Pauvreté et exclusion sociale : vers une stratégie nationale en Suisse

Marie-Rose Blunschi Ackermann

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Marie-Rose Blunschi Ackermann, « Pauvreté et exclusion sociale : vers une stratégie nationale en Suisse », Revue Quart Monde [En ligne], 214 | 2010/2, mis en ligne le 05 novembre 2010, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4745

Bien que la Suisse ne fasse pas partie de l’Union européenne, les objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale adoptés lors du Sommet européen de décembre 2000 à Nice, ainsi que l’article 30 « Protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale » de la Charte sociale révisée (Conseil de l’Europe), ont inspiré les travaux pour l’élaboration d’une stratégie de lutte contre la pauvreté en Suisse.

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Union européenne

« En Suisse, beaucoup de gens pensent qu’il n’y a pas de pauvreté. Alors les gens ont honte de dire qu’ils sont pauvres. (…) Ceux qui n’ont pas connu de grandes privations, ne savent pas ce que veut dire n’avoir pas d’argent en poche. Il faudrait qu’il y ait une commission qui soit chargée de savoir ce que vivent les pauvres en Suisse quand ils disent : ‘On est ignorés, on ne parle pas de nous, on ne voit pas notre courage pour résister chaque jour à la pauvreté et soutenir d’autres personnes’ »1

Ces paroles expriment le ressenti de beaucoup de Suisses qui ont la vie difficile à cause de la pauvreté et l’exclusion sociale. Pourtant, cela fait plus que quarante ans que les citoyens ignorés et abandonnés en bas de l’échelle sociale se mettent ensemble, avec d’autres, pour faire entendre leur parole. Le livre Des Suisses sans nom. Les heimatloses d’aujourd’hui2, paru en 1984, envisage la vie économique, les orientations sociales, l’histoire et la législation du pays du point de vue des familles en situation de pauvreté durable. S’appuyant sur vingt ans d’histoire du Mouvement ATD Quart Monde en Suisse, il fait des propositions en vue du dépassement de l’exclusion dans tous les domaines.

Plus récemment, des personnes ayant vécu dans leur enfance le placement au travail dans des fermes se sont mises en association pour obtenir que le pays se confronte à ce chapitre refoulé de son histoire. Une exposition itinérante intitulée Enfances volées a été réalisée par des historiens à partir d’interviews réalisés dans le cadre de deux projets de recherche.3

Ces témoignages confrontent le visiteur à la violence qui était infligée à des enfants pauvres et au silence qui était gardé à ce sujet: personne n’était prêt à mettre en jeu la paix dans le village à cause d’un enfant placé.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Selon l’office fédéral des statistiques, 380 000 personnes à l’âge actif (20 – 59 ans) ont eu un revenu au-dessous du seuil de pauvreté en 2007. Cela correspond à un taux de pauvreté de 8,8 %. Ce chiffre n’inclut pas les personnes qui, grâce aux prestations de sécurité sociale, ont un revenu au-dessus du seuil de pauvreté. 234 000 personnes ont été soutenues par l’aide sociale. Cela correspond à un taux de 3,1%.

Face à ces réalités, ces paroles d’un père de famille publiés en 1984 apparaissent comme une prophétie: « Si rien ne change, lorsque nos enfants seront grands, lorsqu’ils auront eux-mêmes des enfants, ils seront aussi rejetés. Et ainsi de suite, de génération en génération. Ainsi, il ne pourra jamais y avoir de paix. »4

Des démarches politiques

En mai 2003, une première Conférence nationale sur la pauvreté a été organisée par l’Office Fédéral des Assurances Sociales (OFAS) à Berne.5 C’était une manière de concrétiser l’engagement pris par le gouvernement lors du Sommet mondial sur le développement social à Copenhague en 1995. Des personnes en situation de pauvreté ont participé à cette conférence. La principale proposition qui en est sortie est celle d’élaborer une stratégie nationale de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en s’inspirant des Objectifs lancés par l’Union européenne en 2000 ainsi que de l’article 30 de la Charte Sociale révisée.

En 2007, suite à de nombreuses démarches auprès du parlement et du gouvernement suisses, l’Office fédéral des assurances sociales a été chargé d’élaborer une telle stratégie. Un groupe de direction composé des principaux acteurs a accompagné ces travaux qui se sont concentrés sur six champs thématiques : enfants et jeunes à l’âge préscolaire et scolaire, transition dans la formation professionnelle et le monde du travail, pauvreté des familles, effets de seuils et coordination des prestations chômage de longue durée, pauvreté dans la vieillesse.

ATD Quart Monde a impliqué des personnes directement concernées par la pauvreté dans ces travaux. Ceci a été fait de trois manières :

- Les thèmes de la stratégie ont été travaillés dans des réunions nationales ou par des groupes locaux de différentes associations dans lesquelles les personnes en situation de pauvreté s’expriment.

- Les réunions de l’Université populaire Quart Monde6 ont abordé des thèmes considérés comme importants dans le cadre de la stratégie (la dignité, des ressources pour vivre dans la dignité, le chômage, la participation, les droits humains, le placement des enfants, les vacances).

- Des membres du groupe de direction de la stratégie ont rencontré des groupes locaux des associations concernées et participé à ces Universités populaires Quart Monde. Suite à ces rencontres et dialogues, l’OFAS a confié à ATD Quart Monde un rapport transversal portant sur le dialogue avec les personnes en situation de pauvreté et l’accès aux droits de l’homme.

Cette action de participation à l’élaboration de la stratégie a deux effets majeurs : d’une part, de nombreuses personnes en situation de pauvreté savent qu’une stratégie est en cours et elles en attendent les résultats. Personne ne peut prendre la responsabilité de les décevoir. D’autre part, des dialogues nouveaux se sont créés entre des membres du groupe de direction, des personnes en situation de pauvreté et leurs associations.

Pour une politique globale et cohérente

Dans le cadre de l’Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, plusieurs organisations et institutions ont présenté leurs propositions de stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Pour les personnes en situation de pauvreté, six propositions sont prioritaires à mettre en œuvre :

1. Soutenir la participation des personnes et familles en situation de pauvreté. Elles doivent être associées étroitement à l'élaboration et la mise en œuvre de toute politique les concernant. Il faut également que les autorités soutiennent financièrement les rencontres et les associations dans lesquelles les personnes en situation de pauvreté s’expriment.

2. Assurer une meilleure garantie de ressources aux familles. Il faut notamment que le montant des prestations données par l’aide sociale pour l’entretien des enfants soit le même que celui qui est prévu dans la loi sur les prestations complémentaires.

3. Améliorer les chances de formation pour les moins qualifiées. Une attention particulière doit être donnée à une vraie formation des personnes illettrées ou sans qualification, notamment dans le cadre des formations de longue durée pour chômeurs.

4. Prévenir le placement des enfants de familles socialement défavorisées par la mise en place d’un soutien renforcé prenant en compte toutes les difficultés financières et sociales de la famille.

5. Améliorer l’accès aux droits et l’accompagnement social. Il faut notamment généraliser les ombudsmans parlementaires auxquels les personnes en situation de pauvreté peuvent s’adresser lorsqu’elles ne sont pas d’accord avec les décisions des services sociaux.

6. Créer un observatoire « Pauvreté, exclusion et droits humains » pour mieux connaître les situations d’injustice vécues par les personnes en situation de pauvreté.

ATD Quart Monde a rendu public début 2010 un document dans lequel il reprend ces six propositions et les resitue dans le contexte d’une politique globale et cohérente qui vise l’accès de tous aux droits communément reconnus comme fondamentaux. Les objectifs d’une telle politique découlent de la définition de la précarité et de la grande pauvreté donnée par Joseph Wresinski :

- Rétablir la jouissance des droits ou prévenir la perte de droits dans tous les domaines où il y a une précarité ou un cumul de précarité.

- Permettre à chacun d’avoir les moyens d’assumer ses responsabilités professionnelles, familiales et sociales.

- Créer les solidarités nécessaires pour que les droits dont certains sont privés soient rétablis.

Une telle politique doit prendre en compte tous les domaines de la vie (protection de la vie familiale, garantie de ressources permettant de vivre dans la dignité, accès à la formation et au travail, accès à un logement décent, à la protection de la santé, à l’éducation, à la culture, etc.). Elle doit aussi prendre en compte le cumul de ces précarités, car les interactions sont nombreuses : il est par exemple difficile d’être en bonne santé si l’on n’a pas suffisamment d’argent pour bien se nourrir ; il est difficile de participer à la vie politique et sociale si l’on ne sait pas lire et écrire.

Une telle politique se doit aussi de permettre l’expression individuelle et collective de l’expérience de vie des personnes en situation de pauvreté, car il n’est pas possible de penser lutter contre la pauvreté sans l’apport de ceux qui la vivent. Un tel dialogue peut amener à une compréhension nouvelle des valeurs qui orientent le pays.

Ainsi, la Constitution fédérale fait le lien entre lutte contre la pauvreté et dignité : « Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine » (Article 12). Les  personnes en situation de pauvreté donnent à cette notion toute son ampleur: « Nous avons une grande expérience de ce qui peut donner courage et dignité : sentir que nous existons, nous sentir utiles, être écoutés, être pris au sérieux, rencontrer des personnes qui ont confiance en nous, se battre pour défendre nos droits et arriver à un résultat, vivre une amitié avec d'autres, faire de sa vie quelque chose de rempli et d'agréable. C'est pourquoi nous disons qu'on ne sort de la pauvreté que par la dignité. Il ne faudrait jamais accepter pour d'autres ce que l'on n'accepterait pas pour soi. Chaque personne, si rejetée soit-elle, a une place à prendre et ses valeurs à apporter. »

Il en est de même pour la notion de grande pauvreté. Les situations de cumul durable de plusieurs précarités sont celles qui paraissent le plus difficile à résoudre. Appliquer le principe de non-discrimination consiste à prendre en compte et donner priorité à ces situations extrêmes. Si l’on ne fait cas que des situations les moins difficiles, on exclut des politiques et des mesures ceux qui en ont le plus besoin. Pour eux, réduire de moitié la pauvreté est un objectif trop restreint qui ne peut pas les mobiliser. La Constitution fédérale va dans le même sens, quand dans son préambule elle affirme que « La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres ».

Vers une conférence nationale en 2010

A la suite des travaux effectués depuis 2007, le gouvernement fédéral a adopté, le 31 mars 2010, un rapport intitulé « Stratégie globale de la Suisse en matière de lutte contre la pauvreté »7. C'est la première fois qu'un rapport au niveau fédéral reconnaît que les personnes en situation de précarité, non seulement peuvent apporter une contribution originale, mais sont des acteurs essentiels de la lutte contre la pauvreté.

La stratégie proposée sera présentée et discutée dans une Conférence nationale, le 9 novembre 2010. Un défi devra y être relevé : engager le pays dans une nouvelle priorité nationale en impulsant, dans la durée, une action coordonnée mettant ensemble tous les acteurs.

1 ATD Quart Monde, Refuser la misère, un chemin vers la paix. Dossier remis à la présidente de la confédération le 17 octobre 2007 :

http://www.quart-monde.ch/fileadmin/user_upload/documents/publications/dossier_MCR_F_final.pdf

Les citations sans autre référence sont tirées de ce document.

2 Hélène Beyeler-von Burg, Des Suisses sans nom. Les heimatloses d’aujourd’hui, Éd. Science et Service, Pierrelaye, 1984.
3 http://www.enfances-volees.ch/
4 Op.cit., p. 11.
5Voir: http://www.bsv.admin.ch/dokumentation/publikationen/00096/00470/00531/index.html?lang=fr
7 http://www.bsv.admin.ch/aktuell/medien/00120/index.html?lang=fr&msg-id=32457
1 ATD Quart Monde, Refuser la misère, un chemin vers la paix. Dossier remis à la présidente de la confédération le 17 octobre 2007 :

http://www.quart-monde.ch/fileadmin/user_upload/documents/publications/dossier_MCR_F_final.pdf

Les citations sans autre référence sont tirées de ce document.

2 Hélène Beyeler-von Burg, Des Suisses sans nom. Les heimatloses d’aujourd’hui, Éd. Science et Service, Pierrelaye, 1984.
3 http://www.enfances-volees.ch/
4 Op.cit., p. 11.
5Voir: http://www.bsv.admin.ch/dokumentation/publikationen/00096/00470/00531/index.html?lang=fr
7 http://www.bsv.admin.ch/aktuell/medien/00120/index.html?lang=fr&msg-id=32457

Marie-Rose Blunschi Ackermann

Volontaire permanente d’ATD Quart Monde depuis vingt-trois ans, Marie-Rose Blunschi Ackermann est actuellement directrice de l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines au Centre international Joseph Wresinski. Elle a représenté le Mouvement dans le groupe de direction d’une stratégie nationale de lutte contre la pauvreté à l’Office fédéral des assurances sociales.

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