Une reporter entre deux mondes

Yang Sol

Traduction de Marion Blank et Gabriel Délèze

Citer cet article

Référence électronique

Yang Sol, « Une reporter entre deux mondes », Revue Quart Monde [En ligne], 213 | 2010/1, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4680

L’auteur témoigne ici de façon bouleversante qu’il est impossible de donner en vérité la parole aux personnes en grande pauvreté, sans s’impliquer soi-même...

L’histoire officielle est produite par les puissants, elle est également interprétée par eux. Quant au vécu des pauvres, des méprisés et des opprimés, on n’en voit presque pas de trace dans l’histoire. Par exemple, les pauvres qui meurent d’une grande famine n’ont droit qu’à quelques chiffres dans les livres de statistiques. Et s’ils se rassemblent pour contester, l’histoire nous dira qu’il y a eu des émeutes.

Pendant dix-huit ans, journaliste dans un important journal de Taïwan, j’ai rédigé de nombreux articles concernant les défavorisés de la société : les femmes de réconfort1, la prostitution enfantine, les jeunes délinquants, les travailleurs du sexe, les sans-logis, les ouvrières confrontées à la fermeture de leur usine, les travailleurs migrants, les épouses étrangères, les pêcheurs-ouvriers venant de Chine continentale, les aborigènes, les criminels, les familles ayant construit leur baraque illégalement, les malades du sida, les personnes ayant des handicaps mentaux ou physiques, etc.

Ces dernières années, en réponse aux réclamations émises par des groupes de réforme, les médias de Taïwan se servent d’appellations « politiquement correctes » pour parler des populations défavorisées. Par exemple, les épouses venant de l’étranger ou de la Chine continentale sont appelées « les nouvelles habitantes », les vagabonds, « les amis de la rue », les prostituées, « les travailleuses du sexe », les psychotiques, « les personnes ayant des handicaps mentaux ». Mais au fond, l’attitude des médias ou des gens en général n’a pas changé, le degré de la discrimination reste le même.

Exclus, en mer et sur terre

Le gouvernement de Taïwan a établi une réglementation très sévère sur l’immigration concernant les travailleurs étrangers et ceux venant de Chine continentale. Je suis allée en haute mer pour interviewer des pêcheurs de Chine continentale embauchés par des Taïwanais. Ils habitaient dans un bateau-maison, car il leur est interdit de pénétrer sur l’île et d’y accoster. Leur patron prenait également toutes les précautions pour qu’ils ne puissent fuir. Ils étaient une trentaine de pêcheurs à faire chaque jour des heures de travail supplémentaires. Ils devaient rester dans une cabine délabrée, avec des cartons pour dormir. C’est là également qu’ils buvaient et mangeaient, sans installation sanitaire...

Les pauvres sont victimes de l’injuste redistribution de biens sociaux communautaires. Au cœur de Taipei, il y avait un bidonville de deux hectares, situé dans le quartier « Heureux ». Les premiers habitants étaient les soldats qui étaient venus à Taïwan avec Chang Kaï-chek2(en 1949). Ils ont construit des baraques dans un ancien cimetière datant de l’occupation japonaise. A l’intérieur de beaucoup de maisons, on voyait encore des pierres tombales. Ils habitaient là depuis plus de cinquante ans mais leurs baraques étaient considérées comme des constructions illégales érigées sur un terrain destiné à devenir un parc public. Lors d’une campagne électorale pour l’élection du maire de Taipei, un candidat avait promis aux habitants un relogement dans le voisinage. Mais, une fois élu, il a aussitôt donné l’ordre de démolir ce quartier.

En mars 1997, avant la démolition, je faisais souvent des visites dans ce bidonville. J’ai vu beaucoup de familles abandonner sur la rue des ustensiles, des meubles, des cadres de photos de famille qu’elles n’arrivaient pas à emporter. Un vétéran âgé que j’ai rencontré souvent s’est pendu un matin, juste à la veille de la démolition. Une fois sa dépouille enlevée, je suis rentrée dans sa maison ; dans la pochette de sa chemise, j’ai aperçu un reçu de blanchisserie qui datait de deux jours. Du coup, mes émotions accumulées depuis quelque temps ont explosé. Accroupie devant la porte du défunt, je pleurais comme une Madeleine. Les autres journalistes considérèrent mon comportement comme un manque de capacités professionnelles.

Des reportages sans impact ?

Le processus qui consiste à assister à la souffrance des autres en spectateur n’est pas difficile à comprendre. Ainsi, la masse des gens qui se considèrent comme normaux se distinguent des autres en utilisant le « nous » par rapport à « elles/ils », visant à étiqueter les autres. Après ce classement, le « nous » s’éloigne des personnes qui sont différenciées, ce qui justifie leur refus d’un dialogue normal. De cette manière, les sidéens, les psychotiques, les adultes et les enfants ayant des handicaps physiques ou mentaux, ainsi que les homosexuels sont devenus des personnes à exclure automatiquement.

Un sidéen m’a confié que depuis qu’il était atteint par la maladie, sa famille et ses amis l’avaient presque tous abandonné. Aussi s’est-il enfoncé dans une solitude profonde. Cependant il me disait : « Je veux continuer à vivre. Même s’il faut mener une vie de chien, je veux continuer à vivre. » Lors d’un forum sur la médecine, un ami médecin, spécialiste des enfants autistes, a cité la parole d’un enfant : « Mon seul souhait, c’est d’être considéré comme un être humain. »

Les plus défavorisés sont souvent ceux qui donnent avec le plus de générosité. J’ai connu une grand-mère, femme de réconfort, âgée de 80 ans. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle a été forcée d’entrer dans une « maison de confort » où les soldats japonais venaient satisfaire leurs besoins physiques. Après la guerre, elle est revenue à Taïwan. Rejetée par les membres de sa famille, elle ne s’est jamais mariée. Le revenu de cette grand-mère était très maigre mais elle a adopté un garçon dont la mère était gravement atteinte d’une maladie psychotique.

Quel résultat ai-je obtenu en rapportant dans un quotidien important les conditions de vie des classes opprimées ? Je dois avouer que, dans très peu de cas, il y eut un impact concret. En voici un exemple. En 1991, l’usine de textile Jialong fut fermée. Le patron, au mépris des lois, ne payait ni les indemnités pour perte de travail ni les heures supplémentaires. Soutenues par des associations syndicales, les ouvrières poursuivirent leurs protestations pendant une longue période. J’ai écrit un reportage spécial. Le lendemain, le patron a accepté de payer raisonnablement les indemnités pour perte de travail. Les leaders des associations syndicales estimèrent que mon compte-rendu avait été l’élément clé qui força le patron à faire face à ses devoirs.

D’incessantes remises en questions

Le fait de s’enquérir sur le sort des personnes socialement défavorisées ne signifie pas « faire œuvre de sollicitude humanitaire ». J’ai logé pendant trois jours dans un centre pour les sans-abri. Le centre s’est arrangé pour que je puisse interviewer un hôte, un homme dans la trentaine. Après la parution d’un article dans lequel, sous couvert d’un pseudonyme, je parlais de sa situation, il m’a téléphoné frémissant de rage, la voix embrouillée comme s’il avait la gueule de bois. Il m’a demandé de lui prêter de l’argent, de l’aider à trouver du travail... Par la suite, il me téléphonait sans cesse. J’ai commencé à me dérober, n’osant pas répondre à ses appels.

Ce reportage me permit d’entendre la voix d’une personne marginalisée, qui avait perdu son réseau social et avait soif de sollicitude. J’ai ainsi pu mesurer mon hypocrisie : prétextant lui témoigner toute ma sympathie, je l’avais interviewé. Mon interview très poussée déchirait mais je le laissais seul...

Durant ma carrière de journaliste, j’ai accumulé beaucoup d’énergies passives qui proviennent de mon implication envers les personnes interviewées. Simultanément, j’eus de nombreuses remises en questions concernant mon rôle de reporter et le monde des medias auquel j’appartenais. Je doutais du bien-fondé de mes questions posées aux personnes : n’étaient-elles qu’une manière de consommer et d’exploiter leur histoire afin de satisfaire le voyeurisme des lecteurs et de stimuler la vente du journal ? Durant une longue période, je n’arrivais plus à vaincre mes conflits intérieurs, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai abandonné ce métier.

Depuis de nombreuses années, les personnes marginalisées que j’ai rencontrées sont devenues une partie importante de ma vie quotidienne. Je me suis interrogée : « Me suis-je vraiment identifiée à elles, en les considérant comme une partie de ma vie ? » En réalité, j’ai très peur d’être en face d’elles car je suis issue de la même classe sociale. Il n’y a qu’une seule différence : durant la mutation de classes sociales, à la fin des années 1980, la loi martiale et la censure de la presse ont été supprimées, je me suis présentée au moment opportun et suis devenue journaliste. Cette métamorphose m’a donné une place dans la classe moyenne. J’ai caché mon origine et j’ai fait la navette entre les deux mondes.

Je suis née et ai grandi dans une famille très pauvre qui migra de la campagne vers la ville. Mon père sombra dans les jeux d’argent, ma mère eut neuf enfants. Il n’est pas difficile d’imaginer la situation économique familiale. A 15 ans, j’ai quitté ma famille pour gagner ma vie. Ne pas avoir eu la chance de faire des études me donnait un complexe d’infériorité très fort. Être isolée et sans soutien sur le marché du travail me remplissait d’insécurité.

La pauvreté entraîne non seulement le manque matériel mais elle nuit également à l’estime de sa personne et à la confiance en soi. Elle peut aussi avoir une influence dans la formation de sa personnalité. Lorsque je regarde mon passé, je vois qu’elle y a laissé beaucoup de plaies, qui sont devenues une partie de mes conflits intérieurs, y compris mes aliénations, mes difficultés dans les relations interpersonnelles ainsi que mes troubles émotionnels. J’ai même développé une sorte de mécanisme psychologique d’autodéfense qui étouffe et dénie les souffrances et les injustices qui me sont arrivées. Les négligences de la part de l’école et les carences de mes parents durant ma petite enfance, les précarités du logement, une enfance qui se termina trop tôt, tout cela m’a empêché de bâtir une amitié profonde avec mes pairs et de développer de bonnes relations sociales.

Comme l’épluchure d’un oignon

Les histoires de vie des personnes que j’ai interviewées m’obligèrent à regarder de près mon propre passé et j’avais honte que l’on en prenne connaissance. Après une longue période d’introspection, j’ai essayé d’écrire ma propre histoire, piquante et irritante comme lorsque l’on épluche un oignon. L’encre coule, la cicatrice s’ouvre de nouveau, quelle émotion !

Avant la publication de cet ouvrage, le rédacteur en chef du centre d’Edition littéraire m’a conseillé de ne pas utiliser mon vrai nom. Il pensait que, comme j’étais déjà une journaliste connue, il n’était pas opportun d’exposer mon milieu d’origine misérable. Mais j’ai refusé. Car j’ai écrit ce livre en sachant clairement pourquoi je le faisais. Les personnes interviewées m’ont montré leurs blessures, les plaies de leur vie, pourquoi me cacherais-je derrière un masque, lorsque j’écris ma propre histoire ?

Si ce que je viens de dire a un sens, c’est parce que derrière ces paroles, il y a le sort d’une couche de population lourd et épais comme les roches sédimentaires. Ces hommes et ces femmes ont différents visages et parfois sont forcés de le cacher. Mais ils ont enlevé leurs coquilles montrant leurs blessures. Ils m’ont fait confiance et ont guidé ma plume. Ce n’est pas l’histoire des « autres », c’est l’histoire de personnes méprisées dont, toi et moi, nous sommes tous responsables.

1 On appelle « femmes de réconfort » les jeunes femmes qui furent contraintes de se prostituer pour la marine et l'armée impériale japonaises durant

2 Chang Kaï-chek ,(1887– 1975), fut le chef militaire et à diverses périodes et en alternance, le chef du gouvernement et le président de la « 

1 On appelle « femmes de réconfort » les jeunes femmes qui furent contraintes de se prostituer pour la marine et l'armée impériale japonaises durant la Seconde Guerre mondiale.

2 Chang Kaï-chek ,(1887– 1975), fut le chef militaire et à diverses périodes et en alternance, le chef du gouvernement et le président de la « première République chinoise » puis, jusqu'à sa mort, le président de Taïwan.

Yang Sol

Journaliste taïwanaise, Yang Sol consacra de nombreux articles aux défavorisés de son pays. Dans son quartier, elle fut le leader du mouvement de protestation réclamant l’accès communautaire à l’eau potable. Membre du jury décernant les prix culturels à Taipei, elle a publié en 2007 son premier livre : Mon père, ce joueur d’argent.

CC BY-NC-ND