L'État c'est quoi ?

Corinna Schwarz

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Corinna Schwarz, « L'État c'est quoi ? », Revue Quart Monde [Online], 213 | 2010/1, Online since 05 August 2010, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4695

La question de la pauvreté a été au centre d’un débat public sur la responsabilité de l'État pour la justice sociale et sur les fondements de la démocratie menés ces derniers mois dans deux grands journaux allemands

Index de mots-clés

Citoyenneté, Démocratie, Solidarité

Le Frankfurter Allgemeine Zeitung, a publié, dans le cadre d'une série d'essais sur l'avenir du capitalisme, un article sous le titre « La révolution de la main qui donne » (13/06/09). L'auteur, Peter Sloterdijk, philosophe et essayiste, y exposait sa pensée sur les devoirs de l'État d'aujourd'hui. Il a provoqué une réponse très incisive d’Axel Honneth, philosophe, sociologue et directeur de l'Institut de recherche sociale connu pour héberger l'École de Francfort, réponse parue dans le l’hebdomadaire Die Zeit, le 25 septembre 2009 qui a suscité un débat sur la pauvreté et la nouvelle alliance des soi-disant « acteurs-clefs » (« Leistungsträger ») de nos sociétés.

Peter Sloterdijk commence par présenter une critique marxiste de la propriété qui a des racines dans le « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » où Rousseau définit – en bref – la propriété comme vol. Selon Sloterdijk, cette idée a formé l'État contemporain, nommé par lui un « monstre aspirateur d'argent ». Cet État monstrueux, en avalant les impôts sur les revenus, dépossèderait les classes possédantes que Sloterdijk appelle suivant leur autodéfinition préférée les « acteurs-clefs ». On ne vit plus dans le capitalisme, mais dans un semi-socialisme où un État kleptomane a renversé la direction de l'exploitation. Si dans l'antiquité économique les riches ont vécu aux frais des pauvres, aujourd'hui cela serait le contraire. La moitié de la population des nations modernes vivrait au crochet des forces vives. Sloterdijk s'étonne que la « guerre civile fiscale » n'ait pas encore éclaté. Quelle solution nous propose-t-il ? « La révolution de la main qui donne » serait l'abolition du système des impôts par coercition. Il serait remplacé par des donations volontaires afin de rétablir la fierté des classes « exploitées ».

La réponse d'Axel Honneth était acide et polémique. Elle est contenue dans une critique de l'œuvre générale de Sloterdijk. Par rapport à « l'État monstrueux », Honneth rappelle les principes fondamentaux de l'État de droit moderne et donc de l'égalité de traitement de chaque citoyen. Le combat historique pour un État social s'est aussi référé au principe de rendement parce que la fortune des classes possédantes n'est pas seulement affaire de mérites et d’efforts mais aussi d’héritage et de gains venant d'une propriété non-productive. Par contre, une redistribution économique au moyen des impôts prépare les conditions dans lesquelles tous les citoyens ont les mêmes chances d'une participation politique et sociale.

Cette discussion a provoqué l’intervention d'autres intellectuels. Plusieurs questions ont été discutées: Existe-t-il une contradiction entre le droit des citoyens à une protection sociale et le besoin humain de reconnaissance ? L'État est-il capable de garantir aussi une reconnaissance ? Quel est le rapport entre la charité et le droit social ? Y a-t-il vraiment une « dignité de la pauvreté » ? Quel est le but de l'État social – la justice ou plus simplement la sécurité ? Quels sont les vrais profiteurs d'un revenu minimum ou de l'aide sociale ? Les multinationales ne bénéficieraient-elles pas du pouvoir d'achat des pauvres ?

L’État ne peut garantir la justice

Une des contributions les plus intéressantes est un article de l'écrivain Martin Mosebach, paru le 30 décembre 2009 dans Die Zeit. Il développe la thèse que l'État ne peut jamais garantir la justice mais seulement le droit. La justice et la miséricorde sont des vertus définies par la religion –les individus seulement peuvent donc être porteurs de ces vertus et non l'État. Pour garantir un minimum de sécurité sociale, il ne faut pas avancer des arguments métaphysiques: l'économie a besoin des masses de consommateurs et la sécurité du pays augmente si elle n'est pas menacée par des groupes qui n'ont plus rien à perdre. Par contre, la charité est, pour Mosebach, cet élément d'anarchie que les chrétiens revendiquent quand même. Le droit à un minimum vital assuré prend, en Europe, racine dans le concept de la souveraineté, créé pour les monarques absolus. Après la chute de la monarchie en Allemagne et l'établissement de la démocratie, le peuple entier a pris la place du souverain. En tant que souverain, il a donc droit à des moyens de subsistance. Cela n'aurait rien à voir ni avec la justice ou la miséricorde, ni avec une concession généreuse aux droits de l'homme. Qu'arrivera-t-il si l'État n'a plus d'argent pour subvenir aux besoins de son souverain ?

Cette réflexion ne manque pas d'ironie. Mais quelles sont les questions qui peuvent faire avancer un débat sur la relation entre la démocratie et la justice, un débat aussi sur la fonction de l'État contemporain ? L'autodéfinition des élites comme « acteurs-clefs », c'est-à-dire « porteurs de mérites » dit beaucoup sur leur prétention au pouvoir. Cela satisfait déjà une soif de reconnaissance, laquelle selon Sloterdijk devrait être le moteur pour leur contribution volontaire et libre au bien commun. C'est presque banal mais faut-il rappeler que les mérites des « porteurs des mérites » sont pour une grande part dues à des conditions privilégiées héritées par hasard ? Est-ce la charge de l'État de garantir une « reconnaissance » à tous les citoyens ? Ou est-ce quelque chose qui échappe complètement à un État fondé sur le droit et non sur la justice ?

Corinna Schwarz

Corinna Schwarz, allemande, est volontaire permanente d’ATD Quart Monde au centre national suisse à Treyvaux

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