Les causes significatives dans l’histoire du Mouvement ATD Quart Monde

Anne Leguil-Duquesne

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Anne Leguil-Duquesne, « Les causes significatives dans l’histoire du Mouvement ATD Quart Monde », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (1997), Online since 21 April 2010, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4598

Dans l’histoire des actions menées par le Mouvement ATD Quart Monde, parfois sans procès, la défense des causes significatives révèle combien il est difficile de soutenir une personne ou une famille très pauvre, dans le respect de celle-ci, sans heurter l’opinion publique tout en osant désigner les responsabilités face au monde de la misère. (Cette contribution a fait l’objet d’une publication dans la revue « Droit en Quart Monde », n°13 (1996), sous le titre : « Quelle est l’histoire des causes significatives dans le Mouvement ATD Quart Monde ? »)

Ce que je vais dire de l’histoire des causes significatives dans le Mouvement ATD Quart Monde va être assez « chronologique. » Mais l’histoire n’est pas linéaire : au fil des années, des situations, des combats et des procès, des questions nouvelles ont fait évoluer la réflexion sur ce thème.

Par ailleurs, les histoires dont je vais parler se situent pour la plupart en France. Il y en a évidemment d’autres, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, que moi-même n’ai pas eu la possibilité de connaître. Mais je suis sûre qu’en écoutant les histoires que je vais rappeler, plusieurs parmi vous reconnaîtront des combats souvent similaires, vécus avec le Mouvement ATD Quart Monde dans ces autres pays.

Ces remarques préliminaires étant faites, j’ai envie de dire, un peu par provocation, qu’il faudrait rejeter complètement le terme de « cause significative. » D’abord c’est une expression impropre puisqu’une situation et des êtres humains, ce ne sont jamais des « causes. » Ce terme de cause est même un peu effrayant : « on se bat pour la cause » ! Et puis peut-on dire qu’elle est « significative » la misère qui exclut les personnes de la communauté humaine ? Lorsqu’une famille se fait, en quelques instants, détruire son domicile, ou quand un homme, décédé des suites de l’interruption de son appareil respiratoire parce que l’électricité qu’il n’a pas pu payer lui a été coupée, où est le sens ? Que signifient de tels faits ?

Dans une étude sur « La cause significative et la Convention européenne des droits de l’homme », publiée dans les Annales de Droit de Louvain, (4/1994), Olivier de Schütter nous dit que cette conception de la « cause significative » s’inscrit dans un contexte politique, dans une stratégie, et qu’elle est défendue, par ses partisans, comme étant une manière de compenser la représentation insuffisante des plus faibles économiquement dans le processus législatif. Autrement dit, comme la loi ne protège pas les plus pauvres, on va se servir des tribunaux pour obtenir, par leur biais, des améliorations. C’est du moins ce que j’ai compris.

En fait, la grande difficulté est de savoir que faire avec des personnes, des familles, qui vivent dans le non-droit total, et qui, en permanence, se sentent coupables de tout, se disant : « Ce qu’on va dire, ce qu’on va faire, va être encore interprété contre nous » ? Quelle démarche allons-nous imaginer, qui leur permette de se situer comme sujets de droit ?

Nous butons constamment sur cette difficulté depuis des années et c’est ce qui rend impossible, a priori, de mener des « causes significatives. »

Au bidonville de Noisy le Grand : le combat pour le droit d'enterrer un mort

En fait, cette question des « causes significatives », je ne crois pas qu’elle se soit posée au père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, lorsqu’en 1960 – comme il le raconte dans « Les pauvres sont l’Eglise » - il accueille au bidonville de Noisy-le-Grand un certain André Etesse, qui venait, avec sa voiture, sa bonne volonté et un paquet de linge, apporter de l’aide. Il se trouvait qu’à ce moment-là, un homme était mort depuis plusieurs jours. Il faisait très chaud et le père Joseph se désespérait, parce qu’il ne trouvait pas le moyen de faire enterrer cet homme : aucune mairie n’en voulait. Il y a bien toute une réglementation sur l’enterrement des indigents, mais encore faut-il prouver son domicile. Là, apparemment, différentes communes se renvoyaient la responsabilité. Pouvoir enterrer ce mort a donc été immédiatement la mission confiée à André Etesse.

Je ne dis pas que c’était là une cause significative. Je garde en mémoire cet événement parce qu’il laisse déjà entrevoir l’essentiel : le combat pour qu’un homme, jusque dans la mort, soit traité dignement !

Au bidonville de La Campa : le combat pour le droit à l'école

Au cours des années 60, dans d’autres milieux d’enfermement, le Mouvement a fait venir des avocats et mené des combats pour l’accès aux droits. Plusieurs de ces actions sont relatées dans « Un peuple se lève » et « Que l’espoir gronde » de Francine de la Gorce.

C’est dans « Un peuple se lève » qu’est notamment raconté le combat des habitants du bidonville de La Campa, en janvier 1966, pour que les enfants aillent à l’école. Même s’il n’y a eu ni procès, ni juges, ni avocats, de tels combats, pour un droit aussi fondamental que l’école, appartiennent à l’histoire du Mouvement ATD Quart Monde et des affaires ou causes significatives qu'il a défendues.

Ces années constituent une phase de tâtonnement, pendant laquelle on essaie d’accompagner les gens devant le juge, quand ils sont traînés en justice, pour essayer d’expliquer, d’arranger, de contourner ou d’arrondir les angles. On agit au « cas par cas », avec beaucoup de mal, en osant rappeler les droits des gens, face à une justice qui condamne, qui accuse.

Cause « Famille Weiss et Mouvement ATD Quart Monde » (1974-1983)

Pourquoi, dans ce contexte, les choses prennent-elles, en 1974, un tournant radicalement différent ?

La cause de la famille Weiss n’est pas la première affaire, mais c’est la première qui aboutit à ces véritables résultats et avancées de portée juridique.

On ne reviendra jamais assez sur cette histoire tellement riche d’enseignement.

Nous sommes en janvier 1974. La famille Weiss vit en caravane. Elle est en proie aux accusations de voisins qui se plaignent de comportement des jeunes. Jusqu’à ce qu’un jour, la famille soit obligée de partir et de se réfugier comme elle peut dans les bois, parce que des gens du voisinage sont arrivés armés et très menaçants. Le lendemain, son domicile et tous ses biens sont détruits et incendiés sur décision du Maire. Lorsque la famille revient là où elle habitait, il n’y a plus rien.

De tels faits se sont certainement produits en beaucoup d’autres endroits. Aussi n’est-ce pas tant la situation en elle-même qui la différencie. C’est plutôt la conjonction de plusieurs facteurs : un événement scandaleux ; sa révélation par un quotidien deux semaines après ; la réaction de personnes qui ont vu cet article dans le journal et l’ont transmis, en l’occurrence au Mouvement ATD Quart Monde ; d’autres personnes qui, sur place, ont décidé de ne pas lâcher ; le soutien plein et entier du Mouvement et du père Joseph Wresinski.

Une autre particularité a joué un grand rôle : au début, on ne trouve pas la famille. Les trois premières années précisément, elle vit dans l’errance et on ne sait pas où elle est. Dès qu’elle apparaît quelque part, dans une des communes de la région, elle en est à nouveau chassée dans les quinze jours. Elle erre dans les bois, sous une toile plastique, six mois durant, avec encore de tout jeunes enfants, puis dans une caravane de fortune, toujours chassée de partout.

Comme la famille est absente et qu’on ne sait pas où elle est, d’emblée, on est contraint d’envisager l’affaire sous l’angle du Droit. On ne cherche pas à mettre en évidence des circonstances atténuantes en faveur de la famille, mais à revendiquer le droit d’une association comme le Mouvement ATD Quart Monde – qui a pour mission (depuis presque vingt ans à l’époque) de défendre, représenter, accompagner les familles les plus pauvres - de se constituer partie civile ! C’est cela que nous allons défendre pendant trois ans.

Nous sommes là au cœur de ce que nous pouvons déjà entrevoir comme étant une « cause significative », avec des décisions en justice qui ont entraîné des conséquences sur la jurisprudence.

Il a fallu dix ans (1974-1983) pour que, concrètement, le but soit atteint et que la famille soit restituée dans ses droits. Ce n’est qu’en 1983, en effet, qu’un jugement définitif reconnaît la culpabilité du maire pour destruction d’un domicile et le droit de la famille à des dédommagements !

L’affaire a laissé des traces dans le Code de Procédure Pénale français et dans nos livres de Droit grâce à des gens comme Danielle Meyer et sa mère qui ont écrit des commentaires :

- L’arrêt de la cour d’appel de Metz – qui figure dans le code de procédure pénale – précise qu’a priori l’association ATD Quart Monde n’avait pas le droit de se constituer partie civile ; mais que, compte tenu du fait que les personnes elles-mêmes ne pouvaient pas exercer leurs droits à cause de leur exclusion sociale, l’association est autorisée à exercer leurs droits, d’abord à leur place, ensuite à leurs cotés.

- Mais il a fallu attendre le 12 juillet 1990 – en France du moins – pour qu’une loi reconnaisse aux associations qui ont pour but de lutter conte l’exclusion sociale et culturelle, le droit d’agir en justice quand des familles ou des personnes en situation d’exclusion subissent une injustice.

Deux causes parmi les plus significatives dans l'histoire du Mouvement

Il s’agit de deux situations extrêmement douloureuses, dans lesquelles il n’a pas été facile de défendre les personnes parce qu’elles étaient présentées, en particulier par la presse, comme coupables d’actes difficilement acceptables, dans la mesure où ils mettaient en danger des enfants : les uns sont morts de faim, les autres ont été retrouvés dans un état de grande dénutrition. Ce sont des actes intolérables pour tout le monde. Et immédiatement, les accusations portées à l’encontre des parents ont été d’avoir “voulu” faire mourir de faim leurs enfants ou leur faire du mal.

Je voudrais qu’on s’arrête un moment pour mesurer ce que représentait pour le Mouvement ATD Quart Monde, Mouvement de solidarité avec les plus pauvres, le fait d’entraîner les militants, les familles du Quart Monde, les adhérents, la presse, dans la défense de ces situations.

Le père Joseph Wresinski était conscient de cette difficulté.

Voici ce qu’il disait à propos des premières permanences juridiques dans les bidonvilles de la région parisienne, à La Campa et à Noisy-le-Grand. Il évoque la surprise et la déstabilisation des juristes qui venaient créer ces permanences et dire aux gens : « Voilà vos droits, voilà comment il faut vous défendre » :

« Les juristes de notre Mouvement avaient ouvert cette permanence juridique dans l’idée d’aider les habitants à faire valoir leurs droits. Les familles du bidonville La Campa ont eu vite fait de les en dissuader (…) Elles ont envahi la permanence des mois durant en demandant à être aidées à se mettre en règle : « J’ai volé les pneus pour ma voiture », « Je roule sans permis », « J’ai touché un mandat auquel je n’avais pas droit”, « J’ai menti à mon patron », « J’ai vidé la boîte aux lettres du voisin »… Face à cela, effectivement, et face à ce premier réflexe plein de bonne volonté des juristes de venir défendre la veuve et l’orphelin, c’est sûr que ce n’était pas facile du tout… »

Dans l’introduction à une session juridique à Pierrelaye, le père Joseph Wresinski disait encore : « Beaucoup de juristes se sont cassé les dents parce que, par manque de connaissance, ils ne savaient pas qu’ils allaient se faire défenseurs, non de l’innocence, mais de la culpabilité »

Cet aspect de culpabilité, présent dans la plupart des causes, va s’accompagner d’une réflexion sur la nation de co-responsabilité. C’est cela que nous avons appris avec les familles. Il a fallu cependant plusieurs années pour que nous soyons capables de le comprendre et d’exprimer face à l’extérieur ce que les familles très pauvres nous disaient dès le début du Mouvement.

- La cause de Madame Sylvie Joffin

Avril 1977. La presse révèle que deux enfants sont trouvés morts de faim dans un appartement abandonné près de Rouen. C’est intolérable à l’état pur !

Une nouvelle fois, des personnes informent le Mouvement ATD Quart Monde et celui-ci s’engage, essaye d’entraîner ses adhérents. Beaucoup ont alors renvoyé leur carte : l’idée de défendre une mère qui avait laissé mourir de faim ses enfants était, pour beaucoup, insupportable. Quelle que soit sa situation de misère et de détresse, qu’est-ce qui avait pu la contraindre à pareille extrémité ?

Le père Joseph Wresinski a témoigné devant la Cour d’Assises de Rouen le 21 février 1978. Voici quelques extraits de son témoignage :

« Madame Sylvie Joffin n’est malheureusement pas la seule qui n’a pu empêcher la mort de ses enfants. C’est pourquoi je me permets, en tant que secrétaire général du Mouvement ATD Quart Monde, d’apporter ce témoignage : en vingt ans de présence (en Quart Monde) nous avons connu des milliers de familles qui ont vécu ces drames – pas obligatoirement poussés à l’extrême, aussi bien en France que dans d’autres pays. Nous avons découvert comment les dures conditions de vie et le manque de soutien et de compréhension pouvaient écraser les êtres et les empêcher de faire ce que leur cœur désirait. »

Mûris au fil des années, la notion de co-responsabilité mais aussi le refus de « déresponsabiliser » les gens se clarifient. Il est évident que Sylvie Joffin avait sa part de responsabilité. Elle n’avait d’ailleurs jamais dit autre chose. Mais on ne pouvait rendre la Justice sans tenir compte aussi du traitement que la société lui avait infligé.

Je ne peux entrer dans le détail, je renvoie à un petit dossier au titre significatif : « Au-delà du procès de Sylvie Joffin, la cause de tout un peuple. »

Mais il y a eu un autre aspect du procès de Sylvie Joffin, tout aussi essentiel, celui de la plainte déposée par le Mouvement ATD Quart Monde conte René Barjavel, écrivain et journaliste qui avait relaté le drame dans le Journal du Dimanche en ces termes :

« Cette femme n’est pas un être humain. Un tel manque d’émotivité un égoïsme aussi total, si primitif, une insensibilité aussi minérale, retranchent cette femme de l’espèce humaine. Ce n’est qu’un mécanisme de chair et d’os qui fonctionne et que rien n’habite. Elle n’est que de la viande. »

Le Mouvement ATD Quart Monde a porté plainte en se constituant partie civile. Dans le cabinet du juge d’instruction, le père Wresinski et René Barjavel étant confrontés l’un à l’autre, il s’est passé quelque chose qui relève du secret de l’instruction mais qui s’est terminé par un pardon. Gardons aussi cela en tête : un combat acharné n’est pas incompatible avec le pardon.

- La défense de la famille Parrain

Cette cause a mobilisé, pendant deux années, des centaines de personnes, en France et au-delà, et a donné lieu à la publication d’un numéro de la revue Igloos2 où est développée la notion de « co-responsabilité » ou de « responsabilité collective » : c’est l’histoire de la famille Parrain.

La situation ressemble à celle de Sylvie Joffin, avec une issue moins dramatique. En février 1978, un père de famille avait été amené à enlever des planches de son abri de fortune pour les faire brûler et avoir du feu. Des voisins alertent le garde-champêtre, qui alerte à son tour les gendarmes. Ceux-ci découvrent une situation d’extrême misère : des enfants dénutris, mal nourris, et dont l’un a une jambe très abîmée. La presse se déchaîne : seize quotidiens et un hebdomadaire en parlent.

La défense s’organise. Bernadette Cornuau, permanente du Mouvement, se rend sur place et cherche à rencontrer la famille qui, devant ce déchaînement, n’avait qu’une pensée : se cacher. Elle la retrouve, passe du temps avec elle et entend un témoignage que personne ne voulait entendre puisque tout le monde, comme le rapporte toute la presse, a la certitude que les parents se sont rendu volontairement coupables d’abandon.

Parallèlement au soutien de la famille, à la défense, à l’accompagnement au jour le jour, une réflexion juridique s’élabore :

- « Est-ce que la misère, est- ce qu’un tel délaissement peuvent être volontaires ? » L’avocat et des personnes du Mouvement développent dans la revue Igloos une réflexion juridique sur cette question du délaissement.

Amené à témoigner devant les tribunaux de Lille et devant la Cour d’appel de Douai, le père Joseph Wresinski a dit aux juges : « Vous jugez le monde de la misère. » Par cette formule, il les invitait à se mettre à la place de l’homme du monde de la misère, à changer de point de vue.

Les tribunaux avaient compris, si l’on en juge par la peine modérée prononcée en janvier 1979 : deux mois de prison avec sursis. Ce n’était pas la relaxe demandée mais la condamnation aurait pu être beaucoup plus lourde.

Malheureusement, le procureur a fait appel et la cour d’Appel a alourdi la peine à 4 mois avec sursis.

La défense de la famille de Monsieur Vasseur

Le Mouvement défend cette fois la veuve d’un homme de la région de Pontoise, tué par balle par le propriétaire de la voiture qu’il tentait de voler. Le meurtrier avant été acquitté par la Cour d’Assises. Le 27 février 1978, l’avocat de la veuve avait pourtant posé la question : « A t-on le droit de tuer pour un tas de ferraille ? »

La famille, qui vivait des seules ressources apportées par Monsieur, se trouvait privée de tout dédommagement par cet acquittement, alors que le droit prévoit, en France, que toute personne coupable d’un dommage, de blessures ou de mort, doit réparation à la victime.

La réflexion et la position de notre Mouvement ont évolué pendant cette affaire.

Dans un premier temps, le journal « Feuille de Route » relate l’événement en ces termes :

- « Monsieur Vasseur venait d’un milieu défavorisé (…) sa famille n’a pas obtenu réparation, c’est pourquoi le Mouvement a lancé, par solidarité, une souscription et demande à tous d’y répondre… »

Bien sûr, il fallait aider la famille. Mais, dans un deuxième temps, on s’est dit qu’il fallait aussi demander réparation aux tribunaux, ce qui a été fait avec succès.

Ces causes nous permettent de sentir différentes attitudes possibles et complémentaires : l’accompagnement d’une personne ou d’une famille, des souscriptions de solidarité, et, enfin, la démarche qui consiste à passer au stade du droit, pour quelqu’un qui est accusé de vol, comme pour tout autre citoyen. C’était le sens de la défense, par le Mouvement, de la famille Vasseur.

La cause de Jean-Baptiste Dorkel

On retrouve dans cette cause la même difficulté de s’engager dans des défenses que pour Sylvie Joffin ou la famille Parrain. Elle a d’ailleurs également entraîné le renvoi de leur carte par un certain nombre d’adhérents.

Jean-Baptiste Dorkel est un jeune homme de la région de Pontoise, condamné par la Cour d’Assises pour des faits graves, à une peine de réclusion criminelle de 18 années. Après le procès, le Mouvement a lancé une pétition pour soutenir un recours en grâce adressé au Président de la République. Ce recours en grâce n’avait pas pour but de défendre le geste commis par ce garçon qui avait, en s’amusant de façon dangereuse et absurde avec une voiture, entraîné la mort d’une femme, ce qui n’est jamais défendable, mais de rappeler quel pouvait être l’aboutissement d’une vie totalement à l’écart, d’une vie d’exclusion.

C’était une position très difficile à tenir mais est-ce qu’on peut se dire solidaire du monde de la misère si on ne va pas jusque là ? C’est une vraie question. Dans certains cas, il semble impossible de soutenir totalement une famille sans mettre en péril tout le peuple du Quart Monde. Il faut alors chercher d’autres formes, d’autres stratégies de soutien.

Dans un texte sur la « cause significative », paru dans « Les dossiers de Pierrelaye » (textes de réflexion qui circulent entre les alliés et les permanents du Mouvement ATD Quart Monde ), le père Joseph Wresinski écrit :

« C’est une chose de défendre une famille, de l’accompagner, d’être près d’elle dans des moments difficiles, de responsabiliser autour d’elle des amis et des associations pour la soutenir – et autre chose d’en faire une cause significative. »

On aborde ainsi le problème de la stratégie, de la relation avec les partenaires. Il n’y a pas de recette ou de règles qui permettraient de dire : pour cette cause on fonce et pour cette autre non. Cela dépend chaque fois de qui est prêt à soutenir, du contexte local, de l’actualité.

La cause d'une famille dont un enfant est menacé d'adoption contre l'avis de ses parents

Cette situation date des années 87-88, dans la région lyonnaise, et concerne des parents dont les enfants étaient placés. Les parents pouvaient aller voir régulièrement leurs enfants. Mais la directrice de l’Aide Sociale à l’Enfance avait l’intention de faire adopter l’un des deux enfants. Contre les décisions du juge des enfants, elle a empêché les parents de voir un des deux enfants, placé dans une famille qui avait l’intention de l’adopter. Juridiquement il y avait une violation évidente du droit de visite des parents. Et pourtant, pendant deux ans, cette directrice de l’Aide Sociale à l’Enfance a coupé les liens pour permettre l’adoption.

La famille a porté plainte en correctionnelle contre la directrice pour le délit de « non-présentation d’enfant. » Le Mouvement a envisagé un moment de se constituer officiellement partie civile au côtés de la famille. Mais cela n’a pas été simple. C’était l’époque du Rapport du Conseil Economique et Social sur la grande pauvreté, qui a entraîné un partenariat avec les Conseils Généraux, les Institutions. Nous devions beaucoup réfléchir et mesurer les conséquences : comment soutenir une famille tout en ne faisant pas courir des risques aux autres familles de la région, en compromettant un partenariat qui peut leur être favorable ? C’est un des obstacles sur lequel peut buter la cause significative, qui n’est pas une désolidarisation de la famille mais implique une autre façon d’aborder un procès et d’aborder un défense.

La directrice de l’Aide Sociale à l’Enfance a été condamnée en première instance, puis relaxée en Cour d’Appel.

La cause Famille Lagrenet et Mouvement ATD Quart Monde3

La cause « Lagrenet et Mouvement ATD Quart Monde Belgique » que j’évoquerai maintenant se déroule actuellement en Belgique. Il s’agit de la défense du droit à l’image.

Cette action montre à quel point les causes liées au monde de la misère présentent un éventail très vaste. Car demander le respect du droit à l’image pourrait apparaître comme un luxe par rapport à le revendication de droits plus élémentaires.

Il est pourtant absolument clair que tous les droits sont indissociables et que le droit à l’image est au même niveau et aussi vital que le droit de manger.

A l’origine de cette cause, des affiches réalisées dans le cadre d’une campagne de publicité faite par une association à l’occasion du dixième anniversaire des CPAS (Centres Publics d’Aide Sociale).

La famille victime de cette campagne de publicité avait été amenée à signer un accord pour se faire photographier (Monsieur fouillant dans les poubelles, Madame dans sa cuisine, rendue le plus sordide possible, entourée de ses enfants, avec pour commentaire : « ça aussi c’est la Belgique.) Or, au moment où M. et Mme Lagrenet ont donné leur signature, une menace de coupure d’électricité pesait sur eux. Signer leur permettait de payer leur dette. Cette campagne par affiches, allant bien au-delà de ce qui avait été dit ou strictement signé, porta très gravement atteinte directement et indirectement à la dignité de la famille.

C’est cependant une cause très difficile à défendre, puisqu’elle vient d’être examinée, le 6 octobre 1995 par la Cour d’Appel de Bruxelles, et qu’aussi bien la recevabilité de l’action de l’Association ATD Quart Monde Belgique que la demande de dommages et intérêts de la famille Lagrenet ont été rejetées.

Il faut constater que malgré la construction de l’Europe, ce qui a été gagné dans l’affaire Weiss et ATD Quart Monde – c’est-à-dire le droit d’ATD Quart Monde d’agir aux côtés des familles très exclues dont les droits sont bafoués – n’est pas encore reconnu en Belgique. La Cour d’Appel de Bruxelles a déclaré que l’Association ATD Quart Monde n’avait, au sens juridique, “aucun intérêt propre à agir. »

Quant au respect du droit à l’image de la famille Lagrenet, la Cour d’Appel de Bruxelles considère que la question ne pose pas, que la famille a donné son consentement pour se faire photographier en toute connaissance de cause, que l’accord signé est valide.

Aucune réponse n’est apportée aux questions pourtant essentielles de savoir ce que signifient un consentement, une volonté, quand des menaces vitales pèsent sur des personnes.

La cause « Famille Prevot et Mouvement ATD Quart Monde »4

Cette cause, également en cours, va être jugée prochainement. Elle a pour origine l’expulsion vécue par une famille engagée avec le Mouvement depuis longtemps.

Il y a un an, cette famille, avec ses cinq enfants – le dernier a trois ans – a été expulsée de son logement, la veille du premier novembre, début de la trêve hivernale en région parisienne.

Drame malheureusement fréquent et toujours aussi intolérable. Aussi y a t-il des moments où il faut demander au Juge de réagir, de rendre effectif le droit au logement, d’interdire d’expulser ainsi une famille avec cinq enfants, sans solution de relogement !

Cette cause est un exemple de celles pour lesquelles, au fil des années, le Mouvement ATD Quart Monde n’a pas hésité, non seulement à défendre des familles accusées, mais aussi à demander, avec elles, réparation de préjudices subis.5

La cause de Madame Demoulin

Je terminerai par l’affaire de Madame Demoulin, dans le Nord de la France. Cette situation a aussi provoqué un grand soutien et un retentissement très important dans la presse.

Les enfants de cette mère de famille sont placés. Au début, c’est elle-même qui l’a demandé parce qu’elle se trouvait dans une situation très difficile

Mais par la suite – et c’est cela qui est tout à fait significatif dans cette situation – quand elle demande le retour des enfants, il lui est impossible de les récupérer. Madame Demoulin l’exprime très clairement : « C’est qu’au début, on demande de l’aide. Et puis après, quand la situation s’arrange, on essaie de rebâtir la famille et de faire revenir les enfants. Mais alors là, on va toujours trouver autre chose pour ne pas vous les rendre, et tout vous est reproché ; et vous êtes ramené au point de départ. »

En effet, tout se retourne en culpabilité : « Vous aviez cet homme qui vous battait, vous en connaissez un autre, est-ce que cela va être stable ? On attend. »

Il devient de plus en plus difficile à cette mère d’aller voir les enfants parce que, pour elle, c’est insupportable, elle se sent sous surveillance. Elle le dit : « Quand on ne peut jamais, sans le regard des autres, les serrer dans ses bras, faire des choses rien que tous ensemble, c'est invivable. »

Ce que s’est passé alors, en 1994, avait défrayé la chronique : ses deux enfants, un garçon et une fille, âgés environ de 11 et 9 ans, quittent un soir l’institution où ils sont placés. Ils jettent un manteau sur leur pyjama, prennent un taxi, et font une centaine de kilomètres après avoir téléphoné à leur mère, chez qui ils se rendent.

Madame Demoulin s’est retrouvée en correctionnelle sous l’accusation d’avoir détourné ses enfants de l’endroit où la justice les avait placés.

Elle a toujours plaidé non-coupable. Elle a essayé de faire comprendre que ses enfants n’en pouvaient plus, que ce n’était pas elle qui avait organisé leur fugue.

Nous nous sommes déplacés nombreux du Mouvement ATD Quart Monde au Tribunal – aussi bien de Belgique que de la région parisienne, et évidemment des régions valenciennoise et lilloise, et avons bénéficié du soutien de la presse. « Mère courage ou Mère indigne ? » titre un journal. Pour le journal du Mouvement, Feuille de Route, elle est « Mère courage » et les lecteurs sont invités à lui envoyer des lettres de soutien pour cette épreuve qu’est la comparution à la barre d’une chambre correctionnelle.

« Mère indigne », disent les juges, parce qu’elle incite ses enfants à fuir, ne collabore pas avec les services sociaux, n’accepte pas l’aide qu’on veut lui apporter…

Elle a été condamnée à six mois d’emprisonnement avec sursis, condamnation extrêmement lourde qui témoigne d’une incompréhension totale. Pourtant, après cette condamnation, confirmée par la Cour d’Appel et tellement disproportionnée, un dialogue semble s’être rétabli avec le juge des enfants. Celui-ci a reconnu en substance devant Mme Demoulin : « Au fond, ce que vous avez dit dans les journaux, vous ne me l’avez jamais dit à moi. » C’est précisément ce que cette mère expliquait à la barre : « L’absence de dialogue. » Il a donc fallu ce détour pour rétablir le dialogue.

Actuellement, ce détour fait loi puisque le droit de visite est rétabli.

Ne sent-on pas là une des contributions fondamentales que les plus pauvres peuvent apporter un combat pour les droits de l’homme : rappeler la voie de la réconciliation ? Cela n’est absolument pas contradictoire avec nos combats, accompagnés quelquefois de moments d’angoisse très durs, d’affrontements, de craintes, crainte de tout perdre, que la famille se fasse traîne dans la boue, en ressorte marquée. Il y a ainsi des situations- tests de rupture d’équilibre, où l’on se pose la question : « Quels risques prenons-nous ensemble, nous-mêmes, mais surtout les familles du Quart Monde, qui se trouvent en première ligne ? »

L’audace aboutit parfois à la réconciliation.

Et personnellement, je voudrais que ce soit cette leçon que nous retenions.

2 Revue Igloos n° 110 « Pour une politique de responsabilité collective » (94 pages – 1981).
3 Voir Revue « Droit en Quart Monde » n° 11 (1996) page 41
4 Voir plus loin le témoignage de M. et Mme Prévot
5 Le 1er mars 1996, le Juge de Pontoise a rejeté la demande de la famille Prévot et l’intervention du Mouvement. La famille et le Mouvement ont
2 Revue Igloos n° 110 « Pour une politique de responsabilité collective » (94 pages – 1981).
3 Voir Revue « Droit en Quart Monde » n° 11 (1996) page 41
4 Voir plus loin le témoignage de M. et Mme Prévot
5 Le 1er mars 1996, le Juge de Pontoise a rejeté la demande de la famille Prévot et l’intervention du Mouvement. La famille et le Mouvement ont interjeté appel.

Anne Leguil-Duquesne

Anne Duquesne, avocate au barreau du Val de Marne (France)

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