Approches de l’histoire du sous-prolétariat lillois à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle

Félix-Paul Codaccioni

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Félix-Paul Codaccioni, « Approches de l’histoire du sous-prolétariat lillois à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1988), mis en ligne le 24 mars 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4432

Comment le problème de la misère dans une grande ville industrielle française, Lille, s’est-il posé ? A maints égards, l’étude de ce fléau, si profond dans les sociétés de notre proche passé, présente un intérêt majeur, ne serait-ce que pour mieux comprendre les fondements et les contours d’un mal qui affecte, à des degrés divers, le visage contemporain de nos cités.

Pour assurer l’authenticité de cette analyse générale, nous présenterons d’abord, dans un préliminaire, deux éléments importants : les données économiques et humaines du milieu considéré et les éléments d’enquête utilisés ainsi que leur exploitation.

Les données économiques et humaines

La ville de Lille se trouve au cœur du problème suivant : c’est, d’abord, une ville industrielle, dont l’environnement proche est, lui aussi, industriel. Située dans l’une des régions les plus peuplées de France, non loin des sources d’énergie, elle est très proche d’une zone de concentration commerciale parmi les plus remarquables du monde, la Mer du Nord.

Lille possède encore une tradition de travail industriel depuis le Haut Moyen Age, d’où le développement moderne de plusieurs surfaces industrielles qui se sont superposées les unes aux autres, et qui, même, se sont imbriquées les unes dans les autres :

- une surface textile ;

- une surface métallurgique différenciée ;

- une surface chimique ;

- une surface d’industries diverses de transformation nées de la présence d’un grand foyer urbain.

Tout ceci créa un appel de main d’œuvre des campagnes voisines et de la Flandre belge, à peine plus lointaine, d’où une accélération du processus d’expansion biologique.

Évolution de la population lilloise entre 1820 et 1906 :

Années - Nombre d’habitants

1820 = 72.000 ;

1856 = 113.000 ;

1872 = 158.000 ;

1896 = 201.000 ;

1906 = 205.000.

Encore ne s’agit-il que de la population incluse dans une enceinte militaire encore existante à cette époque ; il faut compter aussi tout le poids de l’environnement d’abord lillois, avec la banlieue de la ville et aussi avec l’ensemble Roubaix-Tourcoing et les satellites, situés à une dizaine de kilomètres de Lille seulement.

Ainsi, l’exemple de Lille devient une illustration de l’état de la plus grande concentration urbaine après Paris.

Les éléments de l’enquête socio-économique

Nous nous sommes intéressés essentiellement aux documents de l’Enregistrement, tels qu’ils ont été créés par la loi fondamentale du 22 Frimaire de l’an VII, aménagée plusieurs fois et surtout le 25 février 1906.  L’étude est fondée, parmi ces documents, sur les Registres de Mutations par Décès  et sur les Registres des Successions et des Absences. Ils permettent une analyse des patrimoines ou avoirs au moment du décès d’un isolé ou d’un conjoint.

Naturellement, il y a des règles à observer pour reconstituer les niveaux de fortune. Cette notion d’avoir à la fin de la vie est fondamentale pour analyser le problème de la richesse et de l’aisance ou de la pauvreté et même de la misère (dans les registres de Successions et d’Absences, lorsqu’on meurt sans rien laisser du tout, on retrouve l’expression : « rien d’échu »). A cette notion d’avoir s’ajoutent les enseignements que l’on peut tirer de la comparaison avec des registres de l’Etat-Civil. Enfin, en plus de cela, les registres de Mutations par Décès contiennent toutes sortes de renseignements précisant la profession du défunt et du conjoint, celle éventuellement des enfants, le lieu d’habitation…

Nous avons travaillé sur quatre enquêtes triennales, plus une enquête de départ en 1821. Seuls les cas d’individus âgés de 20 ans et plus ont été retenus (ce n’est qu’à partir de cet âge que les habitants étaient considérés comme ayant une fortune personnelle, un bien personnel ou n’en ayant pas.) Cela fait donc une série d’enquêtes (non pas des sondages), des enquêtes totales :

Années – Décès – Successions - Décès /1 succession

1856,57,58 - 4.974 - 1.596 - 4,4 ;

1873,74,75 - 6.465 - 1.612 – 4 ;

1891,92,93 - 8.240 - 1.974 – 4 ;

1908,09,10 - 8.688 - 2.775 - 4,27.

Par conséquent, 28.367 décès et 7.957 successions analysées. Certaines étaient de quelques lignes mais d’autres avaient de 60 à 80, voire 90 pages. Malgré tous les pièges que peut comporter la lecture de tels documents fiscaux, on peut tout de même se fier aux résultats qui vont être présentés. Des classements socioprofessionnels ont été appliqués :

Groupe I : classes dirigeantes

Groupe II : classes moyennes (artisans, employés, petits et moyens fonctionnaires)

Groupe III : classes populaires (ouvriers, sous-prolétaires, domestiques)

Ainsi, les structures de la société lilloise vont s’inscrire dans divers tableaux, ainsi que les places respectives dans la cité des trois grands groupes sociaux.

Comment se présente à la fin du XIXème siècle la situation de l'ensemble populaire à Lille

Le fait de la pauvreté en lui-même, peut être schématisé d’une façon dramatique : « de la pauvreté à l’indigence. »

Quelques chiffres révélateurs :

Répartition de la population selon les classes sociales à la fin du XIXème siècle (1891) :

Classes - % population - % richesse détenue

Groupe I - 9,26 % - 90,5 %

Groupe II - 27,07 % - 9,3 %

Groupe III - 63,59% - 0,18%

Les classes populaires n’ont donc aucune part de la richesse produite et jamais cette part n’a été aussi faible (depuis le début du XIXème siècle).

Répartition de la richesse détenue par les classes populaires dans le temps (1820-1890).

Périodes - % de la richesse :

Année 1820 - 1,40% ;

Année 1850 - 0,43% ;

Année 1870 - 0,23% ;

Année 1890 - 0,18%.

La pesanteur de la misère est telle qu’elle enferme les classes populaires dans un ghetto, dans un monde presque clos, dont la vie est étrangère au reste des Lillois. Et pourtant ce peuple constitue le nombre ! On observe même des traces de paupérisation absolue. En effet, pour la première fois dans ce fameux XIXème siècle, une génération populaire voit diminuer le montant de son avoir collectif (de la deuxième à la troisième enquête). De 1873 à 1893, la valeur des patrimoines détenus par les éléments populaires a baissé de 1,2% alors que les avoirs des classes dirigeantes et des classes moyennes évoluaient positivement et augmentaient respectivement de +30,1% et de +21,2% (la richesse globale augmentant de +29%). Moment unique et fugitif, mais les hommes de cette fin de siècle l’ont vécu dans leur chair. Moment couronné par la plus exceptionnelle inégalité sociale que l’on puisse imaginer : la comparaison entre les deux personnages-clefs du paysage social (le manufacturier et l’ouvrier) est significative : l’écart moyen entre le plus démuni et le plus riche est de 1 à 20 541 ! Les deux chiffres sont sur une orbite différente ; il s’agit bien là du zéro et de l’infini…

L’inégalité verticale est flagrante : sur 5.240 recensés populaires, près de 95 % (exactement 4.972) ont à leur mort un avoir égal à zéro, c’est dire que plus de 74 % de la population misérable se trouvent dans un dénuement complet. Les contrôleurs, les inspecteurs et les fonctionnaires qui vont dans la maison du défunt ne trouvent strictement rien à déclarer si ce n’est une botte de paille, des objets détruits et sans valeur et des hardes.

De l’autre côté de la barrière sociale en effet, 47 patrimoines de l’ensemble dirigeant (6,1% du Groupe 1) sont largement supérieurs à un million de francs-or, et même, 7 d’entre eux possèdent de 3 à 5 millions de francs-or et 3 ont de 7 à 9 millions (un est brasseur et 8 sont filateurs).

L’inégalité horizontale est également flagrante : 0,62 % des ouvriers contrôle 84% de l’avoir général du monde ouvrier. Tous les signes concordent : la situation est dramatique. Le corps social lillois paraît donc avoir atteint son point de fracturation…

Au total, on peut donc estimer à 120.000Lillois sur 201.000, le nombre de Lillois dans l’indigence à leur mort, à la fin du XIXème siècle.

Comment en est-on arrivé là et comment expliquer cette situation de détresse généralisée ?

Processus de la paupérisation entre 1820 et 1850.

L’explication vient d’abord du poids de l’histoire. Cette situation est le fruit d’un long processus qui s’est implacablement déroulé tout au long du XIXème siècle, sous le poids de la création et de la révolution industrielles. Trois moments sont à privilégier. Le premier : sous la Restauration et la Monarchie de Juillet l’industrie textile, par exemple, prend son essor à Lille. L’argent est abondant car la capitale des Flandres est depuis longtemps une grande place commerciale. De nombreux grands propriétaires ruraux ont réalisé une partie de leur fortune foncière pour courir l’aventure industrielle. Il y a aussi l’audace, le savoir-faire et le travail acharné de ces entrepreneurs (comme par exemple, l’industriel linier, Scribe).

Quelle est la situation de départ (enquête de 1821) ? Comment se caractérisait la société lilloise ?

Lille, avec ses 72 800 habitants à cette époque, a toujours une structure sociale de l’Ancien Régime.

Répartition de la population selon les classes sociales et la richesse détenue en 1821 (en %)

Classes - % population - % richesse détenue

Groupe I - 7% - 57%

Groupe II - 31 % - 41%

Groupe III - 62% - 1,40%

Lille n’est donc pas une société moderne et la pauvreté y existe déjà.

Les classes dirigeantes semblent, à l’époque, sans ambition. Il n’y a pas de millionnaires (86% sont propriétaires, 11% négociants ou membres de professions libérales, 3 % sont hauts fonctionnaires ; il n’y a pas d’industriels - ou si peu - puisqu'aucun n’est mort en 1820-21). La fortune la plus importante s’élève à 250.000 francs-or et la valeur moyenne des patrimoines est de 36.000  francs-or.

Le groupe II, celui des classes moyennes, est encore important économiquement, mais archaïque. Parmi les patrimoines les plus affirmés, on trouve ceux de trois aubergistes (jusqu’à 180.000 francs-or) et de deux maréchaux-ferrants. La valeur moyenne des patrimoines est de 5.500 francs-or et l’écart est faible avec celui des dirigeants (il varie de 1 à 6). Néanmoins existent dans ce groupe des surfaces de misère : 56 % de ce groupe est composé de personnes qui meurent en ne laissant rien (64% des artisans, 58% des commerçants divers, 54% des employés variés, mais seulement 19 % des commerçants d’alimentation…). On voit donc apparaître, au sein de cette classe moyenne encore importante, des groupes, aux contours indécis, où l’inégalité (horizontale) est plus feutrée. Certains éléments de cette classe vont disparaître : les maréchaux-ferrants, les aubergistes, des artisans variés…

Les classes populaires, quant à elles, sont très nombreuses, peu structurées et très fluides également. On y trouve très peu d’ouvriers de l’industrie moderne (parmi ceux qui sont décédés en 1820-21, ils représentent seulement 19 % du Groupe III, soit 107 personnes, dont 57 filtiers et 47 fileurs). Les hommes et femmes du peuple sont plutôt, à l’époque, journaliers, sans emplois fixes, travailleurs à la demande, repasseuses, lingères, lessiveuses, tricoteuses, sarrauteuses … C’est malgré tout dans ce groupe que l’on rencontre les plus grandes surfaces de misère : 90 % de ses membres meurent sans laisser de patrimoine à leurs successeurs. Ce groupe, faut-il le rappeler, ne contrôle que 1,40% de la richesse globale et la valeur moyenne des patrimoines est de 93 francs-or. Ici, le terme de sous-prolétariat est impropre, mais 10 % de ces hommes et de ces femmes du peuple ne travaillent pas ou ne travaillent plus pour diverses raisons.

Nous avons donc affaire à une société, legs de l’Ancien Régime, presqu'immobile, animée de mouvements de convection très lents, à l’échelle de plusieurs vies, et où l’inégalité n’est pas encore traumatisante (de 1 à 387).

Ce type de société va subir l’électrochoc de l’industrialisation accélérée. Mais, à l’aube de cette expansion, la conjoncture économique est désastreuse, dès 1817 et jusqu’en 1852, les prix-or baissent, et le mouvement s’accentue d’année en année. Il impose un ralentissement des affaires, surtout des investissements et des créations d’entreprises. Les conséquences sont graves.

Chaque manufacturier, pour survivre, doit produire moins cher que son concurrent immédiat ou disparaître. Alors, dans ce combat pour la vie, commence la martyrologie du monde ouvrier. En effet, comment produire moins cher ? Tout d’abord, par la modernisation, mais c’est l’ouvrier qui la supporte en partie, par le chômage, par les retenues sur le salaire pour payer la machine qui rend le travail moins pénible. Mais cela est encore insuffisant, d’où l’allongement de la journée de travail, jusqu’à 12 et 14 heures, parfois plus et sans aucun repos hebdomadaire. Et si cela ne suffit pas, les salaires sont alors diminués.

Tout ceci apparaît comme non prémédité, comme non voulu délibérément. C’est le fait d’un libéralisme sauvage, d’un capitalisme de combat ; il devient une nécessité malheureuse avec laquelle il faut vivre, comme un accident, un incendie, une inondation. C’est un facteur de civilisation, avec son fardeau de pesanteurs matérielles, entraînant la destruction des anciens modes de vie.

Les conditions générales sont en plus aggravées par le régime intérieur qui s’installe dans les usines, avec la toute-puissance patronale. Et ce sont les amendes variées, les retenues diverses sur salaire et sur le travail (entretien gratuit des machines). C’est l’absence totale de protection sociale (accidents, chômage, vieillesse). C’est la terreur de l’âge qui avance : les ouvriers tombent d’épuisement (cf le fameux portrait de P. Bariani donnant l’exemple de tisserands de plus de 87 ans qui travaillent jusqu’à l’épuisement). A l’inverse, les jeunes, malades, deviennent des chômeurs perpétuels… Déjà le prolétariat des usines alimente le flux d’un  authentique sous-prolétariat. La frontière entre les deux est mouvante. Les conditions de vie sont identiques : caves, greniers, courées…

Le résultat est clair : les verrous de l’ancienne société ont sauté et de brutales mutations se font jour. En dépit des 35 années de difficultés économiques, un flux de richesses s’est affirmé à Lille et seules les classes dirigeantes en ont profité : en 1856-57-58, le volume du capital contrôlé a été multiplié par cinq et, pour la première fois, une très forte inégalité sociale s’enracine dans la cité.

Il s’agit de l’émergence d’une classe dirigeante nouvelle : celle des industriels (près de 3 % détiennent de très grosses usines). Leur avoir moyen (au moment de leur décès) s’élève à 800.000 francs-or. Parmi eux, une élite exceptionnelle : quatre filateurs qui possèdent entre un million et demi et trois millions de francs-or. Le nombre des propriétaires diminue : de 86 % en 1820-21, il passe à 70% ; celui des négociants, professions libérales et cadres supérieurs augmente : il passe à 22,5% (en 1820-21 : 11% pour les négociants et professions libérales, 3 % pour les fonctionnaires supérieurs)

En compensation, c’est l’effondrement des vieilles classes moyennes des XVIIème et XVIIIème siècles. Elles ne diminuent pas en nombre (32% contre 31% en 1820-21) mais en part de richesse contrôlée (seulement 9,5% contre 41% en 1820-21). Là, le drame est profond ; c'est une sorte de raz-de-marée et les classes moyennes deviennent dès lors un phare et une espérance pour de nombreux éléments des classes populaires.

Évolution entre 1850 et 1870

Enfin, dernière conséquence, la stratification de la société se développe et, par conséquent, conduit à une consolidation de la misère de l’ensemble populaire. C’est tout d’abord la confirmation de la faiblesse économique générale des classes populaires qui, en 1856-57-58 ne contrôlent plus que 0,40 % de la richesse globale, contre 1,40% en 1820-21. C’est ensuite, la transformation du monde populaire et notamment de la classe ouvrière.

Il se produit une poussée beaucoup plus forte de l’usine moderne : 42 usines textiles, dont 38 à la vapeur. C’est donc l’accroissement du nombre des ouvriers de la grande industrie textile (qui devient supérieur à 60%), avec aussi un accroissement dans l’industrie mécanique et chimique (+ de 15%). Des entreprises comme Barrois, Wallaert, Van Royes, Scribe Labbé emploient plus de 500 ouvriers et utilisent de 10 à 25.000 broches.

Le nombre de travailleurs à la demande et à domicile est en recul, mais ce type de travail persiste encore.

On assiste ainsi à la formation d’un véritable prolétariat et au développement d’un authentique sous-prolétariat (personnes qui sont inscrites sans profession dans les registres : 9 % en 1821, 16% à la moitié du XIXème siècle). D’autres signes inquiétants se font jour : l’avoir ouvrier moyen est en 1856-57-58 de 78 francs-or contre 96 francs-or en 1820-21. La surmortalité ouvrière s’aggrave : 30% en 1856-58 contre 24% en 1820-21. 75% des ouvriers disparaissent sans aucun patrimoine. Ainsi déjà se développe ce sous-prolétariat qui acquiert les caractères que nous lui connaissons aujourd’hui tout en s’accrochant au monde ouvrier comme le lierre à sa muraille. Il y a donc un changement de nature dans l’analyse de la misère. Certes, la grande industrie n’a pas créé la pauvreté puisqu’elle existait déjà, nous le savons. Mais au début du XIXème siècle, elle était encore ressentie à titre individuel. Par la création des grandes manufactures, elle est vécue collectivement et devient donc plus désespérante. Ainsi, pourrait-on très schématiquement, dire qu’en 1820, la misère était individualisée. Dans les années 1850, elle devient plus collective et structurée. Et plus tard, dans les années 1870, elle sera institutionnalisée. En 1888, le Professeur Charcot, traitant des pauvres à la Salpêtrière, lancera l’appellation d’automate ambulatoire, qui sera le point d’orgue d’un des aspects de l’institutionnalisation de la misère : sa médicalisation.

Désormais, le pauvre a toutes les chances de rester pauvre, et tout travailleur craint de tomber dans l’indigence. Telle est la grande différence avec ce que l’on constatait au début du siècle. Dans l’époque suivante (1852-1873), la pauvreté du monde populaire deviendra institutionnelle, car elle s’enracinera et se développera dans un cycle d’euphorie économique, d’expansion continue de la production.

De 1852 à 1873, pendant 21 ans, s’ouvre une des plus brillantes périodes du XIXème siècle. Ce sont des investissements continus, des créations d’usines, la hausse des prix-or. Sans doute y a-t-il eu quelques moments d’engorgement et de ralentissement, mais dans l’ensemble, l’euphorie économique domine, c’est une véritable explosion de richesse, l’avoir global augmente de 138% !

Les résultats de cette évolution confirment des mouvements sociaux internes antérieurs. Les classes dirigeantes lilloises deviennent un bastion inexpugnable. Leur fortune s’accroît de +235%. On compte 30 millionnaires !

Évolution des millionnaires du Groupe I selon les catégories auxquelles ils appartiennent entre 1853 et 1873 à Lille.

Catégories nombre en 1853 nombre en 1873 :

Propriétaires – 6 – 5 ;

Industriels – 4 – 17 ;

Négociants – 1 – 5 ;

Professions libérales – 0 – 3 ;

TOTAL : 11 - 30.

17 de ces millionnaires ont une fortune de 1 à 2 millions de francs-or, 11 possèdent de 2 à 5 millions et 2 d’entre eux laissent à leur mort l’un 9 millions et l’autre 20 millions de francs-or.

En opposition, une misère généralisée s’abat sur le monde populaire. Celui-ci augmente en proportion par rapport aux autres groupes de la cité, il passe de 67,5 %, soit une augmentation de 8 points sur 1853, augmentation due au reflux des classes artisanales et au plein emploi. Mais la part de richesse qu’il maîtrise est de 0,23%, en 1873 baisse inexorable par rapport aux 1,40% en 1820-21-0, 40% en 1856-57-58… Les deux principaux personnages du paysage social n’appartiennent plus à le même planète : alors que le rapport de la richesse moyenne détenue par le manufacturier et l’ouvrier étaient de 1 à 9.728 francs-or à la moitié du XIXème siècle, il est au début de la IIIème République de 1 à 20.473 francs-or.

Tous les clignotants sont au rouge pour l’ensemble populaire. 94,34% disparaissent sans laisser de patrimoine. (ils étaient 81,77 % dans les années 1850, soit 13% de plus, ce qui est considérable). A l’inverse, c’est une diminution - donc un affaiblissement - du nombre des éléments fixés sur les paliers supérieurs : ceux qui ont disposé de quelques réserves (dont la succession est inférieure à 250 F) passent à 3,2% ; ils étaient 14% dans les années 1850. Ceux qui ont mené une vie à peu près décente (dont les successions allaient de 250 à 2.500 F) passent à 1,85% (contre 3% dans les années 1850). La surmortalité ouvrière (décès à moins de 40 ans) passe à 31,5% (elle était de 30% dans les années 1850, de 24% dans les années 1820). Le poids du sous-prolétariat s’accroît : la proportion des « sans profession » dans le monde populaire est, dans les années 1870, de 24 %, elle était de 16% dans les années 1850 et était inférieure à 10% dans les années 1820.

Tels sont les fruits amers de l’industrialisation accélérée de 1850 à 1870 : les classes populaires sont bien les oubliées de la croissance. Malgré la conjoncture favorable, elles ont subi le poids de tous les facteurs contingents : restructuration industrielle, spasmes de l’industrie textile séparés par de constants ralentissement… Dans cette marche vers la misère et l’indigence des éléments populaires, la responsabilité des classes dirigeantes est bien plus engagée que dans l’époque précédente. Cela est dû à une ignorance, à l’oubli de certaines valeurs fondamentales, au poids excessif de l’esprit de jouissance, de puissance, à la matérialisation ambiante, au culte de la richesse qui envahit toute la société dirigeante. Cela devient un fait de civilisation des classes riches et dominantes.

C’est dans ce contexte très difficile pour le monde populaire qu’après 1873, s’établit une autre crise, de longue durée, qui va jusqu’en 1895-96, avec un nouveau renversement de la conjoncture entraînant une baisse continue des prix-or. C’est ce qui va expliquer l’état des classes populaires à la fin du XIXème siècle.

Certes, les conditions ne sont plus celles qui ont prévalu dans la première période de 1817 à 1852, mais l’atmosphère économique est constamment maussade, avec les mêmes conséquences : sérieux ralentissement des affaires, faillites, restructurations et concentrations des entreprises, chômage latent, plus ou moins généralisé, baisse du salaire nominal, effondrement du revenu ouvrier (qui ne possède aucune réserve)…

Nous comprenons mieux ainsi la dureté des chiffres déjà cités au début et caractérisant la situation du monde populaire à la fin du XIXème siècle. Les classes dirigeantes ne sont qu’assez mollement intervenues et toujours sur le monde charitable. Il y a bien eu, de-ci de-là, quelques prises de conscience, surtout après 1874, mais l’ensemble patronal reste pratiquement indifférent.

Nous devons maintenant pénétrer à l’intérieur de ce monde populaire de la fin du siècle, pour en dresser un tableau complet.

Quelles sont les couches sociales constituant la masse populaire lilloise en 1890 ?

Nous avons déjà précisé que ce monde était la multitude : 63,5%, soit 5.240 recensés. Les ouvriers divers sont les plus nombreux : 66%, soit 3.450. Ils sont d’une grande diversité.

Les domestiques : ils représentent 7% de la population et ils viennent des Flandres, sont d’origine paysanne et se distinguent des ouvriers dans la mesure où leur vie est commandée entièrement par ceux qu’ils servent. On les rencontre dans le quartier ouest de Lille, dans les grandes rues aristocratiques construites sous Louis XV et où l’on retrouve toutes les familles, le comte d’Hespel, le comte de Crayencourt… Malgré cette nécessaire soumission à leur maître, l’avoir d’un domestique est 7 fois plus élevé que celui d’un ouvrier.

Les ouvriers de l’industrie textile forment les deux tiers de ce groupe populaire.

Une catégorie spéciale se distingue, les ouvriers qualifiés de l’industrie mécanique et métallique, surtout des ajusteurs, des mécaniciens variés et des mécaniciens de locomotives : l’aristocratie des travailleurs populaires.

Une très ancienne catégorie se maintient depuis le début du siècle, les ouvriers à la demande. Ils sont encore près de 30% des éléments recensés. Nombreux parmi eux sont les représentants des anciennes activités textiles autonomes (dentellières, brodeuses, tullistes et tisserands). On y trouve aussi des lingères, des repasseuses, et surtout des hommes de peine sans aucune qualification. Ces hommes et ces femmes assurent de véritables travaux temporaires au gré de l’offre et de la demande. Cette couche sociale assure la transition avec le sous-prolétariat des sans -professions.

Cette dernière catégorie se développe inexorablement :

9,9% du monde populaire en 1821 ;

15,2% vers le milieu du XIXème siècle ;

24,0% au début de la IIIème République ;

27,1% à la fin du XIXème siècle.

C’est un monde à part, véritable sous-produit de la première révolution industrielle. On notera le caractère indéterminé de ses composants :

- de vieux travailleurs plus ou moins sans ressources, car sans pension de vieillesse, ou leurs veuves, encore plus démunies, appelées « ménagères » pudiquement, par les services de l’Etat-Civil ;

- d’anciens travailleurs ayant perdu leur emploi pour toutes sortes de raisons, ou des travailleurs occasionnels ;

- des épouses d’ouvriers ou de journaliers ne travaillant pas, ou anciennes journalières elles-mêmes, ou encore en activité ralentie comme ces dentellières âgées de plus de 80 ans et même de plus de 85 ans !

- des « retraités » sans retraite, vivant péniblement de maigres ressources lentement épargnées et… d’aumônes ;

- des déclassés de tous genres, sur le plan physique, moral ou mental (voir à ce sujet, les rapports de police rue d’Eylau) ;

- des isolés, sans activité précise, demeurant dans des quartiers éminemment populaires : Saint Sauveur (connu pour ses caves), Wazemmes, Esquermes ( la petite Belgique)…;

- des Belges, non naturalisés, n’ayant par conséquent, pas droit aux secours publics et se trouvant parfois dans une misère indicible, etc.

Tout un monde à part donc, d’un niveau économique et culturel très bas, ignorant tous comment ils vivront le lendemain, un monde à la dérive, formé d’indigents, n’ayant d’autres issues que la mendicité, le vol, les soupes populaires, les fourneaux économiques, les secours de diverses sociétés charitables (très actives) et les secours municipaux. Un monde ayant tendance à la clochardisation, un monde composé de 35.000 Lillois.

Groupe III : 63,5% de 201.000 habitants, soit 128.000 personnes.

Sans professions : 27,1 % de 128.000 habitants, soit 35.000 personnes.

Sans ressources au moment du décès dans le Groupe III : 122 000 personnes

- part du prolétariat : 42,5 %, soit 87.000 ;

- part du sous-prolétariat : 17,5 %, soit 35.000.

6.5000 personnes ont une succession, soit 5 %.

En fait, à cette époque, il y a une osmose incessante entre le prolétariat et le sous-prolétariat.

Le niveau de vie des prolétaires en fonction du salaire reçu est très variable d’une usine à l’autre ; il y a une grande disparité interne dans chaque usine et entre les industries textiles, chimiques et métallurgiques.

Le salaire moyen en 1890, dans une filature de coton était de 3,5 F à 4 F par jour (de 10h de travail et d’une semaine de 60 heures). Le fileur gagnait 5 et même 6 F par jour, le bâcheur seulement 1,90 à 2,10 F, et pour un nombre d’heures plus grand. Le trieur gagnait 5 F mais le laveur ou le sécheur 2,50 F et pour plus de temps passé. Ceci, dans le peignage, mais il en allait de même dans le tissage : l’ourdisseuse et la bobineuse gagnaient 4 à 5 F, mais l’éplucheuse  2,50 F. Et encore s’agissait-ils d’ouvriers et d’ouvrières de plus de 21 ans. Entre 15 et 21 ans, le salaire était généralement diminué de 5% en dessous de 15 ans, les salaires allaient de 1 F à 1,25 F.

Mais cette inégalité n’est qu’une donnée théorique : les variations étaient constantes dans la masse salariale, en particulier à cause du chômage partiel.

Chômage partiel moyen vers 1890 à Lille :

- 4 mois /an dans les filatures de laine ;

- 6 mois /an dans les filatures de laine cardée ;

- 6 mois / an dans l’industrie du peignage ;

- 8 mois / an dans les teintureries et apprêts.

Un rapport précise que la plupart des ouvriers du textile à la fin du XIXème siècle ne gagnaient en moyenne que 14 à 15 F par semaine. A ceci s’ajoutent les amendes (3 F pour un boulon cassé et 42 F pour « défaut occasionné par manque de coton sur le dessus ») On a le choix entre 10 F d’amende pour une journée d’absence injustifiée (en général le lundi) et le renvoi de l’entreprise. Rappelons enfin que les charges sociales incombent aux travailleurs.

Leur sort est donc toujours précaire, et on comprend dès lors la difficulté que constitue l’établissement d’un véritable budget (en 1895 ?…

Le milieu et l'environnement sont déprimants : le logement ouvrier s'effectue, pour une grande part dans des courées, succession de maisons basses, alignées autour d'une cour rectangulaire, aux murs construits en briques légères, laissant passer la chaleur, le froid, l'humidité, le bruit... Rien n'est véritablement prévu pour l'hygiène : une rigole centrale dans la cour pour les eaux usées, une seule pompe à eau, un « water » collectif, « cloaque » malodorant...

Voilà donc l'environnement physique de ces prolétaires. Par contre il y avait une chaleur humaine, un don de soi, une réceptivité pour les autres, un souci des autres tout à fait exceptionnel. Cette vie dans les courées est le témoignage d'une grande valeur humaine. Mais dans ce milieu, en 1890, il y a plus de 50% d'analphabètes complets.

La condition ouvrière est astreignante et contraignante : la presque totalité des enfants des travailleurs âgés de plus de 50 ans relève de la classe ouvrière. Cette pesanteur de la famille ouvrière constitue in facteur supplémentaire d'isolement.

Non seulement l'indigence et la misère règnent mais il y a toujours une grande inégalité : une poignée d'ouvriers (5 à 20), comme nous l'avons vu, arrivent à un niveau de petite bourgeoisie laissant des avoirs entre 25 et 40 000 F, ce qui fait 400 000 F lourds. Ces avoirs sont à relativiser car en fait les neuf dixièmes en moyenne sont sans valeur puisqu'ils représentent des vieilles maisons ouvrières louées 5 F par semaine, plus ou moins délabrées et non entretenues faute de moyens suffisants. En aucune façon cet avoir ne peut être une plate-forme de départ pour une montée future mais il est montré avec ostentation devant la foule. Par contre chez les domestiques de vrais biens existent. Ainsi, par exemple, un domestique peut posséder 31/100ème d'une mine de Lens ou bien un emprunt russe.

Chez les ouvriers rien de semblable. Ainsi, voici l'exemple de succession d'une ouvrière de 50 ans :

- bois de lit, 1 paillasse, 2 draps, 1 traversin en paille, 1 oreiller = 20 F ;

- 2 couvertures, 1 table de nuit, 1 miroir = 3 F ;

- 2 robes, 4 chemises, 2 bonnets, 1 corset, 2 jupons = 12 F ;

- des mouchoirs, de menus objets, de menus effets = 3,5 F.

Total = 41 F pour lesquels il faudra payer 4 F de droit de reprise.

La misère populaire existe, mais il ne faut pas oublier les classes moyennes et celles-ci représentent le miroir aux alouettes pour la classe populaire qui pense que le travail indépendant pourra faire sortir l'homme de la misère. Ainsi certains se lancent dans le commerce. Tout un système de lois se met alors en place en 1880 pour élaborer des impôts, de la hors-classe à la 8ème classe, ce qui fait 9 paliers successifs. Dans les 6ème, 7ème et 8ème classes, il s'agit uniquement des gens du peuple qui font pour la plupart du commerce sur étal (marchand de coiffes, assortisseurs, ferrailleurs, épiciers, regrattiers, débiteurs de boissons, de pain et de liquides, pâtissiers-brilleurs, barbiers, perruquiers, pastilleurs, confiseurs, rhabilleurs de montres et d'horloges cassés...) Mais sur les registres on lit : « parti nuitamment », « parti furtivement sans laisser d'adresse » et sur ces fameuses classes artisanales moyennes qui représentent 27% des Lillois en 1890, 51% ne laissent rien : ceci fait environ 27.000 Lillois.

Au total 140 à 145 000 Lillois sur 201 000 (ce qui représente environ 73% de la population) sont entre la misère et l'indigence.

De quelque côté qu'on l'aborde à la fin du XIXème siècle, le monde populaire apparaît comme une île : la pauvreté, tout en s'étalant partout dans la ville de Lille, reste confinée dans un ghetto territorial et moral. Le corps social de la capitale des Flandres paraît bien avoir atteint son point de fracturation. Or, vingt ans plus tard, avec la génération suivante, une réelle détente se produira, annonciatrice d'un ordre différent.

Situation au début du XXème siècle : l'amorce d'un changement, ses limites

* Tendance à l'amélioration.

Au début du XXème siècle, 20 ans plus tard, il y a amorce d'un changement qui semble intéressant, avec une augmentation de 56% de la richesse générale en 20 ans et une amélioration quantitative générale pour l'ensemble de la population (enquête de 1908-09-10)

- Les classes dirigeantes contrôlent 92% de la richesse et représentent 9 % de la population. C'est un bastion extraordinaire avec 60 millionnaires.

- Les classes moyennes, avec 30% de la population lilloise, contrôlent 7,5% de la richesse. Beaucoup de gens du peuple font partie de cette classe.

- Les classes populaires (60% de la population) contrôlent 0,26% de la richesse générale contre 0,18% en 1890.

Mais que cachent ces données générales ?

Si on regarde le coefficient successoral, c'est-à-dire la proportion d'hommes et de femmes laissant une succession, celui-ci passe de 5% en 1890 à 12% en 1908-10. Ceci est dû à une mentalité plus moderne. En effet les sociétés d'assurance belges voisines prospectent la zone de Lille et offrent aux ouvriers de très petites assurances-vie. Il s'agit des sociétés Antwerpia, Utrecht et Le Sauveur principalement. Les assurances-vie vont de 25 à 250 F et expliquent l'augmentation des valeurs successorales. Il s'agit d'une action de prévention mise en œuvre par des prospecteurs qui commencent à se déplacer en voiture, et par la presse. Cela ne coûte que quelques centimes tous les quinze jours ou tous les mois à l'assuré. De plus il y a eu également doublement de ceux qui laissent une succession supérieure à 250 F, et élargissement de l'élite ouvrière. En fait il n'y a toujours que 0,45% des personnes qui contrôlent 80% de l'avoir général.

D'après les enquêtes de 1890, sur près de 300 enfants d'ouvriers morts entre 50 et 70 ans, il n'y avait que 4 ou 5 seulement qui étaient sortis de la classe ouvrière, ce qui est très peu et fait penser à une transmission "héréditaire" du statut d'ouvrier, de pauvre.

La classe ouvrière s'est transformée, le nombre des employés textiles a diminué, celui de la chimie a augmenté ainsi que ceux de la métallurgie. Beaucoup travaillent à Fives-Lille qui est la plus grande usine industrielle d'Europe à cette époque, travaillant pour les chemins de fer, les tenders, la construction des poutrelles métalliques pour les ponts... En 15 ans cette usine exporta 850 à 1 000 machines à vapeur.

A cette époque le rapport entre l'avoir d'un ouvrier et celui d'un industriel est de 1/6 000.

* Explications de cette amélioration

L'explication est simple et est due principalement à une conjoncture économique favorable dès 1895 jusqu'en 1929 : une augmentation lente des prix entraîne une augmentation des bénéfices, donc un secteur industriel important permettant une amélioration générale. Seuls les ouvriers de l'industrie textile ne participent pas toujours à cette atmosphère euphorique. La mécanisation et la rationalisation entraînent d'abord une réduction de main d'œuvre et la pesanteur des aléas traditionnels entraîne en outre des ruptures momentanées de production, aussi le pourcentage des ouvriers  textiles est déjà en recul (environ 35 % en 1910 et plus de 60 % en 1850). Mais cela n'est pas suffisant et il a fallu que s'opère en parallèle un changement de mentalité, une sorte de pression morale pour obtenir le résultat présenté. Il y a un appel dans les profondeurs  qui vient de deux horizons : un mouvement culturel et d'ordre politique (socialisme) et un mouvement chrétien spirituel. Les deux meneurs de ces mouvements ont été respectivement Gustave Delory et Philibert Vrau.

* Gustave Delory

Né en 1857, fils d'ouvrier, ouvrier lui-même ayant épousé une ouvrière, il a été filtier, peigneur, régleur, pelotonneur et fileur de coton. A 25 ans il fonde le syndicat des filtiers de Lille et le cercle des études sociales. Il est renvoyé et à partir de cette époque il fera, au gré des possibilités, à l'école de l'angoisse et de la misère, divers métiers comme cantonnier, manoeuvre aux ateliers de chemin de fer, ouvrier perceur, colporteur de journal socialiste : "Le cri du peuple" (il fait alors 40 kms par jour pour 30 sous). A 30 ans il apprend le métier de typographe et à 32 ans ce sera le salut pour lui, il devint gérant de l'imprimerie ouvrière. Ceci coïncida avec le développement du socialisme dans le Nord :

- Paul Lafargue (gendre de Marx) fut député à Lille en 1891 ;

- En 1892, un socialiste ouvrier fut élu maire de Roubaix ;

- En 1893 Jules Guesde devient député de Roubaix.

Il était devenu le symbole de l'action et de la valeur ouvrières à la Mairie : actions ponctuelles, secours variés, crèches, bureaux de bienfaisance, fourneaux économiques, aide au logement, aide dans la grève, aide-chômage. Et en 1896, G. Delory fut élu maire de Lille jusqu'en 1904.

Tous ces socialistes ne sont pas des révolutionnaires et ils ont beaucoup de liens avec le socialisme coopératif de la Belgique.

Ce mouvement socialiste est à l'origine de toute une organisation des secours aux ouvriers, en cas de vieillesse, accidents, femmes en couches, chômage, et en même temps des coopératives ouvrières vont se développer. Ceci va avoir un double effet : amélioration du sort des ouvriers en leur donnant confiance dans l'avenir et changement de mentalité chez les patrons, dans la mesure où elle révèle la misère dans laquelle vivait le monde ouvrier.

* Philippe Vrau

Il symbolise le courant issu du patronat chrétien. Beaucoup moins connu, il était patron-linier, fils d'un petit patron, élevé pieusement par sa mère. Il est allé à Paris et en 1854, il a ressenti l'appel de Dieu, la vocation sacerdotale, mais il fallait qu'il reprenne la succession de son père. Cela ne l'a pas empêché de formuler devant la communauté des Jésuites de la rue Marais à Lille les trois vœux : pauvreté (ce qui est étrange), obéissance et chasteté. Il a réalisé une grande série d'œuvres dans le domaine chrétien :

- Adorations nocturnes (prières pendant que les autres pêchent, sorte de Gethsémani humain entre des murs de pierre ;

- Édification d'églises : 20 paroisses à Lille ;

- Création d'écoles, de patronages, de cercles d'ouvriers catholiques et autres. A Lille, l'école libre primaire contrôle 9 000 enfants sur 20 000.

C'est un patron social, avec une usine moderne, passée de 60 ouvriers du temps de son père à 1 100 en 1890. La fabrication de « fil au chinois » lui permit de faire beaucoup de bénéfices. Ainsi entre le 1er juillet 1874 et le 30 juin 1905, l'entreprise a dégagé 19 millions de francs de bénéfices. P. Vrau est mort le 14 mai 1905. En 1920, un procès de béatification de P. Vrau a débuté à Rome car il avait vraiment vécu une vie de renoncement malgré toute sa richesse. Le procès a été interrompu, peut-être reprendra-t-il un jour.

Pour Philibert Vrau les devoirs du patron ne se réduisent pas à payer ses ouvriers le salaire convenu (notion de justice salariale), mais le patron doit aux ouvriers à un titre spécial « charité, aide, protection. » « Son devoir se rencontre d'ailleurs avec son intérêt car il est impossible qu'une usine prospère si elle est mal tenue. » Au Congrès national des cercles ouvriers, tenu à Lille en 1874, dont P. Vrau fut l'âme, a été posé le problème du comportement du patronat chrétien à l'égard du monde ouvrier (le premier cercle ouvrier avait été tenu à Lille en février 1872). A ce congrès participaient entre autres le Comte de Caulaincourt, Albert de Mun, le marquis de La Tour du Pin. Ce congrès a déclaré : "Les ouvriers représentent les exclus de la société civile comme les pécheurs le sont de la société religieuse, or les ouvriers sont "nos frères en Jésus-Christ".

Entre 1875 et 1890, P. Vrau a élaboré tout un code de sécurité sociale : il a donc fallu vingt ans de la théorie à la pratique :

- travail de nuit interdit pour les femmes et les enfants ;

- limitation du temps de travail pour les femmes :

- journée de 10 heures pour les hommes ;

- repos dominical dès 1882-83, ce qui faisait des semaines de 60 h. Ceci reste encore élevé mais c'est à comparer aux 70 h de travail dans le reste de la France (le repos dominical pour l'ensemble de la France n'est donné qu'en 1906 après plus de 30 ans de République) ;

- création d'une caisse d'épargne ouvrière à 4%, d'œuvres d'achat à bon marché, de prêts et d'avances gratuites, de sociétés de secours mutuels, de caisses d'assistance en cas de couches, maladie, vieillesse, chômage et même retraite ouvrière en 1895 (ceci n'est pas encore voté en France en 1914) ;

- création d'organisations collectives (1834-1895) : la corporation de Saint-Nicolas (textile), à côté de Saint-Crépin (cuir), Saint-Eloi (métallurgie).

Tout cela est l'illustration du « paternalisme patronal. »

Une cinquantaine de patrons lillois ainsi adhéraient à la maison de Mouvaux du côté de Tourcoing où un abbé leur prêchait les vérités essentielles : l'abbé Fichaux. Celui-ci leur disait que « la participation aux bénéfices que le socialisme demande aux patrons comme un droit, doit être accordé spontanément par charité. » Certains patrons résolument laïques s'engagent aussi sur ce chemin (par exemple : Thiriez). Il est évident qu'à cette époque l'organisation patronale est encore une organisation autoritaire et P. Vrau est dépassé par tous ses collègues qui ne veulent pas aller aussi loin que lui. Après 1891, après l'encyclique "Rerum novarum" où se pose le problème de l'acceptation ou non des syndicats ouvriers libres, il est volontaire pour accorder aux ouvriers le syndicat libre mais tous les autres le refusent. Il rompt donc avec sa classe et arrête d'alimenter de ses deniers des journaux conservateurs de Lille comme « La vraie France », « La Dépêche », « Le Nouvelliste ». Il rachète « La Croix » pour en faire un journal, selon le vœu même de la papauté, d'orientations républicaine et sociale. Il demande même à l'abbé Lemire d'écrire certains articles une fois par mois dans le journal.

P. Vrau est mort désespéré, sans avoir réalisé tout ce qu'il avait entrepris mais son action a amené un changement de mentalité.

Il y a donc bien à Lille, fin XIXème siècle et début du XXème siècle deux mouvements d'inspiration différente qui n'en contribuent pas moins au changement de mentalité nécessaire, c'est-à-dire à la prise en compte par la conscience collective de la misère du plus grand nombre et ceci a une très grande importance.

* Situation découlant de cette amélioration

Malgré l'amélioration constatée et expliquée, il persiste des zones d'ombre qui ramènent à une plus juste appréciation des choses.

On constate l'élargissement du sous-prolétariat : deux catégories de travailleurs ou de non-travailleurs se sont développées entre 1890 et 1910 : les journaliers et bien sûr les sans-profession.

Ce phénomène surprend pendant l'époque d'expansion, on pensait que les grandes usines allaient être les solutions à tout et on l'a cru jusqu'en 1870. Or 10 % d'ouvriers ont été renvoyés dans cette période d'expansion. Ils sont venus grossir les rangs des journaliers et des sous-prolétaires, donc la modernisation, la restructuration et la concentration de l'activité ont développé le sous-prolétariat. Et ceci est d'autant plus grave qu'il y a décrochage entre la situation du prolétariat et celle du sous-prolétariat. La comparaison entre les moyennes des successions est signifiante.

Enquête 1908-1909-1910.

- Sous-prolétaire : 16 F (moyenne par décédé), inchangé par rapport à 1890 ;

- Ouvrier : 207 F contre 68 F en 1890.

Le sous-prolétariat est resté dans l'indigence, alors que le sort de l'ouvrier d'usine progresse. Il y a là un fait grave, ce qui revient à dire que les non-travailleurs sont abandonnés à leur sort et ne dépendent plus que de la charité publique.

Par rapport à 1890 le pourcentage des journaliers a augmenté de 3 à 4 points et avec les sans-profession, représentent 32 % de la classe populaire globale.

On a l'impression que l'action syndicale, comme l'action d'un certain patronat chrétien, ne s'est en fait intéressé qu'à des ouvriers encadrés, organisés, des ouvriers d'usines auxquels il a été fait des concessions car les syndicats étaient derrière et qu'ils pouvaient être pris en charge aussi bien du côté laïc (socialiste) que chrétien. Tandis que les sans-profession et les journaliers sont comme des grains de sable, et, non agglomérés, ils ne représentent aucune valeur collective. On ne s'occupe pas d'eux. Ceci implique que toutes les données concernant le sous-prolétariat en 1895 s'appliquent de façon accrue en 1910.

Le phénomène fait que les sous-prolétaires d'avant la guerre de 1914, dans la société lilloise, ressemblent étrangement quant à leur situation, leur manière d'être, de vivre et de penser, aux ouvriers travailleurs prolétaires des générations antérieures. Un effort a été fait mais il n'a que partiellement réussi dans les 25 années d'avant 1914, car il n'y a absolument pas eu une prise en compte des sous-prolétaires et des journaliers.

Que penser d'une société où la valeur des biens laissés par un industriel dans les années 1890, représentait plus de 20 000 fois l'avoir d'un ouvrier et où l'on considérerait comme encourageant que cette proportion soit ramenée à un peu moins de 10 000 avant 1914 ? Entre 10 000 et 20 000, il n'y a pas eu de mutation qualitative et quelle que soit la conjoncture, la structure de l'opposition est la même. Comme le dit M. Labrousse, dans les deux cas, nous sommes dans l'infini de la distance. Et je pense au titre d'un essai célèbre paru chez nous au lendemain de la seconde guerre mondiale : « Le zéro et l'infini. » Une telle distorsion se suffit à elle-même et l'inégalité reste, en dépit de tout, le trait fondamental de la société lilloise : les classes populaires ne participent en aucune façon à la création de richesse pour leur propre compte ; elles n'ont de possibilité d'évasion sociale qu'individuelle ou personnelle, toujours aléatoire et hasardeuse. Simplement la condition économique des classes populaires actives à Lille a cessé de se dégrader ou de s'aggraver : c'est peu mais c'est important à la fois.

Il y a eu progrès pour une partie de la classe ouvrière mais c'est seulement en tant que consommateur et non pas en tant que citoyen, organisateur ou comme partie prenante d'un quelconque système de production. Cela n'empêche pas une élite ouvrière de se former mais elle reste toujours extrêmement limitée :

- 13 ouvriers (0,39%), tous spécialistes concentrent à eux seuls plus de 44 % de l'avoir total ;

- si on élargit un peu l'éventail à ceux qui possèdent plus de 2 500 francs-or, on rassemble 55 ouvriers (1,6%) qui rassemblent 84 % de la valeur générale des biens de tous leurs frères.

Grâce aux progrès, les ouvriers prolétaires ont retrouvé l'espérance d'une amélioration future de leur condition.

Cela n'empêche pas le problème du prolétariat de se poser car encore en 1910, 85% des hommes et femmes du peuple ne laissent rien en mourant et pour eux la situation est aussi sévère que celle que subissaient les ouvriers de 1891. Mais ils peuvent conserver l'espoir d'une amélioration possible car les temps ont changé.

Il faut être plus pessimiste pour le sous-prolétariat car les conditions de sa réinsertion dans le circuit productif restent aléatoires et surtout ses membres sont confinés dans un ghetto matériel, moral et mental comme l'étaient les prolétaires de la fin du siècle dernier, et ceci dans l'indifférence quasi générale. Ils sont les exclus de la cité. Ils sont 40 000 (donc 20%) plus nombreux par rapport à 1890, à n'avoir même pas conscience de leur propre histoire ou de leur passé douloureux.

Il y a longtemps que l'histoire nous enseigne que "l'homme ignore l'homme" depuis le temps du monde romain où l'on pensait que tous les peuples en dehors des frontières formaient un rassemblement magmatique : les Barbares (ils étaient, pensait-on, d'une autre planète ; exclus, ils n'étaient bons qu'à être dominés et ils ont fini par dominer Rome). En 1844 ne trouvait-on pas dans le Journal des Débats, journal conservateur, cette phrase terrible : « les Barbares de nos jours, ne viennent pas de la Barbarie lointaine mais ils sont dans les faubourgs de nos villes industrielles. » Un ministre hongrois a également dit à son collègue autrichien, alors qu'ils essayaient de s'entendre pour former l'Autriche-Hongrie : « Gardez vos hordes, nous garderons les nôtres. » Il s'agissait des Slaves que possédaient l'Autriche et de ceux que possédaient la Hongrie.

Nombreux sont encore ceux, au début du XXème siècle, qui en désignant ces hommes et ces femmes marginalisés par la civilisation industrielle emploieraient bien  ces expressions de « hordes et de barbares. »

En définitive, l'amenuisement ou l'extinction de cette surface humaine d'indigence se rattache d'abord à un changement profond de mentalité qui facilitera la réduction de certaines inégalités collectives.

Actuellement, plusieurs démarches sont en œuvre :

- appréhender le Quart Monde ;

- lui faire prendre conscience de lui-même ;

- et l'aider à s'élever dans les autres classes pour que le Quart Monde disparaisse.

Félix-Paul Codaccioni

Félix-Paul Codaccioni est professeur à l’Université de Lille III

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