Idéal égalitaire contre pauvreté

Pierre Defraigne

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Pierre Defraigne, « Idéal égalitaire contre pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 214 | 2010/2, mis en ligne le 05 novembre 2010, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4732

Analysant la dérive néolibérale de la construction européenne, l’auteur en appelle à un retour à l’idéal égalitaire qui est au cœur de la civilisation européenne. Une version plus longue de cet article est disponible sur le site de la Fondation Madariaga (http://www.madariaga.org) et sur celui de la Revue Quart Monde.

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Union européenne

La lutte contre la pauvreté renvoie à la dimension la plus haute  de la civilisation européenne, l’affirmation de la dignité inaliénable de l’homme et de l’égalité de tous les hommes en dignité. L’égalité ! Nous tournons volontiers autour du pot. Nous voulons bien parler de cohésion, d’inclusion voire de justice.

Mais l’égalité ?

Au mieux une utopie, au pire une menace pour l’élite, car bien entendu l’égalité ne peut se traduire que par un alignement vers le bas... Étrange conception que celle d’une élite qui se laisserait si facilement déstabiliser par la réduction de l’écart entre privilégiés et démunis. C’est pourtant cet idéal égalitaire que nous devons nous fixer pour ambition lorsque nous abordons la question de la pauvreté.

Que faut-il entendre par pauvreté ?

L’UE utilise deux concepts : la pauvreté absolue ou extrême qui est privation du nécessaire (2 dollars par jour dans les pays les moins avancés ou « un panier de biens essentiels » dans les pays industrialisés) et la pauvreté relative dénommée « seuil de pauvreté » ou « risque de pauvreté » qui s’établit à moins de  60% du revenu médian de l’État membre. En Belgique le revenu médian pour une personne isolée est de 1433 € par mois ; le seuil de pauvreté est donc de 860€. Un million et demi de personnes, soit 14,7% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté en Belgique, contre 16%, soit 80 millions dont 19 millions d’enfants, en Europe. Une personne sur six, c’est énorme dans nos sociétés industrielles avancées dans lesquelles l’argent est devenu la mesure de toute chose.

Qu’en est-il de l’égalité ?

L’égalité sociale n’est pas l’égalitarisme uniformisateur. Elle est d’abord égalité des chances, laquelle cherche à  contrer la logique implacable de la reproduction sociale. Elle est aussi correction des inégalités. L’idéal égalitaire reconnaît le mérite et la responsabilité : il refuse la dépendance qui est une forme d’humiliation ; il combat les privilèges excessifs et notamment les écarts démesurés de rémunération et de patrimoine que nous connaissons aujourd’hui. Les inégalités trop fortes sont injustes en soi. Il faut les réduire. S’attaquer aux inégalités excessives, c’est s’attaquer à l’individualisme exalté par la pensée néolibérale, cette dérive perverse du libéralisme économique. Mais l’individualisme n’est pas l’individualité. Celle-ci est précieuse et à cultiver. Celui-là est déni d’appartenance à une communauté. C’est toute la différence entre ultralibéralisme et personnalisme. Où en sommes-nous aujourd’hui sur le front des inégalités et quelle part prend l’UE dans leur aggravation ? Deux illustrations chiffrées donnent la mesure des inégalités et de leur évolution. Après la guerre, l’écart salarial moyen pour les grandes entreprises de Fortune tournait autour de 1 à 20  aux USA. Il est aujourd’hui de 1 à 300. En 1992 aux USA, les 10% les plus riches perçoivent 32% du revenu total ; en 2002 ils obtiennent 42%, soit un tiers de plus en termes relatifs en dix ans ! Dans le même temps la part des 20% les plus pauvres est tombée de 4,1% à 3,4%. Selon une étude de 2007 de l’École d’Économie de Paris dirigée par Thomas Piketty, entre 1998 et 2006, le revenu moyen des 10% les plus riches en France avait augmenté de 8,7%, celui des 1% les plus riches de 19%, celui des 0,01% les plus riches de 42%.

D’où vient l’aggravation des inégalités ?

Le progrès technique et la mondialisation sont les deux principaux facteurs économiques générateurs d’inégalités. Mais c’est la finance dérégulée et débridée qui a fourni l’arme de ce hold-up sur la croissance. La posture néolibérale prise de facto par l’Union européenne depuis 20 ans, a déterminé le cadre d’une croissance faible et inégalitaire. L’Europe libéralise un maximum, régule un minimum et complique la tâche de la solidarité qui échoit aux États, par la concurrence sociale et fiscale. Le mode d’intégration de l’UE n’est donc pas étranger à l’aggravation des inégalités.

Quelles sont les caractéristiques de notre système économique qui est le capitalisme de marché ? Il présente trois traits : l’efficience qui nourrit la croissance par l’innovation et la productivité ; l’instabilité, car il est sujet à des crises ; et les inégalités qui résultent de la concentration de la richesse au sommet. La décennie d’interventionnisme et d’autarcie, de la guerre et de l’après-guerre avait conduit au cloisonnement des marchés en Europe ; la dynamique du capitalisme s’en était trouvée jugulée et avec elle son potentiel de croissance. Par réaction le projet européen est né d’un libéralisme économique de bon aloi dans le contexte de la guerre froide. Les trente glorieuses qui suivirent jusqu’au choc pétrolier de 1973, doivent donc beaucoup à la libéralisation de l’économie ainsi, qu’à l’ouverture de l’UE aux échanges avec le monde. Mais cette libéralisation s’est faite dans un cadre régulé à la fois au plan international et national. Ce furent des années de plein-emploi, de croissance des salaires et de hausse de la protection sociale. Elles furent surtout marquées par une forte réduction des inégalités.

Des années 50 aux années 70, la Communauté européenne a donc été le théâtre d’un moment rare de l’histoire économique : un équilibre satisfaisant a été réalisé entre les trois exigences d’un système économique, soit l’efficience, la stabilité et l’équité. Les conditions des trente glorieuses se sont avérées uniques. Le modèle social européen était alors construit pour partie sur une situation de rente aux dépens du reste du monde, et cela pour trois motifs. La technologie venait gratuitement des USA (par l’investissement américain dans le contexte de la guerre froide) ; l’alternative communiste exerçait une pression sur la répartition de la richesse en Europe ; les colonies  fournissaient énergie et matières premières à bon compte et servaient de marchés captifs pour nos exportations. Dès les années 60, le modèle s’enraie pourtant à cause de l’inflation et de l’endettement public. S’en suit la stagflation des années 70. Puis une décennie de transition, avec Thatcher et Reagan qui vont faire basculer le monde dans le néolibéralisme. La montée de la classe moyenne marque alors le pas et on observe une érosion relative de ses patrimoines tandis qu’une certaine précarisation gagne les couches de revenus intermédiaires, à commencer par les jeunes générations. Le néo-libéralisme a amplifié la double dynamique inégalitaire de la mondialisation et du progrès technique que l’UE aurait dû précisément encadrer.

La dérive néolibérale

Le néolibéralisme a deux visages : l’un économique et l’autre sociétal. D’un côté, c’est l’économie de l’offre basée sur le modèle néo-classique avec trois hypothèses : rationalité des choix économiques, efficience des marchés autorégulés, par différence avec l’État qui est « toujours le problème », tandis que la rémunération des facteurs selon leur productivité est la norme. Il n’y a pas de limite à la rémunération, ni du capital, ni du talent et la différenciation des emplois est poussée à l’extrême, entraînant une différenciation radicale des salaires. La pauvreté absolue doit s’éliminer d’elle-même avec la croissance et la pauvreté relative ne compte pas : elle n’est qu’« envie sociale ».

D’un autre côté, le néo-libéralisme conduit à une société de l’argent cru  et d’un consumérisme débridé qui justifient l’un et l’autre une fuite dans l’accumulation et la dépense. Slavoj Zizeck1 évoque ici le schéma RSI de Lacan : le Réel de l’utilité directe (la voiture), le Symbolique du statut (le 4x4) et l’Imaginaire de l’expérience agréable (How to spend it !)

Il faut s’interroger sur l’emprise du néolibéralisme sur notre société occidentale, et sur son triomphe comme idéologie. Cette dernière est à la fois totalisante, car elle couvre tout le champ social, et dissimulée, car elle est dans le déni de son propre statut. Elle s’affirme en effet comme une « non-idéologie » par différence avec les grandes idéologies du 20ème siècle : le communisme, le fascisme et sa variante national-socialiste. L’idéologie néolibérale légitime la mise à distance des laissés-pour compte et exaspère la culture de l’entre soi qui est de tout temps profondément ancrée dans la classe dominante. La ségrégation sociale entretient aujourd’hui une violence sourde dans nos sociétés et alimente le réflexe sécuritaire de la majorité, exploité par les populistes.

Le double choc de la technologie et de la mondialisation

Au début des années 80, les forces du capitalisme de marché  vont exploiter les avancées des technologies de l’information et des transports pour créer de nouvelles conditions de production. Celles-ci vont se révéler très efficaces pour soutenir la croissance économique mondiale et la montée en puissance des économies émergentes, contribuant par là à une convergence Nord-Sud jusque là inopérante.

Mais derrière la stratégie de croissance des firmes globales, il y a d’abord l’accès au travail bon marché qui reste la quête incessante du capitalisme, ainsi que l’établissement de nouvelles conditions financières qui facilitent l’extraction de la valeur ajoutée au profit du capital. Mais la difficulté du point de vue des inégalités, vient principalement de l’effacement du politique.

Les politiques vont en effet se laisser insensiblement et irrésistiblement intimider par le discours néolibéral nourri par de grands think-tanks américains validé par la superclass de Rothkopf2 - figurée notamment par le Forum de Davos, la Trilatérale, et d’autres - et internalisé par les instances de gouvernance globale comme le FMI ou l’OCDE. La Commission européenne elle-même depuis une vingtaine d’années va se laisser gagner insidieusement par la pensée unique. Sous cette pression conjuguée des forces de marché et de l’idéologie, les autorités publiques vont lâcher les vannes : libéralisation des mouvements de capitaux, les 3D de la finance (désintermédiation, dérégulation, déspécialisation), libre-échange, et privatisations.

L’irruption de la Chine

Le choix de la Chine en 1978 de marier capitalisme de marché et parti unique, et  de s’insérer ainsi au cœur de l’économie mondialisée, est un nouveau tournant. Dans la foulée, l’Inde, le Brésil et la Russie font  aussi élection du capitalisme de marché.

L’offre de travail double sur le marché mondial, ce qui fragilise l’emploi et fait pression à la baisse sur les salaires des travailleurs non qualifiés. Grâce au raccourcissement des distances et à l’abaissement du coût des communications, la chaîne globale de production avec ses délocalisations va en effet affecter surtout les travailleurs non qualifiés puisque les rapports de force entre travail immobile – la main d’œuvre non qualifiée – et capital mobile – les entreprises globales – se modifient radicalement à l’avantage de ce dernier. Le partage des ressources de la planète a commencé. Il est nécessaire et légitime.

Mais ce sont les plus vulnérables qui vont payer la note, à travers la flexibilité du travail, à travers le coût de l’énergie, à travers la financiarisation et à travers la concurrence fiscale.

Le biais inégalitaire de l’UE aujourd’hui

L’UE a organisé la réponse aux défis de la globalisation à l’intérieur d’une double contrainte. D’un côté, la distribution des compétences entre UE et États membres est inconsistante. L’UE est largement en charge de la fonction d’efficience via le marché unique ; l’Eurozone assume, avec la politique monétaire une partie de la  fonction de stabilisation; mais ce sont les États membres qui gardent, pour l’essentiel, la responsabilité de la fonction d’équité (impôt progressif, sécurité sociale, égalité des chances). Toutefois la concurrence fiscale et sociale dans l’UE mine la capacité de redistribution des États. Structurellement l’UE exerce donc une pression inégalitaire et les fonds structurels ne corrigent cette tension qu’à la marge. De l’autre, il existe au niveau de l’UE, une préférence non seulement pour la concurrence sur les marchés mais aussi pour l’émulation entre les politiques nationales, plutôt que pour des politiques communes et un budget européen significatif. L’UE s’est organisée sur le mode de l’économie de l’offre dans une perspective de croissance à moyen terme, en mettant l’accent sur  la flexibilité de l’emploi et des salaires comme outil de la compétitivité et sur la discipline et l’ajustement budgétaires, et en stimulant la concurrence fiscale sur les revenus des facteurs mobiles (profits des entreprises et actifs financiers) et la concurrence sociale faute d’harmonisation, celle-ci étant bloquée depuis Jacques Delors.

La Stratégie de Lisbonne (2000-2010) et son nouvel avatar, la Stratégie 2020, sont bâtis sur les mêmes prémices de l’économie de l’offre qui étaient déjà à l’œuvre dans le marché et la monnaie uniques. La première a été inopérante et la seconde risque de l’être tout autant, car le passage de la méthode ouverte de coordination (MOC) - l’exhortation - aux sanctions parait politiquement difficile, et sans doute discutable. L’UE est donc devenue un vaste espace économique à la fois très ouvert et très hétérogène. Elle n’est ni une puissance économique, ni une puissance politique. L’essentiel de l’ajustement à la globalisation reste donc une affaire nationale. Mais la capacité d’ajustement via les budgets, l’emploi et les salaires varie selon les États membres. La rivalité entre les États membres crée un risque de rupture de l’unité du marché unique. L’UE est au milieu du gué : unifiée, mais insuffisamment intégrée au niveau de l’économie, et trop peu intégrée au niveau politique. La seule réponse est davantage d’intégration politique.

Inscrire l’égalité dans le projet européen

Quelles solutions l’UE peut-elle apporter au problème de l’aggravation des inégalités? J’en vois trois. Le plus important en définitive est d’abord le combat politique : faire prévaloir en Europe une éthique égalitaire, inscrite dans l’histoire de notre civilisation, sur la rationalité inégalitaire inhérente au capitalisme de marché. Ce combat peut-il être gagné ? La volonté politique peut-elle l’emporter sur la dynamique des structures économiques ? Pour cela il faudrait constituer des coalitions politiques plus amples et plus robustes fédérées par un principe fort pour contrer l’émiettement de l’offre politique face à l’emprise néolibérale. Ce principe fort est précisément l’idéal égalitaire qui est un idéal de justice et de liberté et qui plonge ses racines d’abord dans le christianisme qui consacre l’égalité de tous les hommes en dignité, ensuite dans celui des Lumières qui donne à l’égalité et à la liberté un contenu politique et enfin des luttes ouvrières des 19ème et 20ème siècles qui leur confèrent une réalité sociale. La liberté effective pour les plus pauvres est, dans nos sociétés démocratiques, la garantie de la liberté pour tous.

Ensuite, il faut renforcer l’Europe pour la mettre en position d’agir à la source des inégalités. Cela nécessite de réduire la vulnérabilité de nos emplois à la dépréciation du dollar et du yuan qui lui est rattaché, en renforçant le poids politique de l’Eurozone ; de mettre un terme à la dérégulation financière qui a permis à la finance de sortir de son lit ; d’en finir avec la concurrence fiscale qui joue à l’avantage du capital contre le travail ; et de revoir la gouvernance des entreprises qui assure la dictature de l’actionnariat zappeur aux dépens de la communauté d’intérêts qu’est l’entreprise.

Enfin, il faut mettre en œuvre effectivement le cinquième objectif de la Stratégie 2020. Réduire le nombre d’Européens qui vivent sous le seuil de pauvreté de 25%, soit 20 millions de personnes, est un objectif à la fois insuffisant et, s’il est pris au sérieux, beaucoup plus ambitieux qu’il n’y parait, compte tenu de la pesanteur du fait de pauvreté dans nos sociétés. Il sera d’autant plus difficile à atteindre qu’il passe nécessairement par l’emploi. Or après une décennie de croissance sans création d’emplois, peut-on concevoir des créations d’emplois sans croissance ou avec une croissance très faible ?

C’est un pari extrêmement osé. Mais si l’on entend vraiment lutter contre la pauvreté, il faudra inventer de nouvelles formes d’activités éventuellement hors marché, liées aux nouveaux besoins de l’environnement ou des services aux personnes. Il va falloir expérimenter des formules d’emplois partagés et d’emplois assistés. Mais se posera alors la question cruciale de leur financement. La solidarité passe donc à la fois par l’emploi et par l’impôt. L’UE pourrait envisager de transférer par l’impôt progressif une partie accrue du patrimoine des 0,01% les plus riches exclusivement vers les plus pauvres pour du logement, des crèches d’éveil, des emplois de proximité et de la qualification professionnelle.

Toutefois, il faut aussi et surtout, au-delà de la décennie difficile dans laquelle la crise financière a fait entrer l’Europe, apercevoir tout le potentiel de croissance que comporte une intégration de vingt millions de personnes pour l’ensemble de l’UE. Égalité et croissance peuvent converger. C’est affaire de volonté politique. Un progrès sur le cinquième objectif de la Stratégie 2020 marquerait une rupture avec la dérive inégalitaire des trois dernières décennies. Il dirait quelque chose de la possibilité d’un sursaut de la conscience européenne. Il rendrait du sens à l’entreprise d’intégration. Il renforcerait le potentiel de l’UE.

1 Zizeck Slavoj, Après la tragédie, la farce !, Éd. Flammarion, Paris, 2010, 242 pages, p.86.
2 David J. Rothkopf, Superclass. The Global Power Elite and the World They are Making, Farrar Publ. (USA), 2008, 376 p.
1 Zizeck Slavoj, Après la tragédie, la farce !, Éd. Flammarion, Paris, 2010, 242 pages, p.86.
2 David J. Rothkopf, Superclass. The Global Power Elite and the World They are Making, Farrar Publ. (USA), 2008, 376 p.

Pierre Defraigne

Économiste, fonctionnaire européen de 1970 à 2005, Pierre Defraigne est actuellement Directeur exécutif de la Fondation Madariaga – Collège d’Europe.

CC BY-NC-ND