Les programmes européens de lutte contre la pauvreté

Leo Crijns

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Leo Crijns, « Les programmes européens de lutte contre la pauvreté », Revue Quart Monde [Online], 124 | 1987/3, Online since 01 December 1987, connection on 26 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4308

Le trentième anniversaire du Mouvement international ATD Quart Monde coïncide, par un heureux concours de circonstances, avec le trentième anniversaire de la signature du Traité de Rome instituant la Communauté Économique Européenne. À cette occasion, je rappellerai ici avec plaisir le rôle important qu’a joué ATD Quart Monde dans l’élaboration et dans la mise en œuvre du Programme européen d’Action de Lutte contre la Pauvreté.

Au mois d’octobre 1972 se tint à Paris la première conférence au sommet des Chefs d’État et de Gouvernement de la Communauté élargie à neuf États-membres. Au cours de cette conférence, il fut demandé que, dans le domaine social, les institutions de la Communauté arrêtent un programme d’action. Le 25 octobre 1973, un projet fut déposé par la Commission. Il fut adopté par le Conseil le 21 janvier 1974. Il contenait une trentaine de propositions, dont l’une était formulée de la façon suivante : « La réalisation – en coopération avec les États-membres – de diverses mesures spécifiques de lutte contre la pauvreté par l’intermédiaire de projets pilotes. »

M. Patrick Hillary, aujourd’hui Président de la République d’Irlande, était alors commissaire aux Affaires Sociales. À la demande des autorités irlandaises, il m’avait chargé de rédiger un texte sur la lutte contre la pauvreté pour le projet de programme d’action.

Je dois reconnaître que, sur le moment, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir écrire. Je ne connaissais pas grand-chose au sujet et je n’étais certainement pas un expert dans ce domaine. Le texte que j’écrivis fut pourtant approuvé sans la moindre discussion au Conseil ; comment aurait-il pu d’ailleurs en être autrement, puisque personne n’était vraiment qualifié sur cette question ! Par la suite, M. Hillary me confia, contre mon gré, ce dossier en plus de nombreux autres dont j’avais la charge en me demandant de faire de maximum. Je pensais alors en moi-même « Dans quoi me suis-je engagé ? Mais à la grâce de Dieu… »

Constituer un groupe de travail préparatoire

Nous avons commencé par organiser une réunion de travail à Bruxelles avec des représentants gouvernementaux, un ou deux par État-membre. Le résultat fut pitoyable. La plupart des représentants pensaient que nos pays appartenaient aux nations les plus avancées et les plus développées du monde et que, par conséquent, leurs populations comprenaient peu de personnes pauvres. Peut-être pouvait-on, ici et là, amener les pauvres à faire un meilleur usage des protections sociales en vigueur. Mais, s’ils n’arrivaient pas à bénéficier des allocations et programmes existants, cela relevait d’abord de leur propre faute. Une des délégations, la danoise, alla même jusqu’à dire qu’il n’existait plus de situations de pauvreté dans son pays.

Ensuite, après avoir rencontré de très nombreuses difficultés, nous avons invité des représentants de ce que l’on appelle des organisations privées représentatives des différents États-membres. Le résultat fut à nouveau nul. Ce furent des discussions sans fin sur le concept de « pauvreté » et des lamentations à propos des désaccords parfois importants existant entre les administrations et les organisations privées.

Avec tout cela, nous n’avions pas avancé d’un pas. Nous n’avons alors constitué un groupe de travail de sept personnes, toutes expertes ou au moins familières du terrain. Dans le calme, un document de travail fut rédigé. Au mois de juin 1974, il fut présenté à un séminaire organisé à Bruxelles. En ce document constitua la base de la Communication de la Commission du 8 janvier 1975.

Un des experts qui eut une très grande influence à l’intérieur de ce groupe de travail fut Mme Alwine de Vos van Steenwijk du Mouvement international ATD Quart Monde. En outre, pendant le séminaire de juin 1974, le père Joseph Wresinski fit un ardent plaidoyer sur la nécessité de s’attaquer résolument à la pauvreté au niveau européen. Il demanda à cette occasion une attention particulière pour le Quart Monde, les plus pauvres parmi les pauvres. Depuis, nous n’avons cessé de travailler étroitement avec ces deux personnalités de grande autorité. À mon avis, cette coopération a été fructueuse et a eu de grandes répercussions.

La communication du 8 janvier 1975 reçut l’appui total du Parlement européen. Celui-ci – nous pouvons le noter ici – nous a d’ailleurs toujours fortement soutenu, à une exception près. Le Parlement européen souhaita même davantage de précisions sur deux points, la forme juridique et l’aspect financier des actions qui seraient entreprises. La Commission suivit d’ailleurs la voie indiquée par le Parlement. En avril 1975, un projet de décision fut adopté par le Conseil sur la base de l’article 235 du Traité de la CEE. Il adopta également la proposition d’affecter pour la lutte contre la pauvreté 2,5 millions d’Écus sur le budget 1975 et 2,875 millions d’Écus sur le budget 1976. Après un examen minutieux au sein du Conseil pendant lequel une des délégations, celle d’Allemagne Fédérale, formula déjà des réserves sérieuses, le premier Programme européen d’action de lutte contre la pauvreté fut finalement approuvé le 22 juillet 1975.

Le rapport final du premier Programme de projets et d’études pilotes pour combattre la pauvreté

Sa structure

Chapitre I : Introduction avec entre autres, l’arrière-plan historique, la définition de la pauvreté, une vue d’ensemble des sources...

Chapitre II : Les projets pilotes, c’est-à-dire une cinquantaine de projets destinés en particulier à développer de nouvelles méthodes d’action (24 projets en Irlande, 11 en France, 8 au Royaume-Uni, 4 en République Fédérale d’Allemagne, 2 en Italie et 1 aux Pays-Bas, en Belgique et au Danemark).

Chapitre III : Les recherches, soit sept études transnationales qui contribuent à une meilleure compréhension sur la nature, l’origine, les causes, l’importance et la dynamique de la pauvreté.

Chapitre IV : Les rapports nationaux, avec un effort particulier pour estimer l’ampleur de la pauvreté dans la Communauté, pays par pays. En se plaçant uniquement du point de vue des revenus, on arrive ainsi à la conclusion que, au milieu des années 1970 et pour l’ensemble de la Communauté des Neuf, environ 10 millions de foyers, soit au moins 30 millions de personnes sur une population sociale de 260 millions (c’est-à-dire 11,5 % de la population) vivaient dans la pauvreté. Ces personnes disposaient d’un revenu net inférieur à la moitié du revenu moyen net dans leur pays respectif. Il s’agit ici d’une sous-estimation de la réalité actuelle :

- de nombreuses personnes pauvres échappent toujours aux statistiques officielles (elles passent au travers des mailles du filet) et surtout, la situation économique s’est sensiblement détériorée au cours de ces dernières années ;

- il faut se rappeler qu’il y avait 10 millions de chômeurs dans la Communauté des Neuf fin 1981, alors qu’ils étaient 12 millions en 1986 (dans la Communauté des Douze, ils sont aujourd’hui plus de 16 millions.)

Chapitre V : Avenir de la lutte contre la pauvreté ; la pauvreté existe dans tous les États-membres et elle ne cesse d’augmenter. Des leçons sont tirées des projets pilotes, des études pilotes et des rapports nationaux pour un futur second programme. Et les « recommandations » formulées par les différents experts nationaux dans leur rapport sont ensuite reprises. Enfin, la partie la plus importante : le rôle que la Communauté peut et doit jouer (huit considérations) ; sont également citées sept orientations de politique générale et cinq orientations de politiques spécifiques.

Sept orientations générales

a) Chaque politique communautaire doit tenir tout particulièrement compte de son incidence sur la pauvreté ; les instruments financiers doivent disposer de moyens plus importants dans le but explicite de combattre la pauvreté ;

b) Il faut instaurer un niveau plus élevé et plus stable d’emploi et une réduction du temps de travail. Ces mesures devraient s’accompagner du partage des coûts, à condition qu’il n’en résulte pas de préjudice pour les travailleurs à faible rémunération ;

c) À court terme, il faut introduire dans chaque État-membre un revenu minium ;

d) Il faut prévoir un programme par étapes pour combler les lacunes actuelles des régimes de Sécurité sociale ;

e) Des statistiques appropriées et comparables sur la pauvreté dans les États-membres doivent être établies à intervalles réguliers ;

f) Un Centre Anti-Pauvreté (Clearing House) doit être créé au niveau communautaire ;

g) Les législations et réglementations nationales s’appliquant aux sans-logis, aux vagabonds et aux tsiganes doivent être harmonisées aussi rapidement que possible.

Cinq orientations spécifiques

a) Davantage de projets d’action dans les régions les plus défavorisées, aussi bien dans les zones rurales que dans les centres urbains défigurés par l’évolution de l’industrie ;

b) Une attention particulière pour les catégories très défavorisées tels que les étrangers de la seconde génération, les familles monoparentales, les personnes âgées, les personnes et les familles sans logement… ;

c) Une attention particulière pour les groupes qui sont touchés de plein fouet par la crise économique, tels que les personnes atteintes d’une légère incapacité, les handicapés, les chômeurs de longue durée, les personnes maîtrisant peu la lecture et l’écriture (il y a environ 10 millions de personnes illettrées dans la Communauté des Neuf) ;

d) Des analyses approfondies sur l’affectation des dépenses publiques en direction des pauvres et des plus pauvres ;

e) Des études sur l’attitude de l’opinion publique et des projets destinés à informer cette opinion publique afin de susciter un plus large soutien.

Le contenu du premier programme

Peu après, le 27 novembre 1975, la Commission lança une vingtaine de projets pilotes et un certain nombre d’études transnationales. Une description en est donnée dans le Rapport final du 15 décembre 1981. (Cf. encadré).

ATD Quart Monde fut une des organisations qui mena ces projets en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. En outre, Mme de Vos van Steenwijk a rendu des services considérables en tant qu’ambassadrice itinérante. Elle alla partout en Europe encourager et aider des responsables de projets à introduire leur dossier auprès de la Commission. Au cours d’un séminaire organisé au mois de septembre 1977 à Chantilly, près de Paris, par la Commission en collaboration avec le gouvernement français, les participants purent découvrir les projets pilotes menés par ATD Quart Monde en France.

Au mois de mars 1976, un groupe consultatif fut créé. Il comprenait dix-huit membres, dont neuf représentants gouvernementaux, sept experts indépendants, un représentant des employeurs européens et un représentant des travailleurs européens. Ce groupe a suivi le premier Programme d’Action du début jusqu’à la fin. Il se réunissait au moins six fois par an et, parfois même, une fois par mois.

Mme de Vos van Steenwijk a de nouveau contribué de façon substantielle aux travaux de ce groupe consultatif. Sa vision aiguë de la problématique, sa connaissance de la pratique – car elle vit non seulement pour les pauvres, mais aussi au milieu des pauvres – sa foi dans la bonne cause, sa puissance de conviction, son enthousiasme, sa persévérance, son énorme capacité de travail, sa maîtrise parfaite des langues, sa diplomatie et son charme, ont laissé une forte impression sur tous les membres du groupe. Elle a marqué le programme de son empreinte. Personnellement, j’ai la plus grande admiration pour ce qu’elle a réussi à faire dans ce cadre. Je lui suis même profondément reconnaissant, car une part de son enthousiasme a alors rejailli sur moi. Cette étincelle a depuis embrasé un feu qui pourra difficilement être éteint.

Au cours de l'année 1977, un nouveau projet de décision fut présenté au Conseil. La plupart des projets pilotes lancés avaient été approuvés pour deux ans. Mais ils ne pouvaient pas être menés à terme dans un laps de temps si court. Ce projet de décision visait donc à prolonger le soutien de la Commission pendant trois nouvelles années. Il proposait également de lancer et de financer un certain nombre de nouveaux projets.

La délégation allemande montra une nouvelle fois son désaccord. Les autres étaient favorables. Après de difficiles négociations, au cours desquelles le commissaire Henk Vredeling se montra très actif, le projet de décision fut finalement adopté le 12 décembre 1977. Pour les années 1977-1979, un total de 14,25 millions d’Écus fut dégagé. La délégation allemande précisa pourtant clairement que, après ces trois années, plus un centime se serait remis sur la table. En outre, il fut décidé qu’aucun engagement de paiement ne pourrait être pris au-delà du 1er décembre 1979. Enfin, il fut convenu qu’un rapport d’évaluation de la Commission, c’est-à-dire un examen des résultats obtenus, devrait être remis au plus tard le 30 juin 1981.

Le 6 décembre 1978, la Commission décida que des rapports nationaux seraient rédigés par des experts indépendants. Ils porteraient sur la pauvreté dans les différents États-membres et sur les politiques qui y étaient menées pour lutter contre elle. L’idée venait du Groupe consultatif et, en particulier, du Pr Sarpellon (Padoue)

Le temps des incertitudes

Mais, au fur et à mesure que la fin de l’année 1980 se rapprochait, se précisait la grande question « Que se passerait-il après le 1er décembre 1980 ? » Après cette date, les services de la Commission seraient très mobilisés pour terminer le Rapport final en respectant l’échéance de fin juin 1981. Et à notre avis, une décision quant à une éventuelle prolongation de l’action « Lutte contre la Pauvreté » ne pouvait raisonnablement pas être prise avant mi-1982. En effet, il ne fallait pas oublier qu’un gouvernement, celui de la république fédérale d’Allemagne, s’était prononcé contre et qu’un deuxième, le gouvernement britannique, pourrait faire de même. En outre, les institutions de la Communauté devraient pouvoir disposer du temps nécessaire pour étudier correctement le Rapport final et le maîtriser à fond. Tout cela signifiait que l’affaire risquait d’être mise en veilleuse avec les dangers que cela comportait.

Pour cette raison, dès le mois de novembre 1979, la Commission avait présenté un nouveau projet de décision au Conseil. Elle y proposait de lancer un programme d’action intérimaire entre le mois de décembre 1980 et la mi-1982. La justification principale de ce programme était que la pauvreté dans la Communauté n’avait pas diminué de manière sensible depuis le premier programme d’action. Au contraire, elle devait avoir augmenté en raison de la crise économique intervenue entre temps et de l’accroissement sensible du chômage. Le projet de décision proposait un budget de 9 millions d’Écus.

Ce dernier rencontra au Conseil, le 9 juin 1980, une opposition résolue de la part de la délégation allemande. Par la suite, à l’initiative du gouvernement irlandais, la Commission prit l’engagement de rédiger un rapport d’évaluation intérimaire, ce qui permit au projet de résolution de rester tout de même sur la table. Dans un premier temps, le montant proposé par la Commission fut ramené de 9 à 4 millions d’Écus. Et, en définitive, une somme de 0,5 million d’Écus fut réservée par le Conseil sur le budget 1981 avec l’accord tacite du Parlement européen. Pourtant, même après que ce montant très faible eut été inscrit au budget, il y eut encore de dures négociations au sujet du projet de décision, sans lequel aucun centime ne pouvait être dépensé. Les Allemands tentèrent jusqu’au dernier moment de s’y opposer. Finalement, le Conseil parvint tout de même à un accord le 27 novembre 1980.

En contemplant le champ de bataille, il fallait pourtant bien constater qu’il s’agissait d’une victoire à la Pyrrhus. La montagne avait accouché d’une souris.

Mais ce n’était pas tout. Une autre difficulté nous attendait dans les mois suivants. Au début de l’année 1981, nous étions parvenus, à définir, avec le Groupe consultatif, huit actions prioritaires qui devaient être financées avec les 0,5 million d’Écus. Ces actions étaient les suivantes :

1) un rapport national sur la Grèce ou un séminaire dans ce pays ;

2) une pré-étude sur les migrants de la seconde génération et la pauvreté ;

3) un film sur la pauvreté en Europe ;

4) une pré-étude sur les familles monoparentales et la pauvreté ;

5) une pré-étude sur l’introduction d’un revenu minimum d’existence dans tous les pays de la Communauté ;

6) un inventaire des stratégies possibles dans la lutte contre la pauvreté ainsi qu’un tableau des principaux obstacles ;

7) une étude sur les écrits concernant la lutte contre la pauvreté aux États-Unis ;

8) et enfin, une conférence au cours de laquelle les résultats du Premier Programme d’Action seraient communiqués et où il aurait été question de la préparation d’un second programme.

Pourtant, au Parlement européen, la Commission du Budget réduisit encore le montant de 0,5 million d’Écus, à 0,3 million sans avoir consulté la Commission sociale. Elle marqua en particulier son opposition à l’égard du projet de film et de la conférence (points 3 et 8) ! La seule chose que nous pouvons en dire est : « incompréhensible. »

Pendant ce temps, certains travaillaient d’arrache-pied sur le Rapport final. Celui-ci fut terminé avant les grandes vacances 1981. Le retard qui intervint par la suite est à mettre sur le compte d’autres facteurs, en particulier celui du délai nécessaire pour traduire un tel document en sept langues. À la fin de l’année 1981, ce dernier fut envoyé au Conseil des ministres, au Parlement européen et aux autres instances communautaires. Son titre officiel était « Rapport final de la Commission au Conseil du Programme de projets et d’études pilotes pour combattre la Pauvreté » (COM (81) 769, Bruxelles, 15 décembre 1981).

Le Pr. Brian Abel Smith de la « London School of Economics and Political Science » nous aida énormément pour mener à bien ce travail d’environ deux cents pages et tint plus ou moins la plume pour la rédaction finale.

Nous avions personnellement pensé que, dès la diffusion, ce rapport produirait un effet de boule de neige. Les estimations chiffrées et les éléments qu’il contenait parlaient d’eux-mêmes et auraient dû susciter une réaction. Mais il en fut autrement. Il ne reçut pratiquement aucune publicité. Il figura – c’est vrai – à l’ordre du jour d’une conférence de presse, mais n’y fut pas abordé. Il fut simplement diffusé à un nombre limité d’exemplaires parmi les intéressés et les initiés, et encore, sous forme ronéotée. Par ailleurs, la Commission ne présenta pas immédiatement de proposition pour un second programme.

Le commissaire responsable hésitait parce qu’il ne savait pas s’il pouvait compter sur le soutien des États-membres, c’est-à-dire du Conseil (il y avait toujours de fortes oppositions de la part de certains gouvernements). Il voulait voir d’où venait le vent. Le groupe des Questions sociales (les attachés sociaux des États-membres) au sein du Conseil ne débordait pas non plus d’enthousiasme pour parvenir aussi rapidement que possible à une poursuite du programme. Et les services de la Commission chargés du programme « pauvreté » avaient suffisamment de pain sur la planche.

Maintenir le problème de la pauvreté à l’ordre du jour

Bien sûr, les promoteurs des programmes d’action étaient loin de penser que la pauvreté pourrait disparaître par ces moyens. Loin de là. Mais grâce à ces derniers, ils souhaitaient que le problème de la pauvreté soit maintenu à l’ordre du jour, afin que tous ceux qui détenaient des responsabilités dans ce domaine soient en permanence confrontés avec la lutte contre la pauvreté et gardent conscience de la nécessité de s’y engager.

Ma conviction personnelle a toujours été que la Communauté européenne n’aurait en définitive de signification :

- que si elle parvenait à construire, à l’intérieur même de ses frontières, une communauté plus respectueuse de la dignité humaine, dans laquelle les possibilités d’avenir, le bien-être et la sécurité matérielle de chacun et, en particulier, des plus démunis, seraient au centre des préoccupations ;

- et si, à l’extérieur de ses frontières, elle contribuait à établir plus de paix et de sécurité dans le monde, de meilleurs rapports entre tous les peuples de notre planète et une meilleure justice sociale pour tous les citoyens, en particulier pour les pauvres du Tiers Monde.

Leo Crijns

Pourtant, il ne manquait pas d’arguments pour se saisir de cette question. Le chômage augmentait de jour en jour. La crise économique se faisait de plus en plus sentir. Les gouvernements commençaient à faire des économies drastiques. La presse était pleine de faits concernant des personnes, des familles et des groupes de plus en plus durement touchés par la pauvreté… L’opposition publique n’aurait pas compris pourquoi, dans une période de bien-être et d’abondance, un « Programme d’Action de lutte contre la Pauvreté » avait été lancé au niveau communautaire, alors que, dans une situation de crise, aucun effort ne serait entrepris dans ce sens. Une grande incertitude régna donc pendant une longue période quant à la poursuite ou non de la lutte contre la pauvreté à un niveau communautaire.

Pendant cette période d’incertitude, des démarches furent effectuées auprès des gouvernements, des députés au Parlement européen et des membres de la Commission par différentes personnes et organisations qui étaient de chauds partisans d’une action durable de la Communauté dans ce domaine. ATD Quart Monde alla continuellement frapper à la porte des instances politiques pour y plaider la nécessité d’un nouveau programme d’action.

Le deuxième programme

À un moment donné, le vent tourna favorablement. M. Ivor Richard, commissaire alors en charge du dossier était partisan d’une action communautaire dans ce domaine. Les services de la Commission entreprirent de larges consultations auprès de différentes instances dans les États-membres et au niveau de la Communauté. Le groupe des Questions sociales du Conseil reprit ses délibérations à ce sujet et souhaita formuler un certain nombre de conclusions. Le Parlement européen exerça également une pression sur la Commission pour parvenir à un second programme. À gauche comme à droite, d’importantes initiatives furent prises pour lutter contre la pauvreté : des lettres des évêques, des publications de centres de recherche universitaires, des travaux de fondations telles que, par exemple, la Fondation Roi Baudouin en Belgique, une lettre ouverte des Maires des grandes villes au Président et au Premier Ministre français, des éditions spéciales de journaux, la publication de certaine phénomènes comme le nombre important et jusqu’alors insoupçonné d’illettrés (aujourd’hui, l’existence de ce phénomène a été reconnue dans tous les pays européens, mais ATD Quart Monde avait déjà attiré l’attention sur cette réalité il y a dix ans), etc. Des colloques, des séminaires, des conférences sur la question de la pauvreté furent organisés dans de nombreux lieux et, entre autres, à Pierrelaye par ATD Quart Monde.

Le grand mérite du commissaire Ivor Richard a été d’amener le Conseil à adopter un second programme de lutte contre la pauvreté le 19 décembre 1984, à la suite d’un projet de décision déposé par la Commission le 8 août 1984. Le programme couvre la période 1985-1988 (4 années) ; 25 millions d’Écus pour 5 ans, alors qu’à l’origine, les délégations allemande et britannique ne voulaient pas dépasser 20 millions pour 5 ans. Ce montant fut d’ailleurs relevé à 29 millions en 1986, suite à l’entrée des deux nouveaux États-membres, le Portugal et l’Espagne.

Combattre la pauvreté de manière durable

À quoi servent des projets spécifiques individuels si, par la suite, ils ne trouvent pas une traduction dans des politiques pertinentes ? La nouvelle connaissance obtenue, ces expériences réalisées, doivent aboutir à des décisions politiques, si l’on ne veut pas combattre la pauvreté d’une façon occasionnelle et conjoncturelle, mais bien d’une façon durable, systématique et structurelle.

Pour une telle approche, il faut disposer d’un cadre de référence qui peut être fourni par des rapports nationaux.

Ceux-ci prennent une photographie objective de la situation existant dans un pays. Ils permettent d’acquérir une vision plus claire sur la politique qui a été menée ou qui n’a pas été menée dans le domaine de la lutte contre la pauvreté. Et leurs auteurs sont également en mesure de formuler des « recommandations » qui peuvent être discutées dans leurs pays respectifs.

Au niveau communautaire, ces rapports nationaux donnent la possibilité de formuler des propositions pour la Communauté en tant que telle sur la base d’une analyse comparative de la situation dans les différents États.

Enfin, ces rapports constituent une base de comparaison pour parvenir à mieux cerner, dans les années à venir si, et dans quelle mesure, des avancées ont été obtenues dans la lutte contre la pauvreté.

Leo Crijns

Soixante cinq projets ont été lancés en septembre 1985 et en février 1986. Les projets approuvés, financées à 50 ou 55 % par la Communauté, peuvent être classés en dix groupes transnationaux. Les deux premiers concernent des zones géographiques selon une approche intégrée touchant plusieurs catégories de personnes pauvres. Les huit autres concernent davantage l’une ou l’autre de ces catégories.

Parmi les projets sélectionnés, neuf concernent en priorité des quartiers urbains défavorisés et onze des zones rurales appauvries. Dix concernent les chômeurs de longue durée. Cinq les jeunes chômeurs, sept les personnes âgées. Huit les familles monoparentales, cinq les migrants de la seconde génération, deux les réfugiés, quatre les migrants retournant dans leur pays d’origine et quatre les sans-abri et les marginaux.

La répartition par pays est la suivante : six projets en Belgique, deux au Danemark, six en RFA, sept en Grèce, sept en France, neuf en Irlande, neuf en Italie, trois au Luxembourg, un aux Pays-Bas, quinze au Royaume-Uni. Douze projets supplémentaires seront bientôt financés en Espagne et au Portugal.

À la demande de la Commission, un service particulier a été créé à Cologne, il est spécialement chargé de la diffusion, de la coordination, de l’évaluation et de la transmission des notions déjà acquises, des expériences réalisées et des nouvelles méthodes mises en œuvre…

Enfin, la Commission a confié à un groupe d’instituts de recherche la mission de rassembler une large gamme de données statistiques dans le domaine social. Le but recherché est de parvenir à une présentation claire des phénomènes de pauvreté et de leurs différents facteurs afin d’être en mesure d’harmoniser davantage les politiques menées dans ce domaine.

Pour conclure, nous voudrions adresser nos sincères félicitations au mouvement ATD Quart Monde pour son 30eme anniversaire. Nous espérons qu’il pourra poursuivre dans les années à venir son excellent travail pour les pauvres dans tous les pays où il est présent. Nous le remercions pour le rôle important qu’il a joué dans la mise en place et dans l’évolution de la « Lutte contre la Pauvreté » au sein de la Communauté. Puisse cet article être considéré comme une marque de gratitude pour tout ce que j’ai appris et reçu d’ATD Quart Monde.

Leo Crijns

Né en 1923 à Nuth aux Pays-Bas, le Dr Leo Crijns est docteur en sciences économiques et sociales. Adjoint au maire de Geleen en 1949 puis fonctionnaire au ministère de l’économie à la Haye jusqu’en 1953, il est ensuite secrétaire général de la fondation « Men en Samenleving » (Homme et Société) à Nimègue. À partir de 1955, il est successivement chef de service puis directeur des Affaires sociales à la Commission de la Communauté européenne, chargé, entre autres, du Programme européen de lutte contre la pauvreté. Depuis 1981, il est directeur général honoraire de la Commission et professeur associé à l’Institut européen d’administration publique à Maastricht

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