Plus ils sont pauvres, moins ils sont entendus

Ivor Richard

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Ivor Richard, « Plus ils sont pauvres, moins ils sont entendus », Revue Quart Monde [En ligne], 124 | 1987/3, mis en ligne le 01 décembre 1987, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4311

Un ancien commissaire de la Commission des Communautés Européennes explique ici pourquoi, après avoir fait connaissance du Mouvement International ATD Quart Monde, il a jugé nécessaire que s’instituent des rencontres régulières entre la Commission et celui-ci.

J’ai entendu parler pour la première fois du « Quart Monde » très tôt après ma nomination, en janvier 1981, comme commissaire européen chargé de l’Emploi, des Affaires Sociales et de l’Éducation à Bruxelles. À ce moment-là, j’ai été mis au courant des complications du fonctionnement du Fonds Social Européen et de la manière dont les programmes de formation au sein de chaque État-membre étaient partiellement financés par la Communauté. J’avais été fortement frappé par le fait que le terme de « Fonds social » était impropre. Il était à peine « social » au sens large du terme. Il ne s’agissait pas non plus d’un « fonds » dont on attendrait que toutes les décisions concernant sa gestion se trouvent dans les mains de l’instance qui le contrôle, au moins en apparence, à savoir la Commission européenne.

Son fonctionnement était soigneusement circonscrit par les gouvernements et ses opérations strictement limitées au cadre général fixé par les États-membres.

Je ne disposais donc que d’une très faible marge de manœuvre pour utiliser cet argent de la manière qui m’aurait semblé la plus appropriée. Les gouvernements considéraient davantage le Fonds Social comme un mécanisme pour recycler de l’argent que comme un instrument positif susceptible d’améliorer les conditions de vie de l’ensemble des citoyens européens. Un des souvenirs durables de ma période à Bruxelles est celui de frustration que nous ressentions tous de ne pas être en mesure d’intervenir efficacement dans les domaines où les besoins étaient les plus apparents alors que le plus souvent des dépenses d’un montant relativement modeste auraient pu conduire à des améliorations effectives sans comparaison avec les sommes engagées.

Le Fonds Social Européen

Le Fonds social européen a été créé en 1957. Sa mission générale est « d’améliorer les possibilités d’emploi des travailleurs dans le marché commun et de contribuer ainsi au relèvement du niveau de vie. »

Il a longtemps servi de complément social essentiel à la restructuration de l’économie européenne suscitée par la mise en place du Marché commun.

Depuis une dizaine d’années, face à l’aggravation du chômage, la Communauté a renforcé son rôle en augmentant ses moyens financiers et en lui assignant deux grandes priorités : la lutte contre le chômage de longue durée et l’insertion professionnelle des jeunes.

L’intervention communautaire dans ces domaines se fait de deux manières, par la contribution à la conception des politiques de l’emploi des États-membres et par le cofinancement avec eux d’actions spécifiques.

Très vite après que ces limites me sont apparues clairement, j’ai entendu parler pour la première fois du Quart Monde et du père Joseph Wresinski.

Il y a malheureusement, en Europe, de grandes zones dans lesquelles les privations concrètes atteignent ce que nous appelons la pauvreté. Beaucoup de gens sont obligés de vivre dans un état qui, en termes d’alimentation, de logement, d’éducation, d’environnement et de soins médicaux, est – ou tout au moins devrait être – inacceptable dans nos sociétés développées. On peut effectivement parler d’un paradoxe, car plus les besoins des pauvres sont grands, moins leur voix est entendue.

Les travailleurs sont généralement organisés et savent se faire entendre, encore que, bien évidemment, ils n’obtiennent pas toujours ce qu’ils estiment être leur dû. Par contre, ceux qui sont sans emploi ne sont guère écoutés et ceux qui sont dans l’incapacité de travailler sont pratiquement ignorés.

Les gens qui ont un logement sont entendus, qu’il s’agisse des propriétaires ou des locataires, du secteur privé ou du secteur public. Mais les sans-abri ou les itinérants ne disposent d’aucun groupe de pression.

Ceux qui sont instruits, les parents et les enseignants de ceux qui sont instruits, les gouvernements responsables de l’instruction de ceux qui sont instruits, tous ont des organisations, des syndicats, des institutions, des lieux de concertation où les points de vue peuvent rivaliser pour obtenir des appuis et des financements publics. Les illettrés n’en ont pas.

Cette observation est de plus en plus confirmée. Dans certains pays de la Communauté, y compris – je le regrette – dans le mien, le nombre de gens qu’atteignent de graves privations augmente et il semble qu’il y ait peu de moyens disponibles pour retourner cette tendance.

Sur cet arrière-plan et avec ces réflexions présentes à l’esprit, j’étais très désireux de rencontrer le père Wresinski. Il me semblait qu’au niveau européen son organisation était la seule à parler au nom des dépossédés de l’Europe, au nom des millions de ceux dont les privations sont si grandes que les gouvernements sont embarrassés de reconnaître leur existence et qui se trouvent dans l’impossibilité de s’organiser par eux-mêmes pour attirer l’attention.

Étant donné que la seule manière efficace de faire évoluer la situation consistait justement à mettre ces mêmes gouvernements dans l’embarras, il me semblait qu’à mon tour je devais faire tout mon possible, au nom de la Commission, pour aider le Quart Monde à atteindre certains de ses objectifs.

Pour cette raison, une série de rencontres régulières entre le Quart Monde et la Commission fut instaurée, et j’espère qu’elles se poursuivent encore aujourd’hui. Nous essayions alors de nous rendre réceptifs aux réflexions et aux idées du Quart Monde. Cela nous a permis de beaucoup apprendre et de découvrir les possibilités d’une action efficace. J’espérais également que le Quart Monde se sentirait quelque peu encouragé en se rendant compte que sa voix était écoutée avec sympathie et compréhension.

À la suite de ces réunions, la décision fut prise d’entreprendre, dans les domaines de compétence de la Commission, des actions qui offraient une chance raisonnable d’entraîner les États-membres à agir de concert. L’action contre l’illettrisme et le second programme de lutte contre la pauvreté sont deux de ces résultats. Ils sont modestes, mais non sans importance et sans signification pour le long terme.

J’ai personnellement trouvé ces rencontres annuelles stimulantes. Les discussions avec le père Wresinski et un groupe représentatif des familles du Quart Monde, en 1982, m’ont aidé à acquérir une vision plus claire des problèmes qu’elles rencontrent. L’inertie bureaucratique atteint presque à l’indifférence dans certains cas et rend la vie presque impossible pour certaines d’entres elles. Il est non seulement difficile de trouver son chemin à travers le labyrinthe administratif mais, en outre, à mon avis, un manque de compréhension de la part de beaucoup de ceux qui sont investis d’un certain pouvoir rend cet état de fait encore moins tolérable.

Je me rappelle encore bien ce jeune couple du Royaume-Uni qui cherchait désespérément à rester ensemble et à bâtir son foyer malgré toutes les difficultés d’éducation, d’emploi et de logement qui barraient sa route. Ou cette famille italienne qui se trouvait confrontée aux problèmes du travailleur migrant vivant dans un pays autre que le sien. Ayant participé moi-même à ces rencontres, je n’ai aucun doute concernant leur utilité. Elles nous ont aidés à mettre en lumière une partie de la population de notre Communauté qui, sans cela, aurait échappé à notre attention. À ce titre, le Quart Monde mérite notre soutien et notre respect.

Et l’avenir ?

Pour moi, le Quart Monde fait désormais partie intégrante de la conscience européenne. Si personne ne parle au nom de ceux qui sont réellement défavorisés dans notre communauté, leurs voix resteront silencieuses, leurs espoirs muets et les promesses non tenues. Pour toutes ces raisons, j’encourage le Quart Monde à poursuivre encore son effort.

Mais l’essentiel demeure : il faut réaliser qu’un groupe de pression ne peut agir avec succès que dans la mesure où cela lui est permis. Les institutions de la Communauté, particulièrement la Commission, doivent donc rester ouvertes et réceptives à ce type de pression qui, tout compte fait, est de bonne foi et sans malveillance. Un contact régulier entre la Commission, ses services et le Quart Monde me semble donc essentiel.

Nous devons identifier ensemble les domaines de compétence de la Communauté dans lesquels la Commission peut agir au mieux. L’illettrisme est l’un de ces domaines, alors que celui du logement est plus délicat ; de toute évidence, la Communauté n’a pas de compétence à ce sujet et, jusqu’à ce jour, le Conseil des ministres ne semble pas préparé à s’y aventurer. Quant à la santé, elle constitue à nouveau la chasse gardée des gouvernements qui la considèrent comme une prérogative nationale. Par contre, la Commission a beaucoup avancé dans le domaine de la formation professionnelle. Aussi est-il nécessaire de poursuivre une démarche de coopération caractérisée par la sympathie, la régularité des contacts et la recherche d’une action commune.

Cette démarche devrait conduire à identifier les domaines où une action est non seulement désirable mais réalisable. Ayant ainsi procédé, j’espère que la Commission continuera à proposer des suggestions et des politiques spécifiques et détaillées.

Cette proposition est à peine révolutionnaire. Pour ce qui concerne les partenaires sociaux, la Confédération européenne des syndicats (CES) et l’Union des industries de la Communauté (UNICE) procèdent ainsi depuis des années. Et les agriculteurs européens la considéreraient certainement comme modeste, rudimentaire et étriquée. Nous ne demandons rien de plus que ce qui a déjà été accordé dans beaucoup d’autres domaines. Ce n’est certainement pas trop demander.

Ivor Richard

Ivor Richard est né en 1932, marié et père de trois enfants. Avocat et homme politique britannique, il représente de 1964 à 1974 la circonscription de Baron’s Court à la Chambre des Communes qui le délègue au Conseil de l’Europe de 1965 à 1968. Secrétaire d’État à la défense en 1969-70, porte-parole de l’opposition à la Chambre de 1970 à 1974, successivement pour les postes et télécommunications et pour les affaires étrangères, il représente le Royaume-Uni à l’ONU de 1974 à 1979. Après un court retour au barreau, il est nommé Membre de la Commission européenne, chargé de l’emploi, des affaires sociales et de l’éducation de 1981 à 1985

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