Présentation de l'enjeu

Gilbert Pouthas

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Gilbert Pouthas, « Présentation de l'enjeu », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1993), mis en ligne le 15 avril 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4497

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Jeunesse, Formation professionnelle

Monsieur le Préfet, Mesdames et Messieurs, chers collègues, c’est à moi qu’il incombe de resituer l’objet de ce colloque dans son cadre.

L’évolution des sciences et des techniques modifie profondément les outils et les procès de production. Le travail connaît des transformations rapides dans son contenu et son organisation. Ces évolutions ont un point commun : elles requièrent de la part des salariés des compétences nouvelles et une plus grande autonomie dans le travail.

Partout, il faut de moins en moins d’heures de travail ; faute d’accords et de choix dans une gestion nouvelle du temps de travail, la crise impose sa propre solution. Elle sépare ceux qui ont un emploi et un temps contraint et ceux qui n’ont pas d’emploi mais ont du temps, un temps vide, non reconnu socialement : le chômage.

Entre les deux, le travail précaire joue le rôle de tampon. Dans les faits, nous assistons à un double mécanisme d’exclusion. Le premier mode, c’est l’exclusion par le volume. Comme, pour produire des richesses, l’économie traditionnelle a de moins en moins besoin d’hommes, l’emploi pour nos sociétés est devenu la préoccupation majeure qu’un retour à la croissance ne réglera pas seul. D’autant qu’à croissance égale, la France génère moins d’emplois que les autres pays industrialisés.

Cette situation résulte en grande partie de la faiblesse des forces sociales dans notre pays. A titre d’exemple, dans les années 1988-90, une bonne partie de l’industrie automobile européenne, que ce soit BMW, Général Motors, Rover, voire Renault, ont mis en place une équipe supplémentaire tout en réduisant la durée du travail à salaire maintenu. En revanche, Talbot à Poissy a allongé la durée d’utilisation des équipements sans réduire la durée du travail, ce qui a abouti à des conditions de travail à la limite de la légalité. Les gens travaillent 10h20 d’affilée ; cela engendre des problèmes de qualité, donc une moindre efficacité économique et provoque une diminution importante du nombre des emplois, donc une moindre efficacité sociale.

Cette illustration montre qu’en France, la difficulté majeure n’est pas économique ou technologique, elle est sociale. Patronat et syndicats manquent de savoir-faire pour arriver à trouver les compromis positifs où les deux peuvent gagner en même temps. Trop souvent, l’un ne croit gagner que parce que l’autre perd.

Mais ralentir la diminution des emplois n’est pas suffisant. Il faut aussi en augmenter la masse. Pour ce faire, il est nécessaire, d’une part, de créer des emplois d’un type nouveau répondant à une demande sociale importante, tel le service de proximité aux personnes, et d’autre part, de renforcer le tissu économique local en repérant et en soutenant les entreprises à potentiel de développement ainsi qu’en accompagnant les créateurs.

Nous savons désormais que pour permettre un développement économique générateur d’emploi, il faut distinguer emplois d’accompagnement et emplois d’entraînement.

Il s’avère également pertinent d’agir au niveau du bassin d’emploi du lieu de vie, tant pour accompagner les salariés en recherche d’emploi que pour soutenir le développement économique local. Pour progresser dans cette réflexion, la région économique, aidée de l’Etat, finance une expérimentation dans la commune de Chevillon, en Haute-Marne.

Ces quelques remarques portant sur le problème des volumes d’emploi n’ont pas pour prétention d’épuiser le sujet mais soulignent que nous ne sommes pas ignorants du contexte peu favorable dans lequel se pose la question de la formation et de l’insertion économique des jeunes les plus défavorisés.

Le deuxième mode d’exclusion, celui par la compétence, est au cœur de notre auto-saisine intitulée : la formation professionnelle, un outil de changement pour l’entreprise.

Je ne m’étendrai donc pas sur ce sujet, je me contenterai seulement de vous rappeler quelques-uns des points en lien avec le thème de ce colloque.

Nous avons constaté que, dans leur ensemble, les entreprises ne savent pas exprimer leurs besoins réels en compétences. Par sécurité, elles élèvent leur niveau d’exigence en savoir dès l’embauche, aggravant par là-même le processus d’exclusion. Comme elles sont de plus en plus soumises aux contraintes du changement, il est nécessaire de les inciter à acquérir une culture de l’anticipation en les aidant à maîtriser une démarche de gestion prévisionnelle de type qualitatif. Sans quoi, la contradiction lancinante que représentent les trois millions de chômeurs, alors que les entreprises affirment ne pas trouver les compétences dont elles ont besoin, va devenir irréductible.

D’autant que les compétences ne se mesurent pas qu’à l’aune des savoirs et donc des diplômes. Avoir une approche plus concrète des situations de travail permettrait de réduire l’exclusion des jeunes a priori puisque serait mieux pris en compte leur savoir-faire.

Les jeunes exclus, notamment ceux du Quart Monde, ne sont pas sans compétence. Mais celles qu’ils ont acquises dans leur marginalisation de fait ne sont pas intégrales dans notre société.

Faire de deux ou trois mobylettes volées une mobylette neuve, peu d’entre nous savent le réussir. François Heilbronner, président du groupe GAN, auteur d’une étude dans le cadre de l’Institut des entreprises sur les besoins des entreprises en emploi et en formation, déclarait à un journaliste de la Tribune mardi dernier : « Le diplôme n’est pas tout. » Il poursuivait par : « Les besoins de recrutement en ouvriers qualifiés ayant une bonne formation manuelle se maintiennent. Il n’y a donc pas a priori de filières condamnées. »

Cette déclaration conforte le choix que nous avons ait de donner la primauté à la formation professionnelle pou réduire le processus d’exclusion par les savoirs. Car tous nos systèmes de formation initiaux ne prennent en compte qu’une seule forme d’intelligence. Ils ne s’adressent qu’à la seule pensée déductive et de logique. Or, il existe aussi une pensée qui se construit par la reproduction de situations concrètes, l’observation, l’intuition. Dans ce cas, c’est l’exercice dans le cadre de la situation ou de la profession qui fait percevoir la nécessité de formations complémentaires.

Il n’y a pas de jugement de valeur à avoir, a priori, sur l’une ou l’autre de ces pensées puisque c’est un mode de perception différent qui les anime. Les difficultés d'adaptation de nos modes d’enseignement auxquelles se heurtent certains jeunes existent dans toutes les couches sociales, mais dans les familles de cadres, de chefs d’entreprise, de techniciens, de fonctionnaires, d’enseignants, il y a souvent capacité à aider, à soutenir le jeune mis en difficulté. Or, ce n’est pas le cas pour les jeunes du Quart Monde.

Les jeunes ont les mêmes prédispositions mais ils ne bénéficient pas du même environnement social. L’un des mérites de l’AJR, c’est précisément de nous démontrer qu’en s’y prenant autrement, il est possible de réussir, et en réussissant avec les plus exclus, les plus démunis, AJR prouve par là-même qu’il est possible d’entreprendre avec tous.

Cela démontre bien qu’il n’y a pas de situation désespérée mais seulement des gens qui désespèrent des situations.

Dernier point que j’emprunterai à l’auto-saisine, si l’on veut engager une mutation pédagogique dans la perspective du refus a priori de l’exclusion, nous préconisons de reconsidérer les mécanismes d’évaluation d’un parcours de formation, démarche que nous retrouvons dans les propositions d’ATD Quart Monde.

Passer d’une société de plein emploi à une société de pleine activité, comme le préconisent certains, nécessitera sûrement de reconsidérer le concept de travail dans son acceptation ancienne. Quoi qu’il en soit, ne perdons pas de vue que le travail pour un individu, ce n’est pas qu’un moyen d’être rémunéré, c’est aussi et d’abord son identité sociale.

Félix Leclerc n’a t-il pas écrit il y a plusieurs années : « La meilleure façon de tuer un homme, c’est de le payer à ne rien faire. » Lorsqu’un jeune s’adresse à nous en disant : « C’est un vrai travail que je veux », c’est certes une rémunération qu'il souhaite, mais c’est tout d’abord à la dignité qu’il aspire.

Les risques de déstabilisation de la société ne peuvent être ignorés de personne. L’actualité, tel un miroir, nous renvoie quotidiennement les images de nos dysfonctionnements, alors donner de l’espoir aux plus démunis, c’est aussi redonner du sens à notre société.

Face à la montée des égoïsmes individuels ou collectifs dans une société éperdue d’efficacité et de réussite, l’éthique est à l’homme moderne ce que la boussole était à l’homme d'autrefois ; elle indique le nord magnétique du cœur et de la raison, celui de la mesure et du respect d’autrui.

En bons cartésiens que nous sommes, nous avons additionné des mesures conçues séparément pour répondre à des problèmes spécifiques, et ce faisant nous avons complexifié les situations. Continuer dans cette voie ne peut que nous conduire à une non-maîtrise de notre développement. Nous ne pouvons nous résigner à cette évolution.

Comme l’exclusion n’est pas une fatalité, mais le produit des sociétés humaines, c’est bien aux sociétés humaines d’y porter remède. Une grande partie des réponses se trouvent dans une autre articulation entre emploi, formation et modes d’organisation, ce qui relève de la compétence régionale. Il nous faut faire naître d’autres relations entre l’économique et le social.

Nous savons que la recherche fondamentale est nécessaire, c’est la raison d’être des laboratoires ; nous savons que pour être utile à la collectivité, toute innovation dont être suivie d’un transfert technologique, c’est la raison d’être de l’expérimentation. Ce colloque veut s’inspirer, veut s’inscrire de cette logique. Un laboratoire tel que l’AJR, qu’il nous faut être capable de conforter, doit nous permettre d’identifier, de dégager les facteurs de réussite, pour en expérimenter la transférabilité dans diverses situations afin de valider des méthodologies utilisables par tous.

C’est dans ce but que nous avons fait le choix de trois tables rondes permettant de nous interroger dans le cadre de trois champs distincts bien que complémentaires : celui des PME et des artisans ; celui des grandes entreprises ; celui d’un partenariat plus complexe.

Les trois tables rondes sont structurées autour du même mode de lecture : un exemple pour montrer qu’il est possible d’entreprendre ; un temps de réflexion sur les éléments positifs pouvant être transférés, ainsi que les repérages des difficultés et des écueils devant être dépassés ; l’implication d’acteurs dans de nouveaux projets riches des expériences analysées.

Notre ambition : voir chacune des tables rondes se prolonger par un groupe de réflexion permettant dans les trois mois qui viennent, de passer des idées à des projets suffisamment concrets pour qu’ils puissent être proposés dans le cadre du Contrat de Plan Etat/Région.

Ma conclusion sera la même que celle que j’avais faite lors de la présentation de notre auto-saisine sur la formation professionnelle. Pourquoi ne ferions-nous pas de la Champagne-Ardenne une région expérimentale ?

Gilbert Pouthas

Membre du Conseil Economique et Social Régional

CC BY-NC-ND