Synthèse des orientations historiques à prendre

Michelle Perrot

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Michelle Perrot, « Synthèse des orientations historiques à prendre », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1988), mis en ligne le 24 mars 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4434

Cette synthèse prend également en compte des réflexions de Messieurs Codaccioni, Joutard, Labbens et Pierrard.

L'extraordinaire succès de l'histoire dans les médias prouve que l'histoire est un peu devenue une nouvelle manière de penser : on a besoin de savoir d'où viennent les choses, leur « généalogie », selon l'expression de Michel Foucault qui, tout philosophe qu'il était, avait souvent une démarche de type historique.

Les raisons de ces succès de l'histoire sont très complexes. L'extraordinaire mutation que nous connaissons aujourd'hui, l'impression que le sol se dérobe sous nos pieds et que nous ne savons pas très bien où nous en sommes, nous fait collectivement, familialement, individuellement, éprouver ce besoin d'histoire :

- besoin de « lieux de mémoire » pour reprendre le titre d'un beau livre paru sous la direction de Pierre Nora : le premier volume concernant la République donc les lieux de mémoire politique, le second concerne la Nation et le troisième les Français. Il faudrait bien que le sous-prolétariat soit présent dans ce dernier volume ;

- besoin d'histoire familiale très généralisé dans les sociétés occidentales. les Etats-Unis connaissent à l'heure actuelle un extraordinaire mouvement pour les histoires familiales, notamment de la part des migrants de souche relativement récente et des familles juives. A l'occasion de réunions de famille, l'histoire des différents membres de la famille est rassemblée : quand, pourquoi sont-ils arrivés ? Dans les familles italiennes, c'est un peu la même chose ;

- besoin d'auto-biographie : faire son récit de vie peut être soit une demande spontanée de l'individu, soit une demande sollicitée. Des ethnologues, des historiens, probablement aussi des travailleurs sociaux, dans un souci de connaissance de l'autre, ont envie de lui faire dire son histoire ; cela peut présenter des côtés positifs, et négatifs, avec un aspect narcissique qui peut s'expliquer : l'individu a été proclamé roi à la Révolution française et n'a pu encore réaliser sa royauté ou sa souveraineté ; que l'individu se donne les moyens et donc la mémoire, nécessaire pour exister, peut être une étape vers cette « royauté ».

Cette revendication vient de toutes parts, et il est très important que les plus démunis, les pauvres, les sous-prolétaires n'en soient pas exclus. Ils risquent de l'être, et s'ils l'étaient, je dirais que leur exclusion de l'histoire telle qu'elle est écrite se doublerait d'une exclusion de la mémoire telle qu'elle est en train de rejaillir.

Avoir sa mémoire, savoir d'où l'on vient, est source de dignité, par conséquent faire son histoire, est une manière de trouver son identité un peu perdue, oubliée, mal connue, et aussi d'affirmer aux yeux des autres sa dignité : je comprends donc parfaitement le souci du Mouvement ATD Quart monde, de réaliser des histoires de familles qu'il connaît, et de les publier. La démarche historique accomplie par ATD, fait partie d'un mouvement qui nous dépasse tous, mais où cette action est décisive pour que le sous-prolétariat ait effectivement son histoire.

Quels pourraient-être les objectifs et les directions d'une histoire du sous-prolétariat ?

J'ai esquissé trois grandes directions avec dans chacune d'elles beaucoup de points, en commençant par ce qui a été le plus fait et en terminant par ce qui est notre souci aujourd'hui, notamment tous les problèmes d'histoire orale et du recueil de témoignages. Ces trois grandes directions ne répondent pas aux mêmes objectifs, ne requièrent pas les mêmes sources ni les mêmes méthodes. J'essayerai donc à la fois de donner des exemples, des sources appropriées à chacune de ces directions.

- Les représentations sociales de la pauvreté ou du sous-prolétariat, les politiques qui lui ont été appliquées et les effets de cette politique.

- La socio-histoire des pauvres, du sous-prolétariat, en particulier l'histoire des lieux de pauvreté, qui paraît quelque chose de réalisable.

- Les pauvres par eux-mêmes, leur auto-histoire. Comment pourrait-elle être faite ?

La société face au sous-prolétariat : représentations et politiques

Il est vrai que dans ce domaine des travaux ont été faits, bien entendu les travaux classiques de Chevalier : « Classes laborieuses, classes dangereuses », ceux de Labbens, de Mollat et tant d'autres, des travaux inédits également. Il faudrait en faire la bibliographie.

Par exemple :

- le récent livre de J.C. Beaune, très intéressante étude sur le vagabondage au XIXème siècle : le vagabond est un individu malade et il faut le soigner ;

- une étude bibliographique qui bientôt va être publiée pat la documentation française.

Les représentations des pauvres

Comment à travers le temps, a-t-on vu les pauvres et les sous-prolétaires (et notamment dans le temps dont nous sommes le plus solidaires, le XIXème et ce début du XXème siècle) ?

L'histoire des mots est essentielle : Les mots sont comme la cristallisation au niveau du langage de faits antérieurs qui courent et que, à un moment quelconque, on éprouve le besoin de nommer. Le travail de Dubois : « Vocabulaire politique et social en France 1869-71 » est un travail classique de sémantique historique : les mots, leur emploi, leur sens à travers les journaux de l'époque (mais un mot comme le mot chômage par exemple n'est pas étudié, c'est comme s'il n'existait pas.)

L'histoire des images que ce soit des images verbales, les métaphores par lesquelles on représente les pauvres, que ce soit l'iconographie, est importante aussi (comme dans le très beau livre de J.P. Navaille « La famille ouvrière en Angleterre », éditions du Champvallon 1983, étude des pauvres qui dépasse largement la classe ouvrière : on voit comment les journaux anglais à la fois bourgeois et populaires représentaient dans leurs images les pauvres. Il donne cette représentation et en fait un commentaire.)

Remarque : le champ d'étude des représentations est très vaste et il semble qu'au XIXème siècle il y ait eu une tendance à transférer l'image traditionnelle du pauvre sur l'ouvrier. Chez les philanthropes ou chez les gens généreux qui s'occupaient de l'injustice dans la société, en général l'ouvrier a cristallisé l'image du pauvre ; ce qui était évidemment fondamental car la classe ouvrière était, oh combien, ignorée, mais cela a peut-être eu, comme conséquence, de rendre invisible le sous-prolétariat ; il y a peut-être eu polarisation, à certains égards sur les travailleurs, parce que l'injustice du monde du travail était gigantesque. Ce phénomène a laissé dans l'ombre ce qui était presque hors de cette sphère de travail. Ce mépris pour la population hors du travail, c'est l'idée de « Lumpenprolétariat », partagée par les socialistes, marxistes et aussi par certaines familles de l'Eglise catholique.

Finalement, l'idée d'une société où le travail ne manque pas : si les gens sont pauvres c'est de leur faute. Ils sont coupables, responsables. Un des actes législatifs les plus frappants à cet égard, hallucinant même, est la loi de 1885, la loi de « la relégation des multi-récidivistes ». C'est une loi Waldeck Rousseau (homme pourtant soucieux des lois sociales, à l'origine de la loi de 1884 pour la reconnaissance des syndicats ouvriers.) Mais en 1885, une crise économique importante en Europe occidentale, la grande dépression, amplifie considérablement le nombre des vagabonds et des mendiants en France et ceux-ci repassent sans cesse devant les tribunaux, on les voit paraître une fois, deux fois, trois fois, ils forment alors le gros de la population des prisons. Ces gens qui ne veulent pas travailler sont alors considérés comme tout à fait inassimilables par la société, comme des gens qui encombrent en vain les prisons, faites pour essayer de réintégrer les gens dans la société. Alors on les envoie aux colonies, aux colonies pénitentiaires : la Nouvelle Calédonie et la Guyane. Voilà ce qu'est la loi des multi-récidivistes.

L'histoire de la liquidation presque physique de la pauvreté est quelque chose d'intéressant dans l'histoire de la pauvreté et mérite réflexion.

Les politiques

Comment à travers le temps a-t-on traité les pauvres, quelles ont été les politiques successives ?

- La philanthropie : forme de gestion privée de la pauvreté.

- L'assistance sociale, qui elle au contraire se déploie bien davantage dans le cadre de l'Etat.

* Tous les phénomènes de contrôle social et la répression judiciaire : ce qui a été dit sur la loi de 1885 en fait partie et bien d'autres choses. Voilà ce qu'il faudrait arriver à lier ensemble. Ces politiques changent, se déplacent, elles ont une histoire.

Quels sont les effets des politiques qui sont menées quelquefois avec les meilleures intentions du monde, mais qui ont pour effet d'accentuer le phénomène du sous-prolétariat, ce qui est arrivé souvent à travers l'histoire ? La société au fond fabrique ces exclus et je crois nécessaire de s'interroger sur ces politiques. Pour faire ce travail-là, un travail de bibliothèque est important (sources imprimées et archives.)

Il y a une double ligne de recherches :

- les discours : ce qu'on dit

- les pratiques : ce qu'on fait, à différents niveaux : au niveau législatif par exemple : les lois d'assistance, comment s'incarnent-elles dans les faits ?

-* La sécurité sociale : c'est-à-dire les grandes lois, mais aussi le fonctionnement d'un bureau y compris le rapport entre les bureaux de sécurité sociale et les usagers ;

* La DASS : pas seulement les grands textes qui ont mis la DASS au point, mais aussi le rapport quotidien (c'est important dans le domaine des politiques familiales.)

On voit bien aujourd'hui des incompréhensions, monumentales à certains égards, fabriquer des exclus. Certains travaux existent, il faudrait les relire en se posant toutes les questions qui sont celles du Mouvement et qui n'ont pas été encore posées.

Le peuple sous-prolétaire dans ses conditions de vie, ses structures et ses lieux

Mesurer presque quantitativement, si on peut, la place du sous-prolétariat dans la société globale à travers le temps :

Des travaux comme ceux de M. Codaccioni sont tout à fait exemplaires. Arriver à cerner quantitativement à telle ou telle époque le phénomène du sous-prolétariat et de la pauvreté, est important mais ce n'est pas facile du tout pour deux raisons :

- Il faut se donner une définition de ce qu'on appelle pauvreté, mais elle n'est pas la même selon les époques. Il y a des catégories que l'on pourra considérer comme sous-prolétaires à tel moment et pas à d'autres, par conséquent on ne peut pas appliquer une définition uniforme à travers le temps ; il faut aussi prendre les définitions que les gens se donnaient à l'époque.

- Les sources ne sont pas faciles; étant donné que le sous-prolétariat était une espèce de reste, on n'essayait pas tellement de le cerner.

* Les recensements socio-professionnels cernent les travailleurs. On connaît à peu près l'évolution des effectifs des mineurs, des métallurgistes, des ouvriers du bâtiment, etc. mais on ne la connaît pas pour les gens en dehors des catégories socio-professionnelles, y compris par exemple les petits métiers qui ont été souvent un mode de vie pour le sous-prolétariat.

* Les successions : M. Codaccioni a montré tout ce qu'on a pu en tirer.

* Les registres d'impôts au XIXème siècle sont intéressants parce que les non-imposés à cette époque-là, comme maintenant, signalent ordinairement un bas niveau de vie : cette étude est réalisable.

* Les enterrements gratuits désignent des gens très pauvres : au XIXème l'idée d'être enterré dignement fait partie des désirs du peuple, au point que la classe ouvrière « cotise » souvent dans les sociétés de secours mutuels pour prévoir son enterrement, son tombeau funéraire et même son drap mortuaire. Quand on est trop pauvre, on sait que la famille ne pourra pas le faire, on se cotise entre amis, entre camarades et d'autre part les amis s'engagent à venir à l'enterrement pour qu'il y ait quelqu'un. Ce souci est très important au XIXème. Les gens enterrés gratuitement par la municipalité, sont des gens très pauvres. Or il existe au niveau municipal des statistiques année par année des enterrements gratuits. Cette étude est donc réalisable aussi : à Lille, à Paris, à Rouen des statistiques ont déjà été faites.

* La non-scolarisation à la fin du XIXème, à partir du moment où la scolarité devient obligatoire, les fameuses lois Jules Ferry vont progressivement entrer dans les mœurs et il va y avoir un contrôle sur les familles qui ne mettent pas leurs enfants à l'école. La non-scolarisation ou l'absentéisme endémique à l'école signale donc généralement des familles de sous-prolétaires. Au tournant du siècle vers 1900, le prolétariat a d'abord traîné les pieds devant les lois Ferry, la scolarisation supprimait un apport de salaire de la part des enfants à la famille. Progressivement l'idée chemine que c'est bien d'aller à l'école, que grâce à elle les enfants préparent leur avenir, que l'enfant est un investissement. L'école devient très importante, et alors apparaît une ligne de démarcation entre les prolétaires proprement dits, les ouvriers qui commencent à penser en termes d'avenir pour leurs enfants et par leurs enfants, et les sous-prolétaires qui sont en dehors de cela et souvent en dehors du niveau scolaire. C'est quelque chose que l'on peut également mesurer.

Etudier les conditions de vie

- Le travail précaire :

L'intérêt de ces formes de travail a déjà été étudié par le Mouvement pour notre époque. Ce qu'on appelait petits métiers et mortes saisons était très important au XIXème siècle, où l'emploi était beaucoup moins fixe qu'aujourd'hui. Le colportage, le semi-vagabondage étaient des formes de vie, des modes de vie et qui permettaient de s'en sortir. Mais ils ont été progressivement suspects, très mal vus aujourd'hui par tout le monde.

- Les lieux de pauvreté :

Quels ont été la géographie et le paysage de la pauvreté ? Il n'y a pas de mémoire sans lieu. La mémoire se fait avec des lieux. Mais pour le sous-prolétariat et c'est ce qui est grave, les lieux sont sans cesse détruits. Par définition, ce sont les sales quartiers des villes, les bidonvilles, les cités de transit, ce dont on a honte. C'est une honte pour la société qui les fait disparaître mais en même temps disparaissent les cadres de vie, les traces des lieux du sous-prolétariat. En général, en France, les centres-villes s'embourgeoisent, (pour Paris c'est très clair.) La pauvreté est refoulée dans les banlieues de plus en plus lointaines, ceci est dû à des questions de prix de terrain, de rapport au centre, etc. Autrefois les centres de pauvreté étaient les centres-villes : pour Paris (début XIXème) les quartiers de sous-prolétariat étaient le fameux quartier des Arcis (qui entourait Notre-Dame), le Marais... Aujourd'hui, il y a inversion totale : phénomène qui aboutit à l'abolition des lieux de mémoire de pauvreté.

Un jeune historien faisait récemment l'histoire de la ville de Saint-Denis, et soulignait ce problème en montrant comment cette ville l'avait résolu d'une certaine façon : le centre-ville est resté « lieu du sous-prolétariat », ce qui a été un moyen propice à son intégration.

Ces lieux peuvent être de deux types ! les lieux institutionnels ou les lieux de vie.

- Les lieux institutionnels :

L'hôpital général par exemple dont Michel Foucault avait commencé l'histoire, dans son Histoire de la Folie, a été la première forme de renfermement et d'assistance pour tous les pauvres et tous les marginaux de la société. Que reste-t-il dans notre société de cet hôpital général ? A Nanterre par exemple : il existe ce lieu abominable où vont aboutir les plus misérables des plus misérables, les gens raflés dans le métro, etc…, où finit par se constituer une population stable : certains partent mais d'autres, ceux qui ne peuvent pas se recaser ailleurs, restent : c'est un lieu dont ils ne peuvent pas sortir. Une historienne, Melle Félix, a voulu devenir infirmière à Nanterre, infirmière de nuit ; elle a écrit sa thèse sur ce lieu. Si elle était venue de l'extérieur, jamais elle n'aurait pu parler avec les gens et réaliser des interviews, c'est un travail remarquable sur un lieu de sous-prolétariat dans notre société d'aujourd'hui, qui n'est pas sans rappeler l'hôpital général d'autrefois : c'est de ce point de vue très étonnant.

Certains asiles de vieillards sont des lieux d'aboutissement de misère. Bien sûr dans ces asiles certains ne sont pas des très pauvres mais des gens seuls. Mais on ressent quand on a l'occasion d'aller dans ces asiles, un fond de misère vraiment très grand. A Villejuif une chef de clinique très remarquable, Mme Lanoëe, essaye de développer quelque chose pour la vieillesse ; la mort qui est proche lui paraît être un problème que la société actuelle n'a pas résolu surtout pour les pauvres. Le moyen qu'elle expérimente est d'essayer de faire avec ces personnes âgées l'histoire de leur vie. Elle essaye, elle tâtonne, elle m'a d'ailleurs demandé des étudiants qui seraient volontaires pour l'aider, c'est la même démarche qu'à ATD, avec des gens assez semblables au Quart Monde.

Voilà des lieux institutionnels qui sont des lieux de misère dont il faudrait cerner l'histoire et le fonctionnement.

* Les lieux de vie des pauvres dans les villes et les abords des villes :

- Des terrains vagues, souvent (qui sont un peu dans les villes ce qu'étaient les communaux dans les sociétés paysannes) ;

- Les formes d'habitat précaire, les bidonvilles, les cités de transit. Colette Pétonnet a écrit « On est tous dans le brouillard » et d'autres livres qui sont des études socio-ethnologiques sur les cités de transit où l'on rencontre le sous-prolétariat ;

- Les lieux de sociabilité qu'on rencontre aux abords de certaines villes sont traditionnellement des lieux de rencontre des pauvres, par exemple autour de Paris au XIXème et jusqu'en 1930, même jusqu'à la 2ème guerre mondiale : ce que l'on appelait la ceinture noire de Paris : les fortifications, construites à partir de 1840 sous l'impulsion de Thiers, à ce moment-là ministre de la guerre. Paris est en Europe un cas exceptionnel, toutes les autres capitales abolissent leurs murailles (ce qui a causé de très vives protestations et même des manifestations, notamment d'ouvriers : « On va à nouveau embastiller Paris comme au Moyen-Age », disaient-ils. Cela leur rappelait l'image de la ville médiévale, de la ville des seigneurs.)

Cette zone militaire était zone « non aedificandi » ; comme on ne pouvait pas construire, elle est devenue lieu de rencontre pour les plus défavorisés de la société. Entre 1900 et 1914 se forment à Paris ces bandes de jeunes auxquelles on a donné le nom d'Apaches : terreur de Paris. En général, ces jeunes gens venaient des quartiers périphériques de Paris, quartiers pauvres, et se donnaient rendez-vous sur les fortifications pour se rencontrer, régler leur compte, pour se bagarrer, souvent au couteau. La ceinture noire disait-on. On en avait une peur affreuse et si on a voulu démolir les fortifications et créer ce que l'on a appelé la ceinture verte, pour mettre le vert, les arbres qui respirent à la place du noir, c'était pour supprimer ce lieu dangereux physiquement et psychologiquement. Une thèse de Madeleine Fernandez : « Histoire de la ceinture noire de Paris depuis sa création en 1840 jusqu'à son abolition dans les années 1930-40 », est un travail parfaitement assimilable par le Mouvement.

Quels moyens d'étude se donner ? Là où l'on est, dans la ville où l'on est, se demander quels sont les lieux de sous-prolétariat, si ces lieux sont récents, anciens, comment ils évoluent, qu'elle a été l'attitude des gens, s'il n'y a pas de psychose qui se soit cristallisée autour de tel ou tel lieu ? Ces lieux dont on a peur, et où l'on ne va pas. Quand vous êtes nouveaux arrivants dans une ville, en général on vous dit : surtout n'allez pas là. Qu'est-ce que ça veut dire tout cela ? Je pense qu'il y a une réflexion à mener là-dessus.

Rechercher la dynamique de la pauvreté

Comment entre-t-on dans le sous-prolétariat, et comment en sort-on ? Quels sont les processus socio-historiques d'entrée dans le sous-prolétariat (les histoires de vie peuvent aider à les trouver) ?

Dans la société quels sont les maillons faibles. J'en vois deux très importants : les femmes seules et les enfants abandonnés ; ce sont des catégories marginalisées par la société.

- Les femmes seules : au XIXème siècle on dit qu'une fille ne doit pas être seule, au point qu'on conçoit toujours qu'elle soit mariée et son salaire est vu comme salaire d'appoint puisqu'on le considère comme le complément de celui de son mari. Or on s'aperçoit quand on fait l'histoire des femmes, qu'il y avait dans les villes une majorité de femmes seules, soit célibataires, soit veuves pour des tas de raisons. La vraie pauvreté et par ailleurs un sentiment de dignité assez fort se mêlent, elles n'osent pas aller mendier, aller aux soupes populaires, elles font du travail à domicile, à des prix défiant toute concurrence et là très souvent c'est un espace de liquidation physique ; ou alors elles sont obligées de se prostituer, c'est la seule solution, il n'y en a pas beaucoup d'autres. Est-ce que c'est toujours vrai aujourd'hui ? Voilà, ce que je ne sais pas.

- Les enfants abandonnés, le bâtard, l'enfant non reconnu, l'assistance publique est au XIXème et probablement encore aujourd'hui un grand fournisseur de pauvres et de sous-prolétaires. L'abandon pèse très lourd aussi bien matériellement que dans l'éducation, etc. Là aussi, il faudrait réfléchir, rassembler les travaux existants.

La mémoire du sous-prolétariat, le sous-prolétariat, sujet de sa propre histoire

C'est dans ce travail, que le Mouvement ATD est peut-être le plus opérationnel, le plus utile.

Il s'agit de recherches actuelles à faire avec des gens vivants : les méthodes diffèrent de celles du précédent point qui sont de l'ordre du travail historique classique (documents écrits, archives, documents de presse). Quel est le désir du sous-prolétariat sur sa mémoire ? Est-il touché ou non par cette grande vague d'auto-histoire dont je vous ai dit qu'elle était une donnée de la société contemporaine ? Et alors si oui, comment peut-on l'aider à retrouver cette mémoire perdue ? Comment les sous-prolétaires ont-ils vécu notamment leur enfance, qui pour toute cette auto-histoire est essentielle, qu'on soit pauvre ou bourgeois ? Ce qu'on appelle l'apprentissage de la vie c'est-à-dire enfance et adolescence. C'est le point sur lequel on a le plus envie de parler, de réfléchir, et bien sûr, c'est là aussi que se nouent les conflits essentiels, les malheurs essentiels. Cette démarche appelée histoire orale, ou encore récits de vie est une démarche qui a déjà une histoire : en fait elle a commencé entre les deux guerres, souvent pour des raisons d'ordre national. C'est d'abord en Pologne que des historiens, des sociologues ont voulu recueillir la mémoire des paysans polonais pour arriver à retrouver l'histoire de la nation polonaise perdue et ces récits de vie prodigieux ont été conservés et servent à des historiens de l'époque actuelle (le mouvement « Solidarité » a retrouvé la vie de ses ancêtres parfois jusqu'à la fin du XIXème.)

La démarche d'histoire orale a été relancée par un ethnologue : Oscar Lewis (Enfants de Sanchez, 1961, collection de poche chez Gallimard) peut être pour nous très éclairante. Ethnologue, il s'intéressait particulièrement à la société mexicaine.

Il avait commencé par travailler de façon classique sur la société indienne rurale, et puis il s'aperçut que ces Indiens des campagnes lui fuyaient dans les mains puisque tous ces gens s'en allaient à Mexico (énorme phénomène qui fait que Mexico est une des mégalopoles du monde avec 15 M d'habitants.) Il est donc allé étudier les Indiens là où ils étaient, dans les faubourgs de Mexico. Il a observé que les gens venaient à Mexico par familles entières et s'arrangeaient en général pour habiter dans des maisons, des baraquements, qui reproduisaient un espace : une cour fermée un peu comme dans leurs villages d'origine. Il s'est installé auprès d'une famille au sens large (pas une famille nucléaire), avec les grands-parents, les arrières grands-parents restés là pour essayer de s'en sortir en quelque sorte.

Son travail a duré fort longtemps et il a entrepris d'enregistrer avec leur accord l'histoire de chacun des membres de la famille en essayant toujours de tenir les deux bouts de la chaîne, à la fois la famille et les individus dans la famille. Le collectif familial et les individus ont, au milieu de cette famille, leur physionomie, leur itinéraire propre, leur originalité particulière : autrement dit famille-individu, individu-famille. Les deux en l'occurrence étant très liés et en même temps dissociables quand même.

Une des conclusions est la mise en lumière de ce qu'il a appelé une « culture de la pauvreté ». La pauvreté n'est pas un vide mais un ensemble de pratiques, de rapports au temps, à l'espace, aux lieux; aux objets, de rapports des gens entre eux; On ne peut en conclure qu'une culture dominante donne des modèles aux dominés qui ne font que recopier la culture dominante. Très souvent, cette culture vient des classes dominantes mais aussi des cultures d'origine des gens, en l'occurrence de ces familles rurales indiennes, et tout est recomposé, retrituré par eux en fonction de leurs besoins et constitue cette espèce de culture de la pauvreté qu'il a étudiée. Quels seraient les avantages et les inconvénients de parler d'une « culture de la pauvreté » ? L'inconvénient serait d'en déduire que ces gens d'un point de vue culturel sont aussi riches que tous les autres, ils ont très bien  réussi à s'en sortir, on n'a qu'à en rester là. L'avantage serait de reconsidérer autrement le sous-prolétariat. ATD Quart Monde a agi dans ce sens, c'est son but (et l'on retrouve l'intérêt de faire une histoire des familles, une histoire orale). Dans cette démarche, il faut se mettre en garde contre une attitude de paternalisme, de philanthropie où se mélangeraient à la fois une certaine condescendance et un certain mépris, peut-être inconscient, sachant que ces gens ont leurs pensées, leur existence, leur mode de vie.

L'histoire orale s'est surtout développée aux Etats-Unis, où l'on peut trouver une bibliographie surabondante ainsi qu'en Grande-Bretagne où une revue s'appelle « Oral History » et publie des récits de vie. On observe qu'en Grande-Bretagne, peut-être plus encore qu'aux Etats-Unis, les prolétaires plus que les sous-prolétaires en sont les acteurs principaux. En général les historiens ou les ethnologues qui ont voulu développer cette méthode, ont surtout travaillé dans les régions industrielles de Grande-Bretagne qui sont des ères en pleine dépression. Les gens de ces régions industrielles ont eu le sentiment d'une rupture. En général quand on a le sentiment d'une rupture historique très grande, on a envie de constituer une mémoire. Les mineurs du Pays de Galles, les tisseurs et les fileurs de Manchester ont été très accessibles à la démarche d'histoire orale. Ils avaient, de façon aiguë le sentiment que ce que leurs parents avaient vécu (on était mineur, tisseur, fileur de père en fils) était une chaîne du temps en train de craquer ; il fallait donc en recueillir les bribes.

En France, avec la désindustrialisation que nous connaissons (en Lorraine, ou au Creusot) on observe la même démarche : celle-ci est prise en compte dans les éco-musées, qui se donnent pour tâche non seulement de recueillir des objets, mais aussi des mémoires sur le mode de vie. Le plus célèbre en France est l'éco-musée du Creusot qui est fort intéressant. Mais là encore, la plupart du temps on se situe dans des milieux plutôt ouvriers que sous-prolétaires, de gens qui avaient un métier, une usine, une identité sociale, économique  et pour lesquels tout ceci est en train de casser., de basculer, avec un risque que certains rentrent dans ce sous-prolétariat. C'est la fameuse nouvelle pauvreté dont on parle aujourd'hui, mais qui a quand même une identité et qui est soucieuse de la recueillir. Le livre récent de M. Joutard peut servir de guide et donner l'essentiel de l'itinéraire historique (un premier élément de méthode : « Ces gens qui nous viennent du passé », éditions du Seuil 1983). Ce travail reste difficile, bien que très intéressant, pour deux raisons :

- l'acte de mémoration, cette parole pour laquelle une personne va raconter quelque chose de sa vie, n'est pas un acte spontané. La mémoire est déjà un tri, une sélection. Les gens ont oublié beaucoup et dans ce qu'ils vont dire consciemment ou inconsciemment ils vont mettre des tas de filtres. Autrement dit, le récit de vie ne doit pas être pensé comme un document transparent, limpide, où tout est dit. Ce document est plein de silence et probablement de mythologie : on dit souvent la vie qu'on aurait voulu avoir plus que celle qu'on a eue et la part de l'imaginaire pour chacun d'entre nous est grande. L'autobiographie est-elle donc un document menteur ? Non et peu importe ; ce qui est important c'est la façon dont les gens se mettent en scène, la façon vraie ou supposée dont ils vont raconter leur existence. Mais il ne faut pas avoir d'illusions et être très prudent. Comme c'est dur de parler, il y a un phénomène de refoulement.

- la parole sur soi est une parole difficile avec une inégalité sociale ; si le Quart Monde a envie de raconter sa vie, le travail sera plus facile. Mais s'il n'en a pas envie et qu'on lui demande en disant que ce serait intéressant, il va probablement répondre : « ce n'est pas intéressant, ma vie. Je n'ai rien à vous dire, ce que j'ai vécu, c'est rien du tout. » Il y a chez les très pauvres une espèce de dévalorisation, parce qu'ils se sentent des humiliés, des gens de « moins que rien » et qu'aussi ils se disent que ce qu'ils ont vécu, ce que leurs parents ont vécu ce n'est pas beau.

Cet obstacle est à vaincre ou à ne pas vaincre, car il faut aussi respecter le silence, il ne faut pas non plus que raconter sa vie devienne un devoir, il ne faudrait pas créer un impératif qui serait celui-ci : tout le monde a son magnéto, son micro, ce serait créer un risque grave, pour ceux qui n'en auraient pas envie, celui de ne pas se sentir normal par rapport aux autres. Tout cela demande donc doigté et réflexion. En aucun cas l'aveu ne doit devenir une obligation.

Pour ceux qui acceptent, il ne faut pas hésiter, à la conditions nécessaire d'une relation assez personnelle entre l'enquêteur et l'enquêté (cf. Maurizio Catani, Tante Suzanne, 1983. Suzanne ce n'est pas une sous-prolétaire, mais une modiste qui vivait dans la Mayenne, pauvre mais pas du sous-prolétariat. Elle avait une famille, une identité. Monsieur Catani dit dans ce livre « l'histoire orale est une histoire d'amour » et suppose une relation amicale tout au moins entre deux personnes, entre l'enquêteur et l'enquêté.) En ce sens, la démarche du récit de vie est très différente de l'enquête sociologique.

- L'enquête sociologique a deux niveaux :

* l'enquête fermée avec les questionnaires est très utile, mais elle est rapide, simple recueil d'opinions, ce que les gens disent spontanément ;

* l'enquête ouverte ne laisse parler les gens qu'une 1/2 heure, 1 heure.

- Le récit de vie dure plusieurs jours, des semaines, quelquefois des mois et suppose une disponibilité entre les deux personnes qui est quelque chose de lourd. Il ne faut pas se le dissimuler, mais il est probable que si cela peut être réalisé les effets en seront bénéfiques, pour l'enquêteur qui va ainsi connaître assez intimement la personne sur qui il aura enquêté et surtout pour celle-ci ; le travail qu'elle aura fait sur elle-même va certainement l'aider à se situer dans la société : d'où elle vient, pourquoi elle en est là. Si tout est terrifiant dans sa vie, le dire, le poser sur la table, la soulagera peut-être, la délivrera de l'humiliation ; elle redécouvrira des grands coins de tendresse, de plaisir car au fond aucune vie, Dieu merci, n'est exempte de cela. Collectivement si on arrive à  faire des histoires de famille, ce serait un apport considérable sur le plan de l'histoire et de l'existence propre du Quart Monde. La famille n'est pas seulement la structure élémentaire de la parenté dont parle Lévi-Strauss ; mais certainement la structure élémentaire du sous-prolétariat, c'est sans doute le seul groupe à peu près chaleureux auquel les gens complètement démunis de sociabilité, trouvent encore à se raccrocher.

Michelle Perrot

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