Synthèse

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Synthèse », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1998), mis en ligne le 27 avril 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4638

« On n’a qu’un seul droit, c’est de se taire », disent souvent les personnes les plus enfermées dans la misère. Après la publication en février 1995 du Rapport Général sur la Pauvreté en Belgique, suivi d’une série de mesures nouvelles pour lutter contre l’exclusion, il est indispensable que les plus défavorisés continuent de faire entendre leurs voix. C’est dans ce but qu’un groupe d’étude franco-belge, animé par l’Institut de Recherche du Mouvement ATD Quart Monde et composé de personnes d’origines sociales très diverses, s’est réuni à Bruxelles pendant deux ans, avec la collaboration de Lutte-Solidarité-Travail. Son objectif était de produire une connaissance nourrie des savoirs d’expérience de ceux qui ont vécu la misère, des savoirs d’action des militants associatifs ou syndicaux, et des savoirs académiques des économistes, sociologues ou juristes. La première partie du rapport « Sortir de l’inactivité forcée » analyse quelques tendances lourdes du marché du travail en Europe sous l’angle de la pauvreté. La seconde partie avance cinq groupes de propositions en matière d’emploi et de protection sociale pour la Belgique.

Première partie : Travailleurs sans emploi ... et sans droit ?

* 1. En Europe, de nombreux travailleurs sans emploi sont invisibles dans les statistiques officielles. En Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, au Danemark, etc. des centaines de milliers d’entre eux sont considérés comme inaptes à l’emploi, relégués dans des statuts d’invalides ou d’ handicapés et exclus des chiffres du chômage. En Belgique, 6% seulement de la population souffrirait de la pauvreté, nous dit-on. Mais les enquêtes qui donnent ce chiffre ignorent les plus pauvres, les personnes sans-abri, en hébergement collectif, les résidents permanents en camping... soit au minimum 30 000 personnes en 1996.

* 2. « Ils ne font plus rien pour des gens comme moi, sauf de nous entretenir dans le chômage » (un père de famille de 50 ans). En réduisant très fortement la demande de travail non qualifié, les mutations technologiques ont précipité les travailleurs les plus défavorisés dans un chômage structurel de longue durée. L’inactivité qui en résulte entraîne une désorganisation de la vie quotidienne, des ennuis de santé, une perte d’autorité des parents, des difficultés de scolarisation des enfants, etc. Malgré les efforts des parents et d’un grand nombre d’enseignants, l’école joue très mal son rôle d’enseignement et de promotion pour les milieux les plus défavorisés ; « L’école n’est pas adaptée, il faut changer les programmes. »

* 3. Des jeunes et des adultes travaillent sans être reconnus comme travailleurs. En Belgique, les jeunes en échec scolaire sont orientés vers des dispositifs d’insertion : ils peuvent travailler à temps plein dans des entreprises d’apprentissage professionnel avec des rémunérations dérisoires. « Les jeune sont obligés d’accepter car ils n’ont rien d’autre et veulent être autonomes. Quand l’insertion est terminée, ils n’ont droit à rien, car leur travail n’est pas reconnu comme un vrai emploi, mais simplement comme une occupation » (une mère de famille belge).

* 4. De nombreux pays d’Europe ont ainsi créé des sous-statuts d’insertion professionnelle qui perpétuent la pauvreté parce qu’ils sont précaires, en dehors des protections habituelles des travailleurs, de trop courte durée pour permettre l’apprentissage des savoirs de base (lire, écrire, compter) ou l’accès à une véritable qualification. « On ne nous donne que des faux statuts : stages, contrats emploi solidarité, etc. Nous permettons à la société d’innover, d’inventer sur notre dos. On se sert de nous. On se sert de notre compétence, celle de connaître le monde de la pauvreté, pour faire avancer la société » (un travailleur français).

* 5. La réglementation en vigueur pendant des années dans de nombreux pays a découragé les bénéficiaires des minima sociaux de travailler. En effet, celui qui acceptait un emploi, même occasionnel ou à temps partiel, voyait ses allocations sociales amputées de la presque totalité des gains de son travail. Les planchers de ressources devenaient ainsi des plafonds à ne pas dépasser sous peine de sanctions ! Sous la pression des mouvements de lutte contre la pauvreté et des associations de chômeurs, la réglementation est en train de changer, notamment en France et en Belgique, pour faciliter le cumul des revenus.

* 6. En Belgique et aux Pays-Bas, la réglementation présume la fraude pour toute activité non déclarée, même bénévole, et tient compte de dénonciations anonymes. « Quand on est en chômage, on est condamné à ne rien faire. On ne peut même pas aider son voisin... On vit dans la crainte permanente d’être exclu des allocations de chômage. Si on nettoie les vitres de son voisin, on peut être dénoncé et accusé de travail au noir » ( un chômeur belge). La crainte de la délation et le contrôle social paralysent les plus pauvres dans l’inactivité.

* 7. Une réflexion prospective sur l’avenir du travail en Europe et les dangers qui menacent les plus pauvres discerne trois risques majeurs selon les régions. En Europe du Nord, les plus pauvres seraient relégués dans des statuts d’inactifs ou dans des sous-statuts de travailleurs mal protégés. Au Royaume-Uni, et de façon larvée dans bien d’autres pays, le système de « workfare » produirait des formes de travail forcé et sous-payé, et rejetterait les récalcitrants en dehors de toute protection sociale. En Europe du sud, la transposition des système sociaux d’Europe du nord découragerait l’initiative économique des plus pauvres, conduirait à la disparition de l’économie informelle qui les fait vivre, et les condamnerait à l’inactivité forcée.

* 8. Comment moderniser la sécurité sociale sans renforcer la précarité, le contrôle et la dépendance des populations les plus faibles ? La question se pose dans tous les pays d’Europe. Des sources de financement alternatives, ne pesant pas sur le travail, doivent être trouvées : cotisation sociale généralisée sur tous les revenus, taxes sur l’énergie, sur la pollution, etc.

* 9. La Déclaration universelle des Droits de l’Homme affirme dans ses articles 22 à 26 le droit de toute personne à la sécurité sociale et au libre développement de sa personnalité, au travail choisi librement dans des conditions équitables, à un niveau de vie suffisant, à l’éducation... Le décalage avec la réalité quotidienne est immense. Pour remettre l’économie au service de l’homme, « les USA peuvent apprendre de l’Europe l’importance des droits sociaux... Les Européens pourraient apprendre des Etats-Unis comment rendre leur force de travail plus souple au lieu de la payer à rester indéfiniment inemployée » (professeur W. J. Wilson, université d’Harvard, Boston, USA). Deux options essentielles doivent être prises : garantir le respect des droits fondamentaux, et faire sauter les carcans dans lesquels sont enfermés les plus démunis. C’est avec eux que doit être réfléchie l’indispensable adaptation du droit social.

Deuxième partie : de l’inactivité forcée au droit au travail

Cinq orientations pour renouveler la politique de l’emploi et adapter la Sécurité Sociale

en Belgique :

* 1. Répondre en priorité aux besoins essentiels non satisfaits par une politique de lutte contre les précarités et la grande pauvreté.

Le Rapport Général sur la Pauvreté (RGP) en Belgique propose d’avancer dans la réalisation des droits fondamentaux de l’homme, à partir de « l’expérience des plus pauvres, prise comme mesure de l’avancée de tous. » Les lois du marché seules ne pourront jamais produire cette avancée sans l’action correctrice des pouvoirs publics. L’action contre la pauvreté doit être globale, et doit couvrir les quatre grands domaines repris dans le RGP : la famille, les conditions de vie et la santé ; l’habitat et l’environnement ; le savoir, la culture et l’enseignement ; l’emploi et la protection sociale. Le renforcement de la sécurité sociale doit aller dans le sens de droits fondamentaux garantis à tous, plutôt que dans le sens d’une multiplication de droits spéciaux sélectifs ou d’une privatisation des mécanismes de solidarité. Enfin, un des besoins les plus essentiels des plus défavorisés est d’être entendus et associés à la construction d’une société plus juste et que soient mis en place les moyens de ce nouveau partenariat entre les instances politiques et administratives, les populations défavorisées et les associations qui les représentent.

* 2. Garantir à chacun un revenu décent.

De plus en plus nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à accéder à l’assurance chômage ou qui en sont éjectés. Il faudrait au contraire rendre les droits au travail et à la protection sociale plus universels en évitant au maximum les exclusions ; admettre tous les jeunes ayant accompli l’obligation scolaire à l’assurance chômage ; remplacer l’article 80 du chômage par une garantie de travail ou de formation à tout chômeur de longue durée, etc. Les allocations les plus basses doivent être réévaluées, et les pièges financiers liés aux minima sociaux réduits.

* 3. Créer de nouveaux emplois.

Plusieurs moyens doivent être mis en œuvre simultanément :

- la réduction de la fiscalité sur le travail, et son remplacement par des financements alternatifs (cotisation sociale généralisée sur tous les revenus ou sur la valeur ajoutée hors salaires, impôt sur la fortune, taxation des revenus immobiliers, de l’énergie, de la pollution, etc.) constitue un objectif essentiel ;

- la réduction négociée du temps de travail peut créer de nouveaux emplois, à condition que cet objectif soit clairement recherché ;

- l’activation d’une partie des dépenses de sécurité sociale, en évitant de créer des emplois au rabais ;

- la consolidation et le développement de l’économie solidaire par la création d’entreprises à finalité sociale telles que les entreprises d’insertion, les entreprises de formation par le travail, les ateliers protégés, etc. « Nous réclamons pour les jeunes que le travail en insertion leur donne de vrais droits de travailleurs avant et après le travail. »

* 4. Encourager l’activité des personnes sans emploi...

En permettant le cumul de minima sociaux (allocations de chômage, minimex) et d’une activité indépendante, salariée ou bénévole dans des limites plus larges qu’aujourd’hui. Les chômeurs ne doivent faire l’objet d’aucune discrimination, et avoir la même liberté d’agir que les travailleurs. Les activités bénévoles ne devraient être soumises à aucune déclaration obligatoire, sauf si elles sont régulières et occupent au moins un mi-temps.

Les contrôles et sanctions de l’ONEm doivent être allégés : par la suppression de la présomption de faute ; par le respect de la vie privée et de l’inviolabilité du domicile ; par l’interdiction de contrôles administratifs sur base de dénonciations anonymes. Tout chômeur doit pouvoir être entendu avant qu’on ne statue sur son sort ; il doit pouvoir préparer sa défense. Une application plus souple des sanctions est nécessaire, avec le maintien dans tous les cas d’un minimum vital, même dans le cas de remboursement d’allocations touchées indûment.

* 5. Garantir à chaque chômeur un Itinéraire Personnalisé vers l’Emploi.

Il est devenu indispensable d’adapter le droit social à un contexte qui a beaucoup changé. Il faut en finir avec un droit de gestion de l’exclusion et créer un véritable droit au travail au cœur du droit du travail, en supprimant les discriminations qui paralysent les plus défavorisés. Nous demandons que soient créés des Itinéraires Personnalisés vers l’Emploi destinés aux jeunes et aux adultes demandeurs d’emploi, qui comprendraient les éléments suivants :

- un cadre contractuel garantissant des revenus suffisants et réguliers : un « Contrat d’Intégration Professionnelle » préciserait les droits et obligations de la personne concernée et des pouvoirs public. La personne ne perdrait ses ressources qu’en cas de refus durable d’appliquer le contrat ;

- une durée adaptée à chacun, en fonction de ses difficultés propres, une mise en situation de travail rapide, un accès à l’orientation, une remise à niveau des savoirs et des qualifications, le droit à l’erreur, un encadrement et un soutien adapté et formé.

Des possibilités de recours doivent être prévues en cas de conflit avec les services responsables, le libre choix du travail préservé, ainsi que le droit à la sécurité sociale et à une situation améliorée en cas de retour ultérieur au chômage.

La mise en place de ces IPE suppose la mobilisation des partenaires sociaux, demandée par les résolutions du sommet européen pour l’emploi, et la recherche des moyens propres à inciter tous les employeurs à participer à la lutte contre l’exclusion parce qu’ils y auront économiquement intérêt.

En conclusion, il s’ agit de tourner la page des seuls dispositifs spécifiques et précaires pour ouvrir celle de l’accès de tous aux droits de tous.

Rédaction de la Revue Quart Monde

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