Intervention des représentants du Quart Monde

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Intervention des représentants du Quart Monde », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1992), mis en ligne le 19 avril 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4518

Introduction de Monsieur Xavier Godinot, délégué régional d’ATD Quart Monde

Nous avons au cours de l’après-midi élargi quelque peu le thème de l’insertion. Monsieur Alphandery a parlé du climat social et je souhaiterais l’élargir davantage en disant que l’insertion, c’est aussi l’insertion dans la démocratie. En démocratie il est normal que chaque groupe social puisse faire valoir une parole qui lui est propre, exprimée par des délégués originaires de son groupe ou tout au moins par des délégués dans lesquels son groupe se reconnaît.

Peut-être savez-vous qu’en 1789 un certain Dufourny de Villiers, au moment de la convocation des Etats Généraux s’étonnait qu’outre le Clergé, la Noblesse et le Tiers Etat, ne soit pas représenté ce qu’il appelait « le quatrième ordre », « le quart-état » qui était composé des indigents, des journaliers, des personnes les plus pauvres. Cette personne posait déjà la question de la représentation des plus défavorisés dans la démocratie.

Cette question se pose encore aujourd’hui, c’est la raison pour laquelle notre Mouvement s’efforce de promouvoir une représentation du quart monde qui associe des délégués du milieu eux-mêmes et des personnes qui ont fait le choix d’une solidarité forte avec eux.

C’est la raison pour laquelle nous allons entendre à présent Monsieur Christian Gailleton, délégué des familles du Quart Monde qui a préparé son intervention : une délégation de ces personnes est ici présente.

Après Monsieur Gailleton interviendra Monsieur Claude Ferrand qui est le Délégué Général du Mouvement International ATD Quart Monde.

« Nous demandons qu’on nous considère comme des travailleurs, même si nous sommes privés d’emploi. »

Intervention de Monsieur Christian Gailleton, délégué des familles du Quart Monde

Quand on est resté longtemps sans travailler, c’est dur de reprendre le travail. Pour moi, rester sans rien faire, cela m’énerve. Lorsque je travaille, je suis plus calme à la maison.

Quand on est au chômage, on se sent seul, on baisse les bras, on essuie un, deux puis trois échecs et après on perd le moral et on se laisse aller.

Si plus personne ne nous fait confiance, nous perdons nous-mêmes confiance en nous et, parfois même, nous fermons les yeux c’est-à-dire que lorsqu’il y a du travail qui se présente, on ne le voit pas.

Avec la rencontre d’amis, on s’aperçoit que l’on n’est plus seul à se battre, à chercher du boulot, on n’est plus le seul chômeur ; on n’a plus honte de sa situation et on perd peu à peu courage. C’est une prise de conscience, on refuse de s’enfermer, de se recroqueviller sur soi-même.

Si on n’a pas de logement, on ne peut pas avoir de travail et sans fiche de paie on ne peut pas avoir de logement. Pour certaines embauches on nous demande du matériel : un bleu, des chaussures de sécurité, un moyen de transport et, bien souvent, on n’a pas les moyens de les acheter.

Lorsque l’on se présente pour un emploi, on nous demande une adresse, un curriculum vitae et très vite, on est jugé, on nous met une étiquette. On nous juge sur notre passé mais ce n’est pas parce que l’on a un passé que l’on ne peut pas réussir. Il faut nous donne une chance. On espère que notre vie peut changer, on veut y croire.

On a des responsabilités : il faut élever sa famille et si on retourne au travail, c’est déjà pour la famille. Les enfants sont contents de voir leur père travailler et s’intéressent à ce que leur père fait, c’est important. Les enfants nous donnent du courage ; si on travaille, c’est pour eux. Quand à l’école on lui demande ce que fait son père, mon fils peut répondre qu’il travaille : il est magasinier, tôlier, cuisinier. Il est fier de dire que son père travaille.

Quand on est resté des années au chômage, il est difficile les premiers mois de reprendre le travail. Il faut se lever le matin et cela était dur pour moi ; il faut prendre le rythme. Quand tu es dans le bain, c’est reparti, l’envie de travailler revient en essayant.

Quand on démarre un nouvel emploi, il faut trouver un travail qui plaît et par lequel on est attiré. Il faut nous aider à choisir un métier en fonction de notre aptitude et également en fonction de notre santé. Il faut nous en donner la possibilité. Il nous faudrait davantage de renseignements sur les différents métiers et faire plusieurs essais. Il ne faut pas avoir peur des échecs lorsque l’on est en formation.

Nous avons aussi besoin que l’on ne fasse confiance et que l’on ne soit pas toujours derrière nous. Nous avons besoin d’être respectés, ce qui n’est pas toujours le cas. L’ambiance dans l’entreprise compte beaucoup.

Nous sommes plus motivés lorsque l’on sait que le travail que l’on démarre va déboucher sur un emploi stable. On a des projets dans la tête, on a un projet dans l’entreprise. Si on est là pour deux jours ou une semaine, on s’en fout, on n’essaie pas d’en faire plus, on a l’insécurité de l’emploi, on est un pion. Souvent, on nous fait miroiter une embauche et en fin de stage ou en fin de contrat intérimaire, finalement l’entreprise refuse de nous embaucher.

Si on travaille, l’argent rentre et on n’est plus obligé de s’abaisser pour demander des secours. On peut faire des projets comme partir en vacances, acheter des choses pour la maison, rénover son appartement, pouvoir une fois dans l’année gâter nos enfants.

Pour se former, la motivation de départ est importante. Si j’accepte de me former, c’est pour mon avenir ; si j’ai un diplôme reconnu, j’aurai plus de facilités pour trouver en emploi. On attend que l’on nous lance une corde et que l’on soit compréhensifs envers nous : nous sommes des travailleurs privés d’emploi et nous demandons que l’on nous considère comme des travailleurs, même si nous sommes privés d’emploi.

Ce que nous demandons avant tout, c’est un emploi qui puisse mettre nos capacités en valeur.

Intervention de Monsieur Claude Ferrand, délégué Général du Mouvement International ATD Quart Monde

« Au nom de toutes les familles en grande pauvreté, je vous demande d’intensifier les efforts entrepris. »

Le premier acte fondateur du père Joseph Wresinski en arrivant en 1957 dans le bidonville de Noisy-le-Grand  où vivaient 252 familles dans le pire des abandons a été de créer une association avec les familles de ce bidonville pour se mettre ensemble debout. Mais les statuts de cette association ne furent pas agréés car dans le Conseil d’Administration figuraient des personnes ayant eu à faire avec la justice.

De là est née l’absolue nécessité de créer une alliance avec des personnes ne vivant pas la misère, mais acceptant de se porter garantes, de faire con fiance non seulement dans l’action entreprise mais également dans les personnes engagées dans cette association.

L’histoire de cette Association au tout début du Mouvement ATD Quart Monde se continue aujourd’hui par ce qu’il nous est proposé de vivre dans cette région.

La lutte contre la grande pauvreté concerne en premier lieu ceux qui la subissent mais, sans alliance, sans efforts conjugués, sans association, cette lutte est stérile. Nous unir pour lutter contre la misère, telle est la proposition concrète qui vous est faite.

Nous verrons d’entendre le témoignage de militants qui ne se résignent pas à dépendre de la charité publique ou privée, à se laisser aller. Ils nous ont mis devant nos responsabilités d’hommes et de citoyens. Notre pays qui se réclame des droits de l’homme ne peut accepter comme une fatalité le chômage de longue durée.

Nous savons que ce sont souvent les plus pauvres de nos concitoyens qui sont frappés par ce chômage de longue durée. L’exclusion durable du marché de l’emploi entraîne l’exclusion sur tous les plans : associatif, politique, culturel. Sans travail, l’homme quel qu’il soit est un homme humilié, un homme traqué, un homme diminué.

Savons-nous vraiment ce que représente pour un être humain cette réalité d’être inutile ?

« Avez-vous déjà ressenti cette honte profonde d’être incapable de faire quelque chose, d’être perçu comme quelqu’un qui est incapable de travailler ? » demandait récemment un de ces hommes en quête d’emploi.

Le travail, le métier sont la clé de l’honneur, de la dignité et nous ne pouvons pas taire la colère exprimée par ces hommes dont toute la vie a été une longue histoire de travail pénible, exploité, non protégé et qui s’entendent dire qu’à 40 ans, ils sont trop âgés, trop fatigués, pas assez formés.

Accepter le chômage de longue durée, c’est en quelque sorte accepter la grande pauvreté et si nous sommes ici aujourd’hui, c’est pour témoigner de notre refus de la misère, refus de la fatalité de la misère, refus de l’inutilité des plus pauvres.

Le gâchis des forces, de l’intelligence de ces travailleurs qui n’ont pu bénéficier d’une formation nous est inacceptable. De même, nous refusons d’hypothéquer l’avenir de leurs enfants et des jeunes.

Le projet « Contre l'exclusion, une qualification » en tant qu’application du rapport Wresinski « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » du Conseil Economique et Social, nous montre que l’absence de qualification, l’exclusion, le chômage de longue durée, ne sont pas fatals ni au niveau économique, ni au niveau des aspirations et des capacités des travailleurs les moins formés.

Mais, de ce projet soigneusement programmé et évalué, nous pouvons déjà tirer quelques enseignements.

La première condition de réussite d’un tel projet est d’accepter d’entrer dans une démarche de connaissance approfondie de ce que sont les travailleurs les plus défavorisés face à l’emploi. Ce sont ces connaissances statistiques mais aussi des connaissances apportées par ceux qui sont les plus exclus du monde du travail et par ceux qui engagent leur compétence pou expérimenter de nouveaux chemins.

Je pense à un homme qui travaille depuis 15 ans dans la maçonnerie comme manœuvre sans qualification dans la même entreprise. Tout au long de ces années, il lui a été refusé le moindre stage de formation cependant prévu par le loi. Dernièrement, au cours d’une université populaire quart monde, il disait :

« Bien sûr je suis fier de gagner ma vie, de travailler pour gagner ma vie, de lutter pour avoir une vie autonome, mais je ne suis pas fier de toutes les humiliations que l’on me fait subir. On me fait voir que je suis inférieur aux autres ; ils m’ont baissé mon coefficient, ils m’ont sous-évalué.

Les enfants, lorsqu’ils voient leur père monter, ils sont fiers mais quand ils voient qu’on me diminue, ils peuvent penser que leur père est un bon à rien. Un enfant ne peut être fier que lorsqu’il voit ses parents fiers. »

Et cet homme continue car sa paie de manœuvre ne peut suffire aux dépenses familiales.

« Quand les problèmes financiers restent à la maison, cela va, mais quand cela s’étale au grand jour pour arriver jusqu’à l’entreprise, cela ne va plus du tout. La société de crédit a téléphoné à mon entreprise. Comment voulez-vous gérer un budget quand il n’y a rien ? »

Sans cette démarche de connaissances qui engendre un nouveau regard, non pas un regard d’accusation ou de protection mais un regard qui porte sur les énergies déployées, nous ne pouvons pas recréer l’accord entre le monde de l’entreprise et les milieux les plus défavorisés.

La deuxième condition de réussite est une approche globale des personnes. Nous sommes aujourd’hui réunis sous l’angle de la formation professionnelle et du métier mais les familles du Quart Monde nous rappellent en permanence que nous ne pouvons pas sectoriser la misère. Elle nous enseigne l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’homme.

Le projet « Contre l'exclusion, une qualification » doit faire face à toutes les difficultés liées aux conditions de misère : difficultés de relations, de santé, de ressources de logement.

On ne peut garantir sérieusement le droit au travail et au métier sans garantir des sécurités d’existence sans lesquelles une personne ou une famille est acculée à l’urgence de l’aide.

L’insertion professionnelle ne vient pas après l’insertion sociale, elle sont simultanées. De même, les droits économiques et sociaux vont de pair avec la liberté et les moyens de s’exprimer  et de s’associer. La question se pose alors de savoir qui porte cette responsabilité de l’approche globale des familles en grande pauvreté ?

Ces familles ne demandent pas aux employeurs de jouer le rôle d’une Assistante Sociale mais elles demandent que les entreprises prennent leur part active de responsabilité dans la lutte contre la grande pauvreté.

Nous abordons enfin la troisième condition de réussite du projet à savoir la pratique d’un réel partenariat entre tous les intervenants : l’Etat, les Collectivités Locales, les entreprises, les organismes et institutions concernés et les travailleurs les plus défavorisés eux-mêmes.

Nous parlons ici à la fois d’un partenariat individuel mais aussi collectif qui introduit la notion de représentation des plus défavorisés. Cela suppose une volonté de travailler ensemble, d’apprendre les uns et les autres pour un but commun qui est l’abolition de la misère dans notre démocratie. L’exercice de ce partenariat est particulièrement difficile tant sont inégales nos situations au départ. Mais notre ambition commune nous permet d’inventer les moyens de ce partenariat qui considère toute personne comme un être humain à part entière. La tenue de ce colloque en est un signe.

Par sa démarche de connaissance, son approche globale, son partenariat sans exclusive, l’action expérimentale de la Région Rhône-Alpes « Contre l'exclusion, une qualification » nous entraîne vers l’avenir.

La Région peut s’enorgueillir d’être aujourd’hui un terrain d’application du rapport Wresinski du Conseil Economique et Social. Cette Région expérimente les étapes à franchir pour mettre fin à la grande pauvreté.

En introduisant ce colloque, Xavier Godinot nous demandait de jeter les bases pour que cette action expérimentale puisse être généralisée pour tout le pays.

L’objectif de l’Europe de 1993 est présent dans tous les esprits. « Tout ce que nous n’aurons pas gagné avant cette échéance, nous disait le père Joseph Wresinski, il nous faudra des décennies pour l’introduire par la suite »

Au nom de toutes les familles en grande pauvreté, je vous demande d’intensifier les efforts entrepris pour que notre pays soit en Europe le fer de lance de la lutte contre la grande pauvreté. Cela passe par des moyens concrets que vous expérimentez et que nous relayons au niveau national pour obtenir un débat public autour d’une loi-programme de mise en application du rapport Wresinski.

« Accueil de Monsieur le Préfet de Région » par Monsieur Xavier Godinot

Monsieur le Préfet, c’est bien sûr une grande joie et un grand honneur pour les organisations de ce colloque, l’Union Régionale des Entreprises d’Insertion et ATD Quart Monde, de vous accueillir aujourd’hui, trois jours après votre entrée dans vos nouvelles fonctions.

Vous témoignez ainsi de votre volonté d’accorder une priorité aux questions d’insertion professionnelle et, plus largement, de solidarité.

Vous vous trouvez ici avec un public qui est très concerné par ce type de questions et qui est très divers, qu’il s’agisse des délégués des familles du Quart Monde, de représentants des partenaires sociaux, des élus et des très nombreux acteurs de l’insertion.

Je n’aurai certainement pas la prétention de résumer cette journée mais permettez-moi simplement de vous livrer quelques impressions.

Dans tout ce que j’ai pu entendre aujourd’hui, j’ai discerné des éléments d’espoir et des éléments d’inquiétude. Les éléments d’espoirs sont que les entreprises d’insertion se développent, des projets innovants sont entrepris par des acteurs divers (des associations, des organisations professionnelles), des chefs d’entreprises s’engagent dans des opérations d’insertion… Bref, on sent une évolution positive qui va de pair avec les mesures importantes qui ont été mises en place au niveau national au cours de ces dernières années.

Parallèlement on sent des facteurs d'inquiétude. On a beaucoup parlé aujourd’hui des seuils d’employabilité et certains se demandent dans quelle mesure ces derniers ne vont pas être de nouveaux seuils d’exclusion…

Inquiétude aussi par rapport à certaines nouvelles mesures qui se mettent en place et dont on se demande si elles vont vraiment permettre de toucher les plus démunis de nos concitoyens.

Nous restons toujours face à l’urgence de toutes ces situations dramatiques que nous rencontrons les uns et les autres et qui restent intolérables dans notre pays.

Ainsi, Monsieur le Préfet, entre ces facteurs d’inquiétude et d’espoir, notre attente est que vous nous fassiez basculer franchement dans l’espoir !

Rédaction de la Revue Quart Monde

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