Deuxième table ronde

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Deuxième table ronde », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (1993), Online since 15 April 2010, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4507

Cette table ronde a été animée par Monsieur Gilbert Pouthas, avec la participation de Mademoiselle Nathalie Boisjot, Responsable des Relations Humaines et Sociales BSN Emballage (Reims) ; Messieurs Jean-Gabriel Prieur et Christian Vidal, de l’Institut Catholique des Arts et Métiers (ICAM) (Lille) ; Etait excusé Monsieur Yvon Staffolini, Directeur des Ressources Humaines SNC ARDAM Electrolux (Revin)

Index de mots-clés

Jeunesse, Formation professionnelle

Quelle peut être la mobilisation de l'entreprise dans la lutte contre l'exclusion et l'accès à la qualification ?

M. Pouthas : Ce matin, nous avons eu un échange autour d’une première table ronde portant plus particulièrement sur l’expérience de l’AJR, et orientée sur le champ des PME et de l’artisanat.

Je repréciserai, parce que c’est peut-être passé rapidement en fin de matinée, que cette table ronde va se prolonger par un groupe de travail avec tous ceux qui ont accepté de s’engager. Nous avons constaté que des personnalités, des responsables, notamment du secteur public, ont pris l’engagement de participer à un groupe pour regarder comment répondre au problème concret soulevé par cette expérience, notamment en terme de statut.

La deuxième question posée lors de cette première table ronde est : comment transférer cette expérience dans une autre dimension, dans la réalisation d’un nouvel outil ? Je ne sais pas comment on doit appeler ce nouvel outil pour lequel la CGPME, les artisans, et au moins une organisation syndicale sont prêts à s’investir en partenariat, avec des gens de l’AJR. Parce que si l’on veut parler de transfert, encore faut-il que les acteurs principaux générateurs des nouvelles technologies soient présents, en partenariat ace d’autres organismes de formation et avec des services de la région.

Voilà le groupe de travail qui va se constituer après cette première table ronde et que le Conseil Economique et Social prendra l’initiative de réunir dans les semaines qui viennent.

Le deuxième champ sur lequel nous allons réfléchir maintenant est celui qu’on appelle plus particulièrement le champ des grandes entreprises. La grande entreprise ayant peut-être plus que les artisans la possibilité de générer en interne des postes d’insertion. Il sera question aussi des coûts.

Nous avions prévu deux responsables d’entreprise ; or l’un d’eux se trouve, pour des raisons professionnelles, empêché depuis hier soir. Néanmoins il a tenu à envoyer un fax pour préciser l’engagement de son entreprise à la sortie de ce colloque.

La deuxième personne que nous entendrons est Melle Boisjot, responsable du personnel de BSN Emballage à Reims. Ce qui nous a paru important, c’est que Melle Boisjot a eu une expérience dans une autre région que la nôtre, en Rhône-Alpes.

Elle en a tiré des enseignements dont elle va nous faire part. Elle soulève un certain nombre de difficultés qu’il nous  faut prendre en compte et auxquelles il faut réponde. Une fois cela dit, elle nous a annoncé qu’elle était aussi prête à démarrer une nouvelle expérience à Reims.

A ces deux titres-là, cela vaut la peine que nous lui donnions la parole.

M. Vacquin : En tant qu’observateur extérieur, j’ai été sensible au fait que ce matin, dans la nature du débat qui s’est ouvert, les acteurs institutionnels se soient clairement engagés : le Préfet, la Direction du Travail, le Rectorat.

Prendre aussi publiquement position sur les enjeux de la part des institutionnels, crée une contrainte faisant espérer que ce colloque aura bien initié quelque chose. Ce n’est pas négligeable.

En deuxième lieu, après avoir mis à contribution l’artisanat et la CGPME, on va parler de la grande entreprise. C’est loin d’être indifférent, parce qu’aujourd’hui, dans le tissu industriel français, il faut bien savoir que les grosses entreprises licencient beaucoup et souvent dans uns stratégie plus ou moins consciente de défausse sur les PME et les PMI de toute une masse de travail déqualifié.

Si dans le travail ultérieur qui va s’initier ici à propos des exclus, il y avait là un champ de rencontre entre les grosses et les petites entreprises pour regarder autrement les modalités de la prise de décision, s’agissant de cette stratégie trop répandue du « tout à la réduction des effectifs », qui est devenu un réflexe quasi automatique aujourd’hui, d’autant plus argumenté qu’il se fonde sur des critères économiques supposés absolus, un grand pas serait fait.

Je suis de ceux qui rêvent que les patrons des grosses et des petites entreprises se mettent à considérer les licenciements comme un accident du travail et à la limite, qu’ils soient sanctionnés ou récompensés , un peu comme on fait dans les accidents du travail, en fonction du taux de gravité. (Par exemple, en fonction de la durée du chômage du travailleur déqualifié licencié).

C’est une proposition, une boutade, je n’engage personne à entrer là-dedans. Nous allons écouter Melle Boisjot qui va nous présenter son expérience en Rhône-Alpes.

Melle Boisjot : L’expérience que nous avons eue en Rhône-Alpes s’est déroulée dans l’entreprise BSN Emballage, dans une verrerie qui comporte 450 salariés, à 25 Km de Saint- Etienne et 80 Km de Lyon.

Dans les années 1985/86, nous avons été contactés par le GRETA de Saint-Fons, ville de la banlieue lyonnaise qui avait proposé de monter un projet pour permettre à des jeunes des banlieues, notamment de Vénissieux et de Saint-Fons, de se réinsérer.

Qui étaient ces jeunes ? Quels étaient les moyens ?

Les moyens proposés pour aider à la réinsertion des jeunes résidaient dans l’alternance entre une formation GRETA et une formation professionnelle et qualifiante dans l’entreprise préparant à un CAP  (par unités capitalisables) de conducteur de machines d’emballage automatisées par unités capitalisables.

Au niveau juridique, le lien unissant le jeune et l’entreprise était un contrat de qualification pour deux ans puisque les jeunes avaient moins de 25 ans.

Qui étaient ces jeunes ?Je vais vous parler de ceux que l’on a accueillis dans l’entreprise. Ils étaient 2. Il s’agissait de deux jeunes beurs du quartier des Minguettes à Vénissieux, quartier assez chaud à l’époque. C’étaient des jeunes qui avaient été exclus du système scolaire, du marché du travail et exclus de la vie sociale ou plutôt qui avaient recréé des règles de vie sociale dans leur quartier.

Mais ce n’étaient pas des jeunes complètement exclus puisque leurs pères travaillaient dans une grande entreprise chimique de Saint-Fons. Leurs pères étaient intégrés et insérés dans la vie professionnelle.

Nous avons décidé d’accueillir ces jeunes, malgré le fait qu’à ce moment-là nous n’ayons pris aucun engagement d’embauche. Nous étions à l’époque dans une période de restructuration, de diminution de nos effectifs. Nous avons décidé de les prendre d’une part, parce qu’il était difficile de trouver des entreprises qui acceptent d’accueillir ces jeunes, et d’autre part, parce que nous espérions qu’ils allaient pouvoir transférer les compétences obtenues dans l’entreprise en deux ans de contrat de qualification dans d’autres entreprises et donc pouvoir s’insérer.

Au niveau de l’entreprise, nous avions désigné un tuteur volontaire, à qui nous avons donné une formation de tuteur. C’était un chef d’équipe, en même temps moniteur de formation technique de l’usine, dans la spécialité du métier. C’était quelqu’un qui, quand on a démarré l’action, était totalement conscient des difficultés que pourraient générer l’insertion et l’accueil de ces jeunes.

L’autre élément important, c’est que le quartier les Minguettes est à 85 Km de l’usine, et qu’il a fallu trouver des moyens pour loger les jeunes, lorsqu’ils étaient dans l’entreprise. On les a logés dans des meublés que l’on avait réaménagés dans l’ancienne cité ouvrière de la verrerie. On avait pris en charge la partie sociale. Nous avons aussi été amenés en cours de contrat à prendre en charge un certain nombre de problèmes, en particulier des problèmes avec la justice. Ils avaient accueilli des jeunes interdits de séjour et continuaient les trafics d’auto-radios.

Ce que je tire de cette expérience, - je rejoins M. P. Brun - c’est que déjà, il faut laisser du temps au temps. Nous avions accueilli les jeunes au départ pour deux ans, et l’on s’est aperçu très vite qu’ils n’obtiendraient jamais le CAP ni la qualification recherchée dans ce laps de temps. On a renouvelé pour un an le contrat de qualification. Ils sont donc restés trois ans, c’était vraiment un minimum.

Au bout de trois ans, ils ont obtenu le CAP. Et s’ils l’ont obtenu c’est parce qu’il s’agissait du CAP par unités capitalisables, donnant le droit à l’erreur, le droit de recommencer plusieurs fois le cas échéant.

Laisser le temps au temps, c’est quelque chose qui me paraît important aussi pour l’entreprise, parce que lorsque ces jeunes sont arrivés, il a fallu des règles de discipline sur le poste de travail, et dans le respect des horaires de travail. Les horaires de travail étaient des horaires postés, 24h sur 24 en tournant.

Dans cette expérience, on a essayé de bien valider et valoriser le potentiel des compétences par l’acquisition du CAP mais également par l’évolution du statut des jeunes dans l’entreprise tout au long du contrat de qualification. Au fur et à mesure de l’évolution de leur professionnalisme, de leur savoir e de leur savoir-faire, on a évalué les jeunes pour les rentrer dans un système de classification usine.

Au bout d’un an, ils ont commencé à tenir à part entière un poste de conducteur de machine d’emballage. On a commencé à les reconnaître dans une qualification comme n’importe quel ouvrier, ce qui veut dire reconnaissance de la classification et exigence par rapport à cette reconnaissance ; et ce qui veut dire aussi rémunération au même niveau de salaire que les autres salariés.

L’un des éléments importants, c’est aussi le fait d’accueillir les jeunes, de les rencontrer, de les suivre. Au départ, quand un jeune arrive dans une entreprise, il est regardé bizarrement parce qu’il y a des salariés dont les enfants sont aussi en  phase d’exclusion sociale. D’autre part, dan le petit village où est implantée l’usine BSN, ces jeunes apparaissaient plus bronzés que les autres, avaient des amis un peu bizarres, avaient d’autres règles. Il y avait donc au départ un rejet, mais très vite, ils ont réussi à s’intégrer. Les gens ont commencé à les comprendre.

Il y avait également chez les jeunes - et on le voyait bien dans le film « Un métier, un avenir » que l’on vient de voir - une volonté de s’en sortir. Bien que les petits vols et les petits deals rapportent très vite de l’argent, ils avaient la volonté d’avoir un travail et de gagner de l’argent en travaillant plutôt que par la délinquance. Ils avaient une grande volonté de sortir de cette situation.

Ils avaient également une volonté et un souhait important de sortir de leur cité. Ils habitaient à côté de l’usine, et quand ils étaient en week-end ou en repos, ils ne retournaient pas à Lyon mais restaient en permanence dans le village.

Le fait d’accueillir ces jeunes était amplement suffisant pour une usine de 450 personnes et déjà très lourd à porter.

Il me paraît nécessaire de prendre en compte la globalité du problème. La difficulté qu’il y a eu dans cette action, c’est que l’entreprise s’est chargée de la partie compétence professionnelle mais aussi la partie sociale. Nous nous sommes retrouvés avec des problèmes de logement, de justice, ce n’est pas notre métier.

Par rapport à cela, peut-être a-t-on fait preuve d’un peu de paternalisme, qui n’était pas forcément ce qu’il fallait faire parce que les jeunes ont besoin plutôt d’être mis en face de leurs responsabilités. On les a beaucoup assistés dans ce domaine.

Je suis maintenant à l’usine de Reims qui a 450 personnes, c’est une verrerie également. L’entreprise est prête à se mobiliser pour l’insertion des jeunes les plus défavorisés, mais il ne faut pas oublier une chose, c’est que l’objectif n°1 de l’entreprise actuellement, reste d’éviter l’exclusion des salariés de notre entreprise. Il faut éviter d’exclure les salariés de la modernisation. Cela reste notre objectif prioritaire.

Ce préalable dit, on peut voir certaines conditions.

Avant de se lancer dans une action comme celle-ci, il faut bien détecter les besoins du bassin d’emploi. Nous, nous étions partis sur ce CAP parce qu’il correspondait aussi à un besoin de qualification que l’on avait dans l’entreprise.

L’autre élément qui me semble nécessaire, c’est l’alternance entre l’entreprise et le centre de formation. Il faut une conviction de l’entreprise mais celle-ci doit être prise comme un partenaire à part entière. Il faut un soutien du jeune par un salarié de l’entreprise.

Ce qui est fondamental, c’est une liaison importante entre les organismes formateurs, les organismes sociaux et associations qui s’occupent du jeune et l’entreprise. Dès le démarrage de l’action, il me semble fondamental de clarifier les rôles de chacun.

L’entreprise, si elle peut aider à la réinsertion et à l’acquisition de compétences, ne peut être en aucun cas responsable de la reconstruction du jeune.

On l’a bien vu dans le film, les échanges réguliers sont importants. Dans cette action, nous étions à 85 Km des organismes de formation, on ne les a jamais vus une seule fois sur le terrain. On n’a jamais été invité à une seule réunion, on suivait comme on pouvait les jeunes qui faisaient la liaison entre nous et l’organisme de formation. Les réunions régulières, la concertation nous paraissent fondamentales.

M. Vacquin : Vous avez donc accueilli deux jeunes sur 450 salariés, j’ai fait le calcul, cela fait un seuil d’intolérance de 0,2%. Quand vous avez pris la décision d’embaucher, vous avez dit que c’est quelque chose que vous aviez sous-estimé.

Deuxièmement, à quoi joue BSN quand elle accepte de jouer à cela ? Est-ce pour faire un coup d’image à l’extérieur, ou pour en tirer des bénéfices le cas échéant ? Parce que d’après ce que j’ai entendu ce matin sur les méthodes mises en œuvre du côté des exclus, c’est quelque chose qui a la plus grande utilité dans les travaux qualifiants.

Quand vous évoquez le fait d’avoir été un peu l’objet d’une défausse, vous expliquez qu’on vous a donné deux acteurs exclus à réinsérer et qu’après, c’était un peu des laissés-pour-compte. Vous vous êtes plainte d’une absence de lien qui vous a amené à faire une tâche qui n’était pas la vôtre, celle de sociabiliser ?

Melle Boisjot : Est-ce un coup d’image ? Il faut voir que dans les années 1985, c’était le démarrage des CAP par unités capitalisables. M. Schwartz avait mis en place des actions qui visaient à l’insertion des jeunes et à la formation des exclus.

Cette entreprise est depuis vingt ans dans une situation de modernisation totale. On avait des gens qui faisaient du travail manuel. On a fait passer des gens qui ramassaient des bouteilles et les mettaient dans des caisses, en professionnels de niveau CAP et BEP.

Nous avions donc et nous avons encore une grande expérience des mutations en interne et de l’insertion en interne. Il semblait intéressant au GRETA d’utiliser BSN comme levier puisqu’il n’y avait pas beaucoup d’entreprises qui acceptaient de le faire.

Pourquoi à l’époque a-t-on pris des jeunes alors qu’on savait qu’on ne les embaucherait pas (puisque nous étions en plan social, nous n’avions pas le droit d’embaucher) ? Si le GRETA de Saint-Fons est venu à 85 Km de son lieu d’investigation, c’est bien qu’il y avait des problèmes pour trouver des entreprises qui acceptent ces jeunes.

La question se poserait maintenant complètement différemment sur Reims, puisque nous sommes en usine qui embauche un peu. On est sur la voie d’obtenir la signature, avec nos partenaires sociaux et le Ministère, d’un accord qui viserait à un  mi-temps pour les plus de 55 ans puis une embauche d’une personne pour deux départs et donc un partage du travail.

Dans ce contexte, si on refaisait l’opération sur Reims, on se donnerait comme objectif d’essayer d’insérer les jeunes dans notre entreprise.

M. Vacquin : Tout à l’heure je pensais, en écoutant M. Darreye parler de sa méthode de réinsertion des acteurs, qu’il y avait là beaucoup de choses à apprendre pour l’entreprise.

Ces unités capitalisables, si je me souviens bien, sont parties du Rectorat d’Aix il y a quelques années. Péchiney, par exemple, les a utilisées dans toutes ses stratégies de requalification, notamment à l’usine de Saint Jean de Maurienne

On voit là d’une certaine manière que ce qui se pratique pour les exclus est beaucoup moins spécifiques qu’on ne l’imagine

Autour de e que l’on évoque là, Messieurs, que vous diriez-vous sur la partie qui est la vôtre ?

M.Prieur : L’expérience que M. Vidal et moi-même allons vous présenter pourrait vous paraître atypique.

Je vous recommanderai d’être attentifs aux questions de fond plutôt qu’aux aspects pratiques. Qu’est-ce qu’une école d’ingénieurs vient faire dans cette galère ?

Il se trouve que nous sommes, en tant qu’établissement d’enseignement supérieur, à la convergence de deux grands courants forts, d’une part celui de la formation, de la formation supérieure et des aspirations de promotion sociale d’un certain nombre de personnes, d’autre part celui des besoins des entreprises, et plus particulièrement pour ce qui nous concerne, des entreprises industrielles. Ces entreprises se posent la question de leur pérennité à travers des soucis de rentabilité, de compétitivité mais aussi maintenant des questions d’ordre plus civique : leur participation à l’équilibre social et la prise en compte de problèmes liés à l’emploi.

Cette convergence que nous vivons au niveau de l’enseignement supérieur, depuis l’origine de l’établissement, nous avons souhaité la vivre aussi au niveau de l’insertion professionnelle. Depuis le début du siècle, date de fondation de l’ICAM, ont été organisés dans notre établissement, des cours de promotion sociale, ce que l’on appelait à l’époque les cours du soir. Il n’est pas rare de rencontrer dans Lille des gens qui disent : « J’ai fait l’ICAM. » Effectivement, ils y ont eu un CAP de tourneur, de fraiseur, etc.

Cette manière de voir les choses a dû évoluer. Elle a pris une certaine consistance au moment où a été votée la loi sur la formation continue en 1971 ; nous avons créé le CEFTI, Centre de Formation aux Techniques de l’Ingénieur qui est notre centre de formation continue.

Depuis, nous avons développé beaucoup d’actions fort diverses, c’est ce qui fait une originalité de notre expérience. Nous offrons à l’ensemble des salariés, des demandeurs d’emploi, des entreprises, une palette de formations orientées vers l’industrie parce que c’est notre métier.

Et si l’on touche d’une manière plus précise à ce qui nous occupe aujourd’hui, il nous semble que dans le monde de l’industrie, il y a des possibilités encore importantes de qualification à des niveaux V. Nous croyons beaucoup à un certain nombre de formations par le CAP qui permettent de déboucher sur des emplois industriels.

Nous voulons aussi, en créant cet environnement de formation atypique, proposer une confrontation entre les différentes populations, entre les différentes personnes. Je pense qu’il est important pour un élève-ingénieur de côtoyer et de rencontrer, au cours de sa formation, un jeune qui a quitté le système scolaire pratiquement sans aucune qualification professionnelle.

Quelquefois, ce n’est qu’un simple côtoiement ; dans d’autres cas, cela peut être une rencontre dans le cadre d’un soutien culturel ou d’un soutien scolaire plus précis. Il n’est pas rare de retrouver des jeunes ingénieurs et des jeunes de l’insertion fouillant ensemble dans le moteur d’une voiture. Là, on peut dire qu’il n’y a pas trente-six jeunesses et que tout le monde s’y retrouve.

J’ai l’impression que, modestement nous posons des jalons pour plus tard. Je pense que lorsque ces ingénieurs seront dans l’entreprise, confrontés à des problèmes de l’emploi, confrontés à des personnes de qualification modeste, ils auront un regard un peu différent sur eux.

Nous souhaitons aussi, à travers ces actions, participer à une réflexion plus globale de société. Je pense que c’est peut-être lié en partie à notre caractère propre. Nous souhaitons être une force de proposition pour que les politiques de l’emploi évoluent et que notre expérience puisse servir aux politiques de l'emploi, mais aussi pour que dans le monde de l’entreprise, on joue au non-conformisme.

C’est ce que nous essayons de faire en interpellant les entreprises parce qu’il y a des conformismes par rapport à l’automatisation, par rapport à la nécessité de faire des réductions d’emploi, par rapport aux embauches à certains niveaux de qualification. Il y a des entreprises qui disent : « Ce n’est plus possible, au-dessous du bac professionnel, je ne dois plus embaucher. » N’y a-t-il pas là matière à réflexion et peut-être à un retournement de pensée en direction de ceux qui sont exclus du monde du travail.

Dans un premier temps, nous n’avons fait qu’une offre de formation puisque c’était notre métier de formateur. On s’est aperçu progressivement que nous devions aller bien au-delà ; surtout lorsque nous avons à faire à des jeunes en grande difficulté il faut les prendre dans leur globalité.

Depuis quelque temps, à côté des formations - M. Vidal va en parler - nous avons mis en place une cellule de service social, qui accompagne le jeune pendant son stage chez nous afin qu’il puisse prendre en compte et résoudre des problèmes de famille, de logement, de santé, d’endettement, etc. Et puis pendant son temps de formation, il faut lui laisser entrevoir ce que sera son débouché plus tard ; nous avons donc mis en place une cellule emploi.

Tout cela a dû se faire dans un certain non-conformisme et en essayant de rencontrer des partenaires qui acceptent de déroger. Notre expérience a quinze ans, puisque nous avons commencé avec les formations Granet ; nous avons connu les plans Barre et tous les plans relativement précaires qui se sont succédés ; maintenant nous rentrons dans un métier, dans un peu plus de pérennité, nous arrivons à signer des conventions pluri-annuelles, mais tout cela a été gagné de haute lutte.

M. Vacquin : Quels sont les acteurs avec lesquels vous avez pu tenter cette démarche ?

M. Prieur : Nous sommes en relation pratiquement hebdomadaire avec la Direction régionale de la Formation professionnelle, avec la Direction du Travail, avec le Conseil Régional. Nous les rencontrons régulièrement et nous leur faisons valoir nos problèmes.

Au bout du compte, on arrive à faire des montages financiers, d’une manière dérogatoire. On se dit que si on y arrive une fois, peut-être qu’après, ayant fait la preuve de l’efficacité des mesures et des accompagnements que nous mettons en œuvre, cela passera progressivement dans les faits.

Je reprends un exemple ancien. A un moment, la question de la rémunération des stagiaires s’est posée de manière cruciale, à la fois sur le niveau de rémunération et la fréquence des versements. Quelquefois, on demandait à un jeune de rentrer dans un dispositif de formation et sa première indemnité de stage arrivait trois mois après. Quand on allait voir la direction, on nous répondait : « Il faut du temps. » Progressivement, on est arrivé, en assumant une partie des tâches administratives, à réduire ce temps et, du même coup, à mettre nos stagiaires dans de meilleurs conditions de vie.

Nous pensons pouvoir rendre ainsi un service à l’administration, en la déchargeant d’un certain nombre de tâches, de charges, mais en même temps, nous rendons un service à nos stagiaires puisqu’on simplifie les choses, notamment du point de vue administratif.

M. Vidal : Puisque nous en sommes à parler de partenariat avec les pouvoirs publics, je me rappelle qu’une des premières choses que j’ai faites, en commençant ce type de formation, c’est d’aller voir le directeur du CNASEA ( Centre National pour l’Aménagement des Structures des Exploitations Agricoles), c’est-à-dire le centre qui rémunère les stagiaires, pour que l’on travaille mieux en commun. Il vient maintenant à nos réunions de travail rassemblant nos partenaires, que l’on appelle « groupe d’appui. » On essaie de trouver des méthodes de travail communes qui permettent d’adapter chacun aux exigences de l’autre.

J’en viens maintenant à présenter notre expérience, celle de la mise en place d’un dispositif pédagogique, initialement conçu dans la perspective du Crédit Formation Individualisé, compris comme projet global de l'Etat, visant à la constitution d’itinéraires de formation individualisés jusqu’à la première qualification.

Ce dispositif comporte plusieurs caractéristiques :

C’est d’abord un dispositif pédagogique. Ce qui nous paraît important, c’est d’accueillir les personnes suivant leur niveau, leur objectif et de les accompagner à l’intérieur de ce dispositif de formation. Parallèlement, il y a tout un montage administratif et financier, avec l’ensemble des partenaires publics, pour qu’en tel dispositif puisse fonctionner.

C’est ensuite un dispositif qui permet des parcours individualisés, de durée très variable, avec une moyenne de 850 heures. Cela peut paraître très faible par rapport aux deux ans dont nous parlions. En fait, ce sont des heures en centre de formation, nous ne tenons pas compte pour cette moyenne des heures en entreprise. Et surtout, c’est une moyenne. Certains jeunes correspondent au profil sans doute imaginé par les concepteurs du crédit formation, ils sont arrivés très près du CAP et ont échoué à l’examen. On ne va pas leur proposer de faire 1000 heures de formation, ils font 350 heures et sortent avec le CAP.

Les durées sont variées, les publics aussi. Il y a aussi des adultes. Nous ne voulons pas faire de différence et mixons les publics. C’est un objectif important. Certains ont une expérience professionnelle, d’autres sortent de l’école.

Autre caractéristique importante : comme l’a dit M. Prieur, nous nous sommes nettement positionnés sur les métiers de l’industrie. C’est notre spécificité d’école d’ingénieurs. Ce sont aussi des métiers accessibles à des niveaux de qualifications modestes. Enfin, l’aspect concret de la formation est motivant pour ce type de public.

L’effort essentiel consiste à accueillir et à accompagner ces personnes. Nous accueillons beaucoup de monde, environ mille personnes par an. Deux cent cinquante intègrent le dispositif individualisé, sur une moyenne de 850h/an. Cela fait une grosse activité et le fait que nous soyons un gros centre de formation pour l’industrie sur la métropole Lille/Roubaix/Tourcoing nous aide sans doute dans notre travail avec les partenaires publics.

Sur le plan interne, le suivi des stagiaires requiert un gros effort d’accompagnement.

Les stagiaires eux-mêmes demandent une implication forte des formateurs. Cela a été ce matin, les jeunes demandent qu’on leur fasse confiance. Ils mesureront leur implication à la confiance que l’on a pour eux.

C’est sur quoi il faut travailler avec les formateurs : la connaissance et l’accompagnement des stagiaires. Il y a dans ce sens un gros effort de formation de formateurs.

Pour l’accompagnement, nous avons une assistante sociale, qui assure les relais avec des organismes plus à même de traiter des problèmes qui ne relèvent pas directement de la formation, et une autre personne-ressource pour les questions d’emploi, qui fait le lien avec les entreprises, aide à trouver les stages, visite les stagiaires en entreprise, accompagne les stagiaires dans leur recherche d’emploi.

Nous nous appuyons beaucoup aussi sur les correspondants de la Mission Locale. Pourquoi ?

Tout d’abord cela nous est demandé. Et puis, l’on ne peut pas aller chercher les jeunes chez eux. On ne peut pas avoir le contact direct avec le terrain. Les correspondants ont ce contact direct. Malheureusement, ce n’est pas toujours possible. Les correspondants changent souvent. De manière paradoxale, alors que les correspondants devraient faire le lien pour un jeune entre divers organismes de formation, je me suis souvent vu faire le lien pour un jeune entre divers correspondants successifs !

Il reste que l’implication des correspondants est très forte ; ils viennent fréquemment chez nous discuter des stagiaires.  Cela représente beaucoup de temps.

Notre ambition est de diplômer et de conduire à l’emploi. Je parle du diplôme parce que c’est tout de même très important pour les stagiaires, c’est un objectif palpable à court terme. L’emploi paraît quelque fois inaccessible, le diplôme est quelque chose qui va les mobiliser pendant le temps de la formation et ils attendent un statut, une reconnaissance ; pour des gens qui n’ont aucune qualification, acquérir un diplôme, c’est très motivant.

Même si l’on peut dire que ce n’est pas le diplôme qui compte mais le travail, j’insiste pour ma part beaucoup pour que les stagiaires sortent avec un diplôme. De plus, il ne faut pas exagérer la distance entre le diplôme et la vie professionnelle.

Les professionnels interviennent dans les commissions de préparation au contenu des diplômes et aussi dans les corrections. Je m’aperçois que des stagiaires ont réussi, malgré un 3 ou un 5 en maths, grâce à une bonne note en pratique. Les correcteurs, qu’ils soient de l’Education Nationale ou pas, ont assez de finesse pour se rendre compte qu’il y a là une compétence mise en œuvre.

A mon avis, on peut miser sur ces diplômes de l’Education Nationale, qui sont reconnus, y compris par les stagiaires eux-mêmes. Tant que les milieux patronaux, syndicaux continuent à investir ces lieux où l’on définit les contenus des diplômes, il est important de rester sur ce terrain qui existe, de l’améliorer, plutôt que de le contourner et de chercher des solutions plus lourdes, plus compliquées.

Pour ce qui est de l’aide à la rechercher de stage ou d’emploi, il est vrai que nous bénéficions de l’image ICAM, école d’ingénieurs. Cela ouvre les portes plus facilement que pour un centre d’insertion de quartier.

Le rapport à l’emploi, à la vie professionnelle, si vit aussi dans la réflexion pédagogique de l’ensemble des formateurs, qui interviennent aussi bien pour des demandeurs d’emploi que pour des salariés. Un petit groupe de personnes de chez Thomsom préparant un BEP électrotechnique deux jours par semaine et des jeunes en difficulté préparant le même BEP à temps plein, ont les mêmes formateurs. Les groupes sont différents mais la réflexion pédagogique est commune, tout comme le matériel utilisé.

Enfin, nos partenaires de tous ordres se retrouvent dans un « groupe d’appui », dont j’ai parlé tout à l’heure, qui se réunit trois à quatre fois par an. Cela rassemble surtout nos partenaires publics puisque nous y discutons principalement des actions pour les demandeurs d’emploi. Mais à plusieurs reprises, nous avons pu y intégrer des représentants d’organismes professionnels.

Pour finir, je reviendrai justement sur ce partenariat avec les pouvoirs publics. Il est vrai que nous sommes financés par différentes instances. Mais ce n’est pas qu’une question de financement. L’administration, ce n’est pas une administration anonyme, ce sont des personnes que l’on connaît peu à peu, que l’on respecte et que l’on estime.

Chacun apprend à connaître l’autre et à travailler vraiment en commun.

M. Vacquin : Comme M. Staffolini est absent, M. Pouthas pourrait peut-être nous dire les grandes lignes des engagements pris par son entreprise et ce qui sera mis en œuvre ultérieurement.

M. Pouthas : M. Staffolini avait mandat pour relater l’expérience qui a été faite, en ouvrant deux postes en insertion à l’intérieur de son entreprise (ARDAM-Electrolux à Revin)

Il faut savoir que c’est une entreprise qui n’embauche pas depuis des années à des niveaux OS. C’est après un échange avec les partenaires sociaux de l’entreprise que ces deux postes ont été ouverts  - alors qu’ils ne se justifiaient pas a priori dans le fonctionnement de l’entreprise - pour provoquer une démarche d’insertion.

M. Vacquin : Savez-vous pourquoi il y a eu discussion avec les acteurs syndicaux sur l’ouverture de ces deux postes exceptionnels ?

M. Pouthas : Quand on décide d’engager une telle action dans une entreprise de cette importance, il est nécessaire de regarder avec l’ensemble du personnel ce que cela signifie. Combien de salariés ont aussi des enfants et sont en droit de se poser des interrogations sur leur avenir ?

C’est bien après un débat, une discussion dans l’entreprise et une acceptation des partenaires sociaux que les deux postes ont été ouverts. Alors que le parcours n’est pas fini, on peut dire déjà qu’une personne a réussi. Cette personne est en train de passer dans le personnel de l’entreprise, après une évolution, une formation qui font que l’on oublie son origine, la raison de son entrée.

Pour la deuxième personne, c’est un peu plus difficile car, plus âgée, elle partait d’un stade d’exclusion plus important.

La raison pour laquelle il aurait été important que M.Staffolini soit là, c’est que son entreprise envisage la poursuite d’une telle action. L’entreprise constate que l’expérience n’est pas facilement reproductible. Elle mesure les difficultés, les enjeux. Elle voit bien que lorsqu’elle échange avec les autres entreprises de la vallée, elle ne fait pas recette.

L’idée sur laquelle se trouve maintenant le groupe d’entreprises qui a commencé à échanger, c’est de constituer un groupe partenarial de 5 ou 6 entreprises. Il s’agit d’Electrolux, Ford, Tréfimétaux, Deville, Solac, Magotteaux. Ces entreprises vont ouvrir des postes à l’insertion, non pas pour prendre spontanément des gens à l’effectif, mais pour permettre à un groupe de jeunes identifiés dans une association, dans un organisme d’insertion, une quinzaine environ, de vivre un parcours d’insertion en alternance dans les entreprises et ce sur plusieurs années.

C’est quelque chose d’assez novateur. C’est un projet que nous voudrions voir se poursuivre au lendemain de cette table ronde. Une proposition de ce type devrait pouvoir être reprise dans la métropole de Reims.

Rédaction de la Revue Quart Monde

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