Une enquête sur le cumul des inégalités : étude des conditions de vie

Jean Borkowski

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Jean Borkowski, « Une enquête sur le cumul des inégalités : étude des conditions de vie », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1989), mis en ligne le 07 avril 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4462

Jean Borkowski présente l’« Étude des Conditions de Vie », actuellement expérimentée par l'INSEE après un travail approfondi sur les méthodes, pour permettre de disposer d’informations de qualité inédite sur le cumul des inégalités, leur nature et même leur enchaînement. Il reprend, pour l’essentiel, l’article publié sous sa signature dans « Courrier des Statistiques » n° 40 de juin 86, que nous reproduisons ici :

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Logement, Habitat, Sans-Abri

Il vaut mieux être riche et bien portant que… mais ce cumul n’est-il pas systématique ? Une première enquête réalisée par l’INSEE en 1978-1979 auprès d’un échantillon de 6 000 personnes avait permis d’expérimenter une approche des combinaisons d’inégalités et d’explorer quelques aspects mal connus des conditions de vie. L’analyse des non-réponses et la comparaison des résultats avec ceux d’autres enquêtes montraient qu’en abordant des thèmes très variés, on ne nuisait pas à la qualité de l’information. La grande diversité des situations et la difficulté à en caractériser chacun des aspects, laissaient penser, en revanche, qu’une nouvelle interrogation devrait comporter un questionnaire plus ambitieux et toucher un échantillon plus important. Il apparaissait de plus que les informations sur la situation passée des personnes étaient nécessaires pour mieux comprendre leur situation actuelle. Ces considérations, confortées par plusieurs tests menés au cours des deux dernières années, ont conduit à une nouvelle enquête dite « Étude des conditions de vie » qui se déroule actuellement sur le terrain.

En étudiant chacun des aspects bien précis des conditions de vie de la population (les revenus, le patrimoine, l’état de santé, les conditions de logement ou de travail etc…) les enquêtes spécialisées de l’INSEE montrent généralement que, dans chacun de ces domaines, les personnes vivent dans des situations bien différentes ; les conditions matérielles d’existence ne sont pas les mêmes pour tout le monde, l’état de santé peut être plus ou moins bon, les conditions de travail plus ou moins pénibles et ainsi de suite. Plus généralement, sur chacun des sujets envisagés on peut classer les personnes depuis les moins avantagées jusqu’au plus favorisées et donc aborder le problème des inégalités. A partir de ce constat, l’enquête « Étude des conditions de vie » se propose d’aller plus avant. Son premier objectif est de rechercher dans quelle mesure sont associées certaines inégalités de conditions de vie de la population.

L’agencement des inégalités

Pour cette analyse, il faut d’abord recueillir pour les mêmes individus, des informations sur de multiples aspects intéressant leur situation et ensuite les mettre en relation les unes avec les autres. Grâce à l’enquête, on sera mieux à même de connaître la diversité des situations et donc d’évaluer plus précisément dans quelle mesure certains classements que l’on peut établir entre personnes (suivant leurs ressources, leur état de santé, leur degré d’isolement, etc …) coïncident les uns avec les autres.

Il s’agit d’étudier le « cumul des pauvretés et des richesses. » Plus concrètement, les données recueillies offriront la possibilité de répondre, par exemple, aux questions suivantes : les personnes pauvres sont-elles également celles qui sont les moins bien logées, celles qui ont un mauvais état de santé ou qui ont le moins de relations avec d’autres personnes (et inversement pour les personnes aisées) ? Quelle est la nature du rapport entre la situation à l’égard de l’emploi, l’état de santé et les relations avec la famille ?

L’enquête se caractérise par une grande variété de sujets abordés. La sélection des dimensions retenues dans l’analyse des conditions de vie s’est opérée bien entendu, au profit de celles qui paraissaient fondamentales dans une étude multidimensionnelle de la pauvreté, à la condition d’être directement opérationnelles dans l’étude des liaisons.

Le contenu de l’enquête ne se limite pas aux seuls aspects monétaires des inégalités (les ressources, les aides, les difficultés financières, les éléments de patrimoine) même si ces questions occupent assez naturellement une place importante. D’autres sujets sont abordés : la situation à l’égard de l’emploi, l’état de santé, les conditions de logement et de travail, certaines habitudes de vie, les relations avec autrui notamment, auxquelles sont adjointes quelques questions sur les pratiques des loisirs.

L’enchaînement des situations

Toutefois, savoir si les éléments négatifs (positifs) des modes de vie conjuguent ou non leurs effets sur les mêmes individus ne peut suffire. Encore faut-il faire la part  des répercussions mutuelles des différents handicaps (avantage) : l’absence d’études durant la jeunesse entraîne un manque de qualification dans la vie adulte et aggrave les risques d’une mise au chômage, ce qui conduit à une baisse des ressources et à l’apparition de problèmes familiaux etc… Le souci de mieux comprendre la genèse et l'enchaînement des inégalités justifie donc de poser des questions sur les antécédents familiaux, les difficultés durant la jeunesse, les événements ayant ponctué la vie des individus etc…: on recueillera donc lors de l’interview des personnes des renseignements détaillés sur leur biographie, de manière à éclairer, le cas échéant, leurs difficultés présentes en essayant même, s’il se peut, de déceler leur origine principale et la nature de leur processus de développement (en sens inverse d’ailleurs, on s’intéressera aussi au cas des personnes qui sont actuellement en situation favorable après avoir connu des phases de vie difficile : qui « s’en est sorti » ? comment ? etc…)

Pour ce cheminement biographique des personnes enquêtées, à côté de quelques éléments précisant entre autres la nature des conditions de vie durant la jeunesse, du déroulement de la scolarité ou de la vie professionnelle, l’essentiel du questionnement vise à mettre en évidence des trajectoires-types (au moyen d’ailleurs d’un questionnaire spécifique). La démarche consiste à répertorier (et dater) la survenue d’événements précis afin de pouvoir d’abord découper le passé en un certain nombre de périodes successives et ensuite s’intéresser au contexte, essentiellement sous l’angle financier, de chacune des périodes délimitées précédemment.

Contrairement aux questions se rapportant directement aux disparités des conditions de vie actuelles, qui se présentent en général comme une reprise ou une adaptation de questions posées dans d’autres enquêtes, la partie biographique comporte des aspects originaux qui en font une première à l’I.N.S.E.E et, à notre connaissance, ailleurs.

Quelques caractéristiques de l’échantillon

La première enquête réalisée en 1978-1979 portait sur "l’étude du cumul des situations défavorisées dans les modes de vie individuels" et tel sera bien l’objectif général de la nouvelle enquête. L’enquête cependant ne s’adresse pas exclusivement aux ménages et aux personnes en « situation défavorisée. » Plusieurs raisons à cela. Et d’abord l’impossibilité de définir a priori une telle situation qui, dans bien des domaines, apparaît comme essentiellement relative : c’est comparativement à d’autres (aux situations « moyennes » et aussi aux situations les plus défavorisées) que l’on peut dire qu’un individu est plus ou moins bien loti. En outre, quand bien même ou saurait le faire, encore faudrait-il pouvoir repérer de telles situations dans la base de sondage pour tirer l’échantillon de logements, ce qui est évidemment exclu si l’on considère la nature des informations collectées au moment du recensement.

C’est aussi pour mieux cerner les situations difficiles qu’on a cherché à s’affranchir de la limitation traditionnelles à l’INSEE du champ des enquêtes aux seuls ménages dits « ordinaires. » Cette limitation est gênante du point de vue du sujet étudié, puisque précisément un cumul de situation défavorisées se trouve souvent à l’origine du départ de certaines personnes dans les ménages collectifs (maisons de retraite notamment). C’est pourquoi, l’enquête sera étendue, d’une manière limitée et avec des modalités spécifiques, aux personnes vivant dans tous les ménages collectifs (à l’exception cependant des foyers de jeunes travailleurs). Cette extension aux ménages collectifs, toutefois, étant un premier essai du genre à l’INSEE, aura le caractère d’une investigation complémentaire exploratoire plutôt que celui d’une enquête représentative en vraie grandeur.

La préparation de l’enquête

Celles-ci s’est effectuée à la direction générale de l’INSEE dans le cadre d’un groupe de travail se réunissant régulièrement tous les mois. Composé de personnes d’horizons divers, il a permis d’associer chercheurs de l’INSEE , universitaires et diverses personnes appartenant aux directions régionales (ayant de ce fait une connaissance très concrète du « terrain ») chargées de veiller à la bonne organisation de la collecte et aux opérations qui suivront le recueil des informations : chiffrement, saisie, traitements informatiques. A l’occasion de problèmes particuliers, le groupe a également pu profiter de l’avis de personnalités particulièrement compétentes sur certains des sujets abordés.

En outre les deux années de préparation de l’enquête ont permis de réaliser cinq séries de tests dans lesquels toutes les parties du questionnaire ont pu être expérimentées. Au total une soixantaine d’enquêteurs dans leurs Directions Régionales (Clermont-Ferrand, Lille, Limoges, Lyon, Marseille, Montpellier, Nancy, Paris et Toulouse) ont pu tester des versions successives de projets de questionnaires sur environ 800 ménages au total et ainsi contribué à améliorer considérablement le contenu des documents d’enquête.

Enfin une consultation finale a été organisée auprès des membres du Conseil National de l’Information Statistique (CNIS) et d’autres personnes a priori intéressées par le sujet et relevant d’organismes tels que l’INED, la CNAF, le CREDOC, ATD Quart Monde, etc...

L’approfondissement de certains thèmes de l’enquête s’explique non seulement par leur intérêt propre pour l’étude du cumul des situations défavorisées, mais aussi par le fait qu’il concerne des partenaires extérieurs à la division « Conditions de vie des ménages. » Il en est ainsi des questions relatives aux chômeurs, dont le repérage au moyen de l’enquête permettra leur ré interrogation ultérieure dans le cadre de l’opération « Suivi des chômeurs », menée par la division « Emploi » de l’INSEE.

De même la présence de développements importants sur la santé tient également en partie à l’intérêt porté à cet aspect par la Mission recherche-expérimentation et le Service Statistique du ministère des Affaires Sociales (SESI) et matérialisé par une participation financière.

Jean Borkowski

Attaché au département Population et Ménages de l’I.N.S.E.E

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