Introduction

Geneviève de Gaulle Anthonioz

Citer cet article

Référence électronique

Geneviève de Gaulle Anthonioz, « Introduction », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1998), mis en ligne le 27 avril 2010, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4622

« Nous sommes réunis ici pour nous engager, nous, nos gouvernements et nos nations, à œuvrer au développement social dans le monde entier de telle sorte que tous, hommes et femmes, en particulier ceux et celles qui vivent dans la pauvreté, puissent exercer les droits, utiliser les ressources et partager les responsabilités qui leur permettent de vivre une vie satisfaisante et de contribuer au bien-être de leur famille, de leur communauté et de l'humanité... »1

« Toutes les mains sont utiles pour transformer la terre »

Avons-nous pris la mesure de ce que les chefs d'État et de gouvernement réunis à Copenhague du 6 au 12 mars 1995 ont ainsi proclamé, en ouverture de la Déclaration finale du Sommet mondial pour le développement social ? En s'exprimant sur ce sujet en termes de droits et de responsabilités, la communauté internationale a rejoint la définition adoptée en février 1987 par le Conseil économique et social français, sur la base du rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale de M. Joseph Wresinski. La précarité, disait-elle en substance, conduit à la grande pauvreté, quand elle « ... compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible »2.

Une telle approche représente une grande avancée vers la réhabilitation des plus pauvres. Qu'ils ne soient plus jamais considérés comme responsables de leur situation, dès lors que la misère les prive de l'exercice de leurs droits les plus fondamentaux. Comment en effet assumer quelque responsabilité que ce soit dans sa famille, dans sa communauté et à l'égard de l'humanité, si la misère vous contraint à vivre dans l'insécurité absolue, dans la dépendance d'autrui, dans la honte et le mépris ?

Permettre à tous les hommes et à toutes les femmes, particulièrement à ceux et celles qui vivent dans la pauvreté, d'exercer leurs droits, d'assumer leurs responsabilités et d'apporter une contribution au bien-être de l'humanité, tel est le défi que la communauté mondiale s'est donnée lors du Sommet de Copenhague. Mais comment parvenir à relever un tel défi dans le contexte d'une économie aujourd'hui mondialisée ? Peut-on espérer que la croissance, quels que soient son rythme et son ampleur, puisse demain assurer un plein emploi de toutes les ressources humaines, alors que, même à son apogée au cœur des années soixante, elle n'a jamais véritablement atteint les travailleurs les plus paupérisés ?

La publication récente de nombreux articles, ouvrages, rapports ou études sur l'avenir du travail dans nos sociétés, témoigne de l'inquiétude de nos contemporains. Mais, une fois encore, une partie de l'humanité ne risque-t-elle pas de rester à l'écart du débat, comme si cela ne la concernait pas ?

Au-delà de leurs divergences, les analyses de ceux qui, dans le monde, à l'OCDE ou au Club de Rome, dans les instances de planification ou dans les universités, réfléchissent, écrivent et publient leur vision de l'avenir du travail, ont souvent pour trait commun de ne pas faire référence d'entrée de jeu à ces travailleurs depuis longtemps privés d'emploi ou condamnés aux travaux les moins dignes. Or ceux-ci sont aussi exclus d'un accès à la vie associative, culturelle, syndicale et politique. Sans représentation, ils ne participent pas aux débats qui s'esquissent, aux tables rondes et aux séminaires sur l'avenir ou le partage du travail.

Or, comme l'affirmait le père Joseph Wresinski, « la lumière ne peut être saisie qu'à partir de la nuit totale »3. N'est-ce pas justement à partir de l'expérience de ceux qui sont intégralement privés de leurs droits, et notamment de ce droit essentiel de pouvoir contribuer par son travail à l'avenir de l'humanité, que nous pourrons comprendre vraiment le défi posé à notre société et tenter d'y apporter réponse ?

Il est donc grand temps d'introduire les plus pauvres, leur condition, leur expérience de vie, leur pensée dans le débat contemporain sur l'avenir du travail et des autres formes de l'activité humaine, sur leur équitable répartition dans la vie de chacun.

C'est ce que tente le dossier qui vous est proposé. Il s'ouvre sur l'appel que le père Joseph Wresinski adressait peu de temps avant sa mort aux « États généraux du chômage et de l'emploi » réunis à Paris en mars 1988. Aboutissement de la réflexion et de l'action d'un homme né lui-même dans la misère et n'ayant cessé de la combattre, ce message est un des fondements de la contribution du Mouvement international ATD Quart Monde au Sommet mondial pour le développement social, préparée et présentée par sa Présidente, Madame Alwine de Vos van Steenwijk et réalisée dans le cadre d'un contrat avec les Nations unies.

Ce dossier ne prétend pas traiter cette question de façon exhaustive. Nous souhaitons seulement qu'il permette un débat sur son analyse, sur ses forces et ses faiblesses, sur ses propositions et sur les chemins à emprunter pour avancer dans leur réalisation. En le publiant dans ses « Dossiers et documents », la revue Quart Monde invite à la réflexion et au dialogue.

C'est dans cette perspective que nous avons souhaité y joindre une deuxième contribution qui, bien qu'elle ne concerne que l'Union européenne, s'inscrit dans le prolongement du Sommet de Copenhague dont un des thèmes centraux était l'emploi et son avenir. Il s'agit de la contribution du Mouvement international ATD Quart Monde au Sommet extraordinaire sur l'emploi des chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne, les 20 et 21 novembre 1997 à Luxembourg.

Le monde est engagé, de manière sans doute irréversible, dans une mutation de grande ampleur. C'est au coeur de cette mutation que les plus pauvres doivent pouvoir se faire entendre. Le père Joseph Wresinski nous le disait en 1987, quand il attirait notre attention sur les objectifs que l'Union européenne s'était fixés pour 1992 : « Nous n'allons pas attendre l'achèvement de nos mutations économiques, pour nous ranger à leurs côtés. D'autant moins que ces mutations réalisées sans eux et sans tenir compte de leur expérience ne les serviront pas par la suite. La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société ; sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs »4

Instruit par son expérience personnelle de la misère comme par ses rencontres tout au long de sa vie avec les populations en grande pauvreté, le père Joseph Wresinski n'a cessé d'affirmer le droit de tout être humain à manifester sa dignité en offrant librement une contribution à sa communauté et à l'humanité. Dans son message aux « États généraux du chômage et de l'emploi », il réaffirmait, face aux mutations économiques et sociales, les droits indissociables à l'emploi et à la culture, invitant à supprimer le chômage et à le « transformer, lorsqu'il ne peut être évité, en un temps sabbatique, un temps où les intéressés puissent réellement se ressourcer, se former, maîtriser de nouvelles technologies ; en un temps, surtout, où ils puissent, à travers tout cela, acquérir une culture universelle qui leur a toujours manqué pour obtenir une situation d'égalité dans la vie économique et dans la vie tout court. »5 Pour « mieux asseoir les droits et les libertés de l'homme »6, le père Joseph Wresinski nous invitait en réalité à repenser l'activité humaine pour combattre la misère et en refuser la fatalité. Ne nous offre-t-il pas là une utopie mobilisatrice à la mesure de notre temps, un projet de civilisation porteur d'espérances aussi folles que l'abolition de l'esclavage ou l'instauration du suffrage universel ?

1 Déclaration de Copenhague sur le développement social, Par.9, in Sommet mondial pour le développement social. 6-12 mars 1995 (Nations unies
2 Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Rapport de M. Joseph Wresinski et Avis du Conseil économique et social français, 10 et 11
3 Quart Monde et Droits de l'homme, Intervention du père Joseph Wresinski lors du lancement des Cercles de pensée « Quart Monde et Société »», 1980.
4 Préface du père Joseph Wresinski, in Passeport pour une société démocratique fondée sur les Droits de l'homme, 1987. Éditions Quart Monde.
5 Père Joseph Wresinski, Des devoirs de l'État. Message aux « États généraux du chômage et de l'emploi ». Revue Quart Monde, n° 126.
6 Opus cité.
1 Déclaration de Copenhague sur le développement social, Par.9, in Sommet mondial pour le développement social. 6-12 mars 1995 (Nations unies, New-York, 1995)
2 Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Rapport de M. Joseph Wresinski et Avis du Conseil économique et social français, 10 et 11 février 1987. Page 6 (cf. Avis et Rapports du Conseil économique et social, Journal officiel de la République française, année 1987, n°6, 28 février 1987)
3 Quart Monde et Droits de l'homme, Intervention du père Joseph Wresinski lors du lancement des Cercles de pensée « Quart Monde et Société »», 1980.
4 Préface du père Joseph Wresinski, in Passeport pour une société démocratique fondée sur les Droits de l'homme, 1987. Éditions Quart Monde.
5 Père Joseph Wresinski, Des devoirs de l'État. Message aux « États généraux du chômage et de l'emploi ». Revue Quart Monde, n° 126.
6 Opus cité.

Geneviève de Gaulle Anthonioz

Geneviève de Gaulle-Anthonioz est la Présidente du Mouvement ATD Quart Monde France et membre du Comité de suivi national du Sommet mondial pour le Développement social

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND