Le parcours de Madame Dupont

Michel Trollé

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Michel Trollé, « Le parcours de Madame Dupont », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (1992), Online since 19 April 2010, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4544

J’ai choisi de faire un bilan à mi-parcours de l’opération « Contre l’exclusion, une qualification » à partir de l’itinéraire d’une des personnes en formation.

Cette présentation très pragmatique permet de saisir les enjeux d’un tel projet pour les personnes qui le suivent et également de mieux saisir quel public se trouve au centre de notre journée.

En entrant en formation le 4 septembre 1989, Madame Dupont a 30 ans. Elle vit avec Monsieur Janvier depuis 11 ans et ils ont 3 enfants.

Madame Dupont est allée à l’école jusqu’à l’âge de 12 ans et a arrêté sa scolarité au niveau du CM1. Durant plusieurs années, la famille a vécu avec très peu de ressources dans la dépendance des aides et des allocations mensuelles que l’aide sociale à l’enfance pouvait accorder.

Comme beaucoup de familles entrées dans l’opération « Contre l'exclusion, une qualification », les Dupont-Janvier ont connu un long passé de pauvreté avec les privations que cela suppose et des conditions de vie très précaires.

Cette expérience marque aujourd’hui leur façon d’être, de réagir et de se comporter. Il est essentiel d’en tenir compte et de comprendre par exemple ce que signifie en 1989 de vivre dans une seule pièce avec un seul point d’eau froide, sans machine à laver le linge. Cette situation constitue pour la famille un progrès après avoir vécu dans le passé une période à la rue.

En décembre 1988, le couple fait une demande de Revenu Minimum d’Insertion. Madame dira : « Le RMI a mis un peu de beurre dans les épinards. »

En 1989, Madame demande à plusieurs  reprises à faire un stage d’insertion professionnelle mais elle émet en même temps des réserves et, à 30 ans, elle nous dit : « Je crois que je suis trop vieille ; ce n’est plus à mon âge que l’on s’y met. Je ne sais pas bien lire et écrire et compter est encore plus difficile. »

Elle souhaite démarrer une formation mais elle est en même temps très insécurisée quant à sa capacité à la suivre.

Monsieur souhaite reprendre une activité de peintre qu’il avait exercée voici de nombreuses années ; il n’est pas du tout intéressé pour suivre une formation.

Durant cette période, les conditions de vie – on pourrait dire de survie – créent des tensions dans la famille comme souvent en pareille situation.

Peu de temps avant que Madame n’entre en formation, la famille aménage dans un nouvel appartement de trois pièces qui est obtenu grâce au travail du service social qui veut permettre à Madame Dupont de démarrer sa formation dans les meilleures conditions.

Je signale que 25 personnes sur 75 ont ainsi été relogées durant leur première année de formation dans le cadre du projet « Contre l'exclusion, une qualification. »

Madame a très peu travaillé dans le passé et n’a occupé que quelques emplois de femme de ménage. Le démarrage de la formation est pour elle une aventure : prendre le métro, partir tôt de chez elle le matin, rencontrer des personnes nouvelles ; se mettre à apprendre exige d’elle un très important effort d’adaptation.

Elle nous explique qu’elle ne sortait pratiquement pas de chez elle jusqu’alors, hormis pour conduire sa fille à l’école, faire les courses chez les commerçants du quartier ou aller voir régulièrement l’assistante sociale.

Il apparaît évident qu’elle ne pourra d’entrée de jeu se comporter comme une personne ayant une longue expérience professionnelle. Il lui faudra du temps pour s’adapter aux contraintes de l’entreprise et également pour avoir une attitude réceptive à la formation. C’est une constatation que nous avons faite pour l’ensemble des personnes qui sont entrées dans notre opération.

Nous avons fait le choix de partir du projet de la personne et de lui permettre de le mettre en œuvre tant en entreprise qu’en formation. Ainsi, au démarrage de l’opération, Madame Dupont souhaite travailler auprès de personnes âgées.

Deux services de maintien à domicile refusent de l’accueillir ; elle change d’orientation professionnelle et se heurte de nouveau à deux refus d’entreprises. En deux mois, Madame se heurte donc à quatre refus d’accueil par des entreprises alors même que son coût financier pour ces dernières serait nul.

On appréhende ici une très importante difficulté du démarrage de notre opération. Pour bon nombre d’entreprises qui avaient accepté de collaborer en offrant un poste de travail, l’accueil des personnes que nous leur présentons au tout début de leur parcours leur semble impossible car ces personnes sortent trop des normes habituelles.

Durant cette période, Madame Dupont fréquente le centre de formation, la Société d’Enseignement  Professionnel du Rhône, et, comme les autres stagiaires, elle y vit des tensions liées à sa situation.

En parallèle aux questions professionnelles, il faut s’attacher à dépasser les obstacles qui se présentent à toute insertion professionnelle. Cela a pu être un logement à trouver, des soins médicaux à entreprendre, des dettes à rembourser, des saisies d’huissiers à éviter, toutes sortes d’éléments qui ont une influence constante sur le comportement de la personne, tant au travail qu’en formation.

Par exemple, durant la première année, 25 personnes ne notre opération ont entrepris des soins médicaux qui jusqu’alors étaient différés.

En octobre 1989, nous convenons avec Madame Dupont de rechercher une première expérience de travail en entreprise plutôt qu’une réelle formation à un métier. Elle démarre donc en novembre 1989 dans une entreprise d’insertion deux mois après le début de notre opération.

Elle reste six mois dans cette entreprise et, au cours  des évaluations successives, on constate la difficulté de Madame à prendre le rythme de travail. Elle nous dira : « Je ne pensais pas qu’il était aussi fatiguant de rester debout toute une journée ». On constate également que, peu à peu, elle prend de l’assurance et de la vitesse dans son travail. Elle aime bien qu’on lui fasse confiance, elle a horreur de devoir se justifier et lorsqu’on lui fait confiance elle se révèle capable de travailler de manière autonome et efficace.

En février 1990, elle nous mentionne sa joie de rencontrer de nouvelles personnes et de sortir de l’isolement dans lequel elle se trouvait jusqu’alors. « En faisant cette formation, j’ai effacé ma solitude, j’ai rencontré des personnes qui  m’ont donné u courage », me dit-elle.

Je cite cet événement parce que cette ouverture aux autres et sur le monde est mentionné par de nombreuses personnes comme un changement important consécutif au démarrage de leur information.

En mars 1990, Monsieur Janvier entreprend des soins médicaux qu’il avait jusqu’alors différés et, par la suite , il retrouvera des emplois intérimaires de façon régulière.

On mesure ici combien le projet de Madame a des répercussions sur toute la famille. A un équilibre de survie succède, après une transition difficile, un nouvel équilibre qui intègre les meilleures conditions de vie.

Durant cette période, Madame Dupont affirme son choix de se former aux soins et à l’aide des personnes âgées. Elle prend aussi conscience de la difficulté à suivre une formation et n’est pas encore tout à fait régulière au travail.

Nous décidons avec elle de rechercher une insertion plus en rapport avec son projet. Madame Dupont soigne maintenant sa présentation et n’est plus tout à fait la même personne qu’au début de la formation.

En juin 1990, elle fait un essai dans un centre hospitalier mais ne parvient pas à s’organiser pour la garde de sa fille alors qu’elle commence à travailler très tôt le matin. Cet événement, suivi d’un autre refus d’admission par une entreprise, fait prendre conscience, tant à Madame Dupont qu’aux personnes qui l’accompagnent, qu’il reste encore  un important travail à faire pour atteindre le but qu’elle s’est fixé.

L’entreprise qui collabore à notre projet depuis le début accepte de la recevoir pour une période déterminée et de lui offrir un poste d’agent en services hospitaliers, voire de lui permettre d’effectuer quelques tâches de soins à sa portée.

Je dois signaler qu’une telle collaboration avec les employeurs est pour nous un atout important dans un projet comme le nôtre car l’entreprise joue un rôle formateur irremplaçable.

Ainsi, Madame Dupont commence un stage d’aide soignante dans une maison de retraite. Malgré un certain taux d’absentéisme, elle révèle durant cette période une capacité relationnelle, une grande attention et un égard auprès des personnes âgées avec qui elle a un très bon contact.

La validité de son choix professionnel nous est confirmé et ceci neuf mois après le démarrage de notre opération.

Il faut également signaler que le climat s’est beaucoup détendu dans la famille et que Madame Dupont a maintenant beaucoup changé dans sa façon de se présenter et de communiquer. Tout va de pair : des conditions de vie qui s’améliorent, un projet qui commence à se réaliser, tout concourt à détendre l’atmosphère et à permettre à Madame Dupont de commencer à espérer.

Cette nouvelle attitude n’est possible que parce que, durant une année, Madame Dupont a pu vérifier que son projet n’était pas voué à l’échec comme nombre de ceux qu’elle avait pu faire par le passé. Nous avons pu faire cette constatation pour l’ensemble des personnes qui ont suivi cette opération. Ce point semble être important à relever car bon nombre d’employeurs exigent d’emblée chez les chômeurs longue durée une attitude de confiance et d’autonomie qui ne peut venir qu’après un long cheminement dans un projet professionnel avec la personne.

En novembre 1990, nous convenons avec Madame Dupont de rechercher un emploi plus en rapport avec son projet et nous insistons auprès du premier employeur qui l’a reçue en août 1989 pour qu’il la reçoive à nouveau pour un entretien. Cet employeur avait jugé en août 1989 que Madame Dupont ne pourrait jamais occuper un emploi auprès de personnes âgées mais accepte de la recevoir une seconde fois pour mettre à jouer son jugement. C’est un défi qu’il faut relever car le jugement de cet employeur n’est pas figé.

Après cet entretien, l’employeur accepte le 2 janvier 1991 d’embaucher Madame Dupont pour un Contrat à Durée Déterminée de 18 mois en lui permettant en parallèle de préparer une qualification professionnelle.

Madame Dupont se comporte alors différemment et devient très régulière au travail. Certes, elle connaît des difficultés à supporter physiquement le travail qui est éprouvant mais elle s’accroche et progresse. Elle se comporte en salariée, c’est-à-dire qu’elle ne s’autorise plus les absences qu’elle avait encore en période de stage. Aujourd’hui le projet de Madame Dupont et de Monsieur Janvier consiste à retrouver la garde de leurs deux enfants placés et de trouver un appartement plus grand qui leur permette de les accueillir.

Michel Trollé

Ingénieur et volontaire d’ATD Quart Monde

CC BY-NC-ND