Vous, journalistes vous pouvez nous aider

Militants Quart Monde

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Militants Quart Monde, « Vous, journalistes vous pouvez nous aider », Revue Quart Monde [En ligne], 213 | 2010/1, mis en ligne le 27 février 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4678

Ce texte est extrait d’un document de travail de Militants Quart Monde dont chaque élément doit être situé dans son contexte. Il met en évidence le fait que les personnes vivant dans la pauvreté et l’exclusion sociale mènent un combat quotidien pour résister à la misère et tenter de construire un avenir meilleur, en particulier pour les enfants. Ces militants font appel à l’opinion publique et à la presse. La RQM en a sélectionné quelques pages.

Index de mots-clés

Journalisme, Médias

Nous prenons la parole1 parce que très souvent, ceux qui vivent le plus dur de la misère sont contraints au silence […]

Seuls, nous ne pouvons réussir

Vous devez savoir que notre combat est un combat quotidien. Mais à cause de toutes les difficultés auxquelles nous devons faire face, souvent nos efforts ne donnent pas beaucoup de résultat, et le plus souvent, on ne les voit pas. Seuls, nous ne pouvons pas réussir. Nous avons besoin de vous, nous avons besoin de tout le monde pour réussir la lutte contre la pauvreté.

Vous, les journalistes, vous atteignez beaucoup de personnes : tous ceux qui lisent un journal, regardent des informations. C’est important que vous soyez bien informés.

Vous avez besoin de comprendre ce qu’est la pauvreté

Nous entendons parler de chiffres, de revenus plus bas que la plupart des autres personnes.

Nous entendons parler de nouvelles pauvretés, liées à la crise, parce que des personnes perdent leur emploi, parce que des personnes ont de plus en plus de difficultés à trouver un logement correct.

Tout cela est vrai.

Mais en même temps, cela ne dit rien de ce que cela signifie vraiment, vivre dans la misère.

Cela fait oublier que partout, dans tous les pays, toutes les régions, il y a des familles qui vivent la pauvreté depuis toujours. Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela signifie que des personnes, parce qu’elles appartiennent à telle ou telle famille, ou telle communauté, ne sont pas considérées comme des êtres humains comme les autres. Parce qu’on nous considère comme moins que les autres, on se permet n’importe quoi avec nous. Nous sommes privés des moyens qu’ont les autres pour faire face à leurs responsabilités. Ces moyens, c’est bien plus que l’argent. La misère, c’est ne pas avoir accès aux droits dits fondamentaux, qui sont normalement reconnus à tous les êtres humains.

Vivre dans la misère, c’est quand d’autres décident tout à notre place parce qu’ils pensent qu’ils savent tout mieux que nous, parce qu’ils pensent que nous ne sommes capables de rien, allant même jusqu’à nous dire le nombre d’enfants que nous avons le droit d’avoir, si nous pouvons ou non rester avec notre conjoint.

Vous devez savoir que nos enfants, à l’école, depuis la maternelle, ne sont pas traités comme les autres.

Vivre dans la misère, c’est se sentir méprisé, mais pas seulement soi : c’est quand nos parents, notre famille, tous ceux que nous aimons sont méprisés. C’est être enfermé dans la honte.

Cela nous marque pour la vie.

Pourtant, nous sommes des personnes à part entière et – nous l’avons déjà dit - vivre dans la misère, c’est aussi se battre tous les jours pour sa dignité, pour sa famille, pour l’avenir des enfants, pour la solidarité.

Vous, les journalistes, pouvez faire beaucoup de dégâts

Quand vous nous interviewez, vous posez certaines questions, vous ne nous permettez pas de dire ce qui est vraiment important pour nous. Et même dans nos réponses à vos questions, vous ne gardez que ce qui vous intéresse. Parfois, vous gardez des mots qui sont coupés de leur contexte.

Cela a toujours à voir avec la pauvreté, mais ce que vous faites passer n’a souvent pas grand-chose à voir avec ce que nous voulions vraiment dire.

Nous ne comprenons pas pourquoi, dans les médias, on nous traite différemment. Quand un journaliste va interviewer un ministre, un chef d’entreprise ou un artiste, il ne va pas filmer sa cuisine ou la chambre de ses enfants. Pourquoi est-ce qu’on agit ainsi avec nous ? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas, simplement, entendre ce que nous avons à dire ?

Si vous-mêmes, vous êtes mal informés, vous véhiculez ces mauvaises informations et vous pouvez faire beaucoup de dégâts.

Le pire, c’est l’image de notre milieu que l’on donne souvent dans les médias. On ne parle que de nos problèmes, nos difficultés. Des reportages renforcent les préjugés, renforcent l’idée que, chez les familles pauvres, tout est sale, que faire partie du quart monde, c’est être en-dessous de tout. Nous nous battons pour notre dignité, et puis nous lisons dans les journaux des titres comme « le quart monde de la drogue » ou « le quart monde de la prostitution ». Ecrire cela fait penser aux lecteurs que tous les pauvres se droguent, se prostituent…

Comment le public pourrait-il découvrir qui nous sommes vraiment ? Tout ce combat des personnes vivant la pauvreté, tout ce que nous vivons de beau et de fort, en général, on ne le voit pas, on n’en parle pas. On ne montre que le laid. Par exemple, une femme qui voulait témoigner de son combat, on ne montrait que ses jambes gonflées, déformées. Un homme qui parle de ses enfants, et la caméra a montré son pantalon trop court. Nous voyons, lisons et entendons dans les reportages des choses qui nous blessent. Mais aussi des choses qui ne sont pas vraies, qui sont en fait les préjugés que l’on a sur nous.

Et parce que de tels préjugés existent, quand un fait grave se produit – comme un meurtre, un viol – des personnes de notre milieu sont plus vite accusées que d’autres. Et alors, dans les reportages, ce ne sont pas seulement les personnes en cause qui sont accusées, c’est toute la famille, tout le milieu ! Est-ce que les journalistes se rendent compte du mal qu’ils peuvent faire en faisant des tas et des tas d’articles basés sur de telles accusations, sans qu’elles soient vérifiées ? Est-ce qu’ils se rendent compte des tensions et de l’agressivité qu’ils provoquent contre toute une communauté ?

Ce qui nous semble le plus injuste c’est qu’après, quand les personnes sont reconnues innocentes, nous ne voyons guère d’article pour rétablir la vérité, jamais nous ne recevons seulement d’excuses pour tout le tort causé.

Mais même un journaliste plein de bonne volonté, qui veut dénoncer les injustices, ne se rend pas compte des risques qu’il fait courir aux personnes, aux familles. Nous lui parlons du manque d’argent, des coupures d’électricité, et il photographie la chambre des enfants, l’état d’un logement. Après, les services sociaux risquent d’intervenir pour placer les enfants, plus vite que pour trouver des solutions pour toute la famille, le père risque de perdre son emploi parce que son employeur a vu le reportage…

Votre pouvoir peut être positif

Ce pouvoir, il peut être aussi positif, c’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui, parce que vous pouvez nous permettre de nous faire connaître autrement, vous pouvez nous donner la parole.

Nous avons aussi vécu des expériences positives avec des journalistes.

Quand vous écrivez que la misère est un scandale, et que vous appelez tous les citoyens à la résistance, nous nous sentons soutenus dans notre lutte contre la misère.

Quand paraît un reportage sur le combat de parents pour garder le logement familial, pour donner la meilleure vie possible à leurs enfants, pour qu’ils réussissent à l’école, malgré toutes les difficultés qu’ils rencontrent, alors non seulement nous pouvons être fiers, mais nos enfants peuvent être fiers, et c’est très très important.

Quand un journaliste prend le temps de nous rencontrer, quand il nous laisse toute liberté pour dire ce qui est vraiment important pour nous, sans nous enfermer dans ses propres questions, quand il nous écoute, quand il témoigne lui-même de ce qui nous rend fiers, quand il a le culot de se battre avec sa hiérarchie, au risque de déplaire, en nous donnant un long temps de parole, alors nous savons que c’est possible, nous savons que journalistes et personnes vivant la pauvreté, nous pouvons nous battre ensemble contre la misère.

Mais nous ne pourrons réussir que si vous comprenez bien que lutter contre la pauvreté, c’est lutter pour que tous soient reconnus comme des êtres humains à part entière, c’est lutter pour la dignité, c’est lutter pour que les droits qui sont inscrits dans la Déclaration des Droits de l’Homme soient vraiment les droits de tous, sans laisser personne en dehors. C’est lutter ensemble, avec nous.

Nous voulons apporter notre savoir

A cause de ce que ce que nous vivons, nous avons une autre sensibilité, nous voyons autrement les réalités. Nous savons des choses que vous, vous ne pouvez pas savoir. Même les chercheurs les plus savants ne peuvent pas le savoir. Notre savoir, c’est plus que notre vécu. C’est aussi notre réflexion. Par exemple, lorsque nous allons dans un service social et que nous sommes reçus par l’assistante sociale dans le couloir, devant tout le monde, bien sûr cela nous choque. Mais nous sommes aussi capables de dire : nous ne voulons pas que cela se passe comme ça, nous voulons que l’on nous prenne à part, dans la discrétion.

Nous ne savons pas tout, nous avons aussi besoin du savoir des autres. Par exemple, pendant un atelier avec des journalistes, nous avons appris beaucoup de choses que nous ne savions pas. Ainsi, cela a été un choc d’entendre qu’il est de plus en plus difficile de parler de la pauvreté, que cela n’intéresse pas le public, que parfois, quand un journaliste fait un papier sur la pauvreté, il n’est même pas publié.

Nous voulons travailler avec vous, pour chercher ensemble comment intéresser les gens.

Vous, les journalistes vous savez vous y prendre pour faire des reportages. Mais nous, nous savons que si ce reportage passe parce qu’il y a des images chocs qui montrent seulement de la misère, de la saleté, nous n’aurons quand même rien gagné, bien au contraire, même si cela fait pleurer dans les chaumières. Comment les gens pourraient-ils comprendre que nous sommes des êtres humains comme eux ? Que nous sommes des personnes capables et que nous nous battons tous les jours ?

Nous savons aussi qu’on ne gagne rien en faisant peur aux gens, en leur disant : « Cela pourrait vous arriver, à vous aussi ». D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait vrai car quand on a pu étudier, on a un savoir qu’on ne perd jamais. Quand on a pu grandir dans une famille unie et respectée, on a une force en soi qu’on ne perd jamais. Quand on a appris à s’exprimer, on a des moyens qu’on ne perd jamais.

Mais notre savoir ne concerne pas seulement la pauvreté.

Par exemple, l’école.

L’école, cela concerne tout le monde. Et dans des familles de tous les milieux, il y a des enfants qui ont des difficultés à l’école. Ce que nous voulons tous, c’est que tous les enfants apprennent, pour qu’ils aient un bon avenir.

Chez nous, presque toujours, l’école est synonyme de souffrance. Cette expérience nous donne un savoir sur l’école, la façon dont elle fonctionne, la façon dont elle exclut dans le quotidien, et cela n’apparaîtra jamais dans une étude faite par des universitaires qui interrogent des enseignants et des parents plus aisés. Dans certaines de nos familles, malgré toutes les difficultés, parfois nos enfants réussissent et nous en sommes heureux. L’expérience de nos combats, de nos réussites, nous donne aussi des savoirs qui sont nécessaires pour progresser vers une école qui apprenne à tous les enfants.

De la même manière, nous avons un savoir sur la justice, sur l’environnement, sur la santé, sur la culture [...]

Pour que notre savoir soit utile au monde, il faut encore qu’il soit reconnu comme un vrai savoir d’apport, qu’on tienne compte de nos avis. Vous qui nous lisez, vous avez un rôle énorme à jouer.

1 Auteur collectif, le croisement des savoirs entre les médias et les plus démunis: une nécessité pour lutter contre la pauvreté,Collection Nous d'un

1 Auteur collectif, le croisement des savoirs entre les médias et les plus démunis: une nécessité pour lutter contre la pauvreté, Collection Nous d'un peuple, ATD Quart Monde Wallonie-Bruxelles, 2009, 24 p. Texte élaboré à l'occasion d'un atelier co-organisé par ATD Quart Monde et la Direction générale emploi, affaires sociales et égalité des chances de la Commission européenne, le 28 octobre 2009, dans le cadre de la conférence européenne intitulée: "Pauvreté: entre réalité et perceptions, le défi de la communication".

CC BY-NC-ND