mots-clés

Droits humains

Il y a quelque temps, un homme mourait de froid et de faim dans une gare de Bruxelles. Drame de la pauvreté, de l’indifférence de nos sociétés, titraient quelques journaux sous la rubrique des faits divers. Ce fait, en réalité central, remet dramatiquement en cause l’idéal des droits de l’homme qui fonde nos sociétés

Sur le plan technique, diront les spécialistes, il y a une défaillance qu’une enquête permettrait de détecter. Le législateur a mis au point des mécanismes efficaces d’aide sociale et même si l’on s’accorde à dire que les montants de l’aide sont insuffisants, chacun peut y avoir droit. Il suffit de demander. Voilà bien la question : il suffit de demander. Je suis certain que cet homme mort de froid et de faim n’a rien demandé, qu’il n’a pas osé, que les démarches à effectuer lui paraissaient une montagne infranchissable. Et pourtant, il était un homme et pouvait donc prétendre à vivre en dignité. Devait-il d’abord prouver sa dignité pour demander des droits fondamentaux ?

A la fin de la seconde guerre mondiale, est apparue l’expression « crime contre l’humanité » qui évoque la situation dégradante faite à des humains considérés comme issus d’une race inférieure, réduits à se définir eux-mêmes comme sous-hommes et hors humanité. En niant systématiquement la dignité de certains hommes, les régimes totalitaires savent qu’ils peuvent bafouer leurs droits en toute impunité sans changer la loi.

Cet homme mort de faim et de froid nous rappelle en réalité qu’entre un camp d’extermination et le nulle part de l’errance, la distance est singulièrement courte. « Parce que nous faisons les poubelles la nuit, on nous regarde comme des rats ! » me disaient ses compagnons qui comprenaient, pour le vivre également, qu’il s’était senti indigne de demander un droit et avait été acculé à se laisser mourir. La misère - et l’errance en est l’ultime cheminement. - est violation des droits de l’homme. L’errant perd jusqu’à son identité et rejoint la cohorte anonyme des gens sans feu ni aveu qui ont sillonné les routes du Moyen Age et dont l’histoire n’a gardé aucune trace, si ce n’est le mauvais souvenir de la crainte, puis de la répression qu’ils ont suscitées. Cet homme qui errait dans les gares ou ailleurs depuis plusieurs années n’était plus personne, aux yeux des autres et à ses propres yeux. Ses compagnons ignoraient d’où il venait et avaient même oublié son nom de famille. Ils l’appelaient Marcel pu parfois le « vieux Marcel » pour le distinguer d’un autre Marcel, plus jeune, errant comme lui. Il avait égaré sa carte d’identité depuis belle lurette et avait perdu tout espoir de s’en voir délivrer une nouvelle, incapable d’accomplir les formalités et de mentionner les coordonnées d’un domicile qu’il n’avait plus.

Lorsqu’il a été découvert mort, dans la chicane d’un couloir, près des toilettes, on n’a jamais pu savoir qui il était exactement. Il a été conduit à la morgue, puis enterré dans le cimetière de la ville, anonyme, identifié par une simple date, celle se sa mort.

Marcel ne demandait plus rien depuis quelques années. Il s’était vu imposer la règle tacite de la discrétion : ne déranger personne et rester autant que possible invisible. C’était le minimum de savoir-vivre que l’on attendait de lui, la condition à laquelle on le tolérait. Il vivait sans aucune identité, constamment soumis au regard des autres qui, détournant les yeux, lui reprochaient sa présence et même son existence.

Violer cette règle de la discrétion, c’était s’exposer à l’enfermement pour un temps indéterminé dans un « dépôt de mendicité ». Marcel s’était toujours attaché à la respecter, mais malgré tout, il avait été embarqué une fois ou l’autre parce que tel était le bon plaisir des policiers qui lui paraissaient depuis lors avoir toujours raison ainsi que les juges qui avaient confirmé sa mise à la disposition du gouvernement.

Marcel est mort à la veille de 1987, « l’année des sans abris » et sa mort nous rappelle que le nulle part de l’errance dans une démocratie somme toute prospère ressemble étrangement aux camps de concentration des pays totalitaires.

Au fond, Marcel était un précurseur, une sorte de prophète sans voix qui nous rappelait par son silence que les lois les plus sophistiquées sont inutiles et s’il n’y a pas un respect radical de la dignité humaine.

Georges de Kerchove

Avocat, membre du mouvement ATD Quart Monde, Bruxelles

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND