«La pensée des travailleurs les plus pauvres»

Gustave Bruyndonckx and Stan Leyers

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Gustave Bruyndonckx and Stan Leyers, « «La pensée des travailleurs les plus pauvres» », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 18 October 2010, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4810

- Gustave Bruyndonckx : Le groupe d’étude « Emploi, Chômage, Sécurité Sociale » du Mouvement ATD Quart Monde en Belgique est composé de militants qui ont une expérience de la grande pauvreté, de volontaires et d’alliés (travailleurs sociaux, universitaires, anciens cadres d’entreprise).

Dans l’esprit du Rapport général sur la pauvreté qui fut publié en Belgique en décembre 1994 à la demande du gouvernement, notre groupe s’est fixé pour tâche de faire émerger et de structurer la pensée des travailleurs les plus pauvres. Nous avons pour mission spécifique de rendre la parole des pauvres audible pour la collectivité. Notre méthode consiste premièrement à réfléchir à partir des situations vécues, des témoignages recueillis au cours d’interviews ou pendant les séances des Universités populaires. Ces témoignages sont pris en compte par tous, analysés, complétés par le vécu et l’expertise de chacun. Nous voulons permettre à chacun de s’exprimer. Des spécialistes, invités à nos réunions ou auxquels nous rendons visite, partagent ensuite leurs avis sur nos conclusions, nos questions ou propositions.

Au cours des quelques années d’existence de notre groupe, deux idées-maîtresses ont émergé avec force :

le refus de l’inactivité forcée à laquelle les sans-emploi sont condamnés. Ce thème a fait l’objet d’un rapport intitulé « Sortir de l’inactivité forcée » et publié en 1998 aux Editions Quart Monde (Dossiers et Documents de la revue Quart Monde, N°8).

la nécessité absolue d’aller à la rencontre des plus défavorisés pour leur offrir un accompagnement personnalisé vers l’emploi depuis leur lieu de vie jusqu’à l’entreprise pendant la période d’adaptation.

Permettez-moi d'introduire quelques idées que les échanges au sein de notre groupe de travail ont fait germer dans mon cerveau d’ancien chef d’entreprise.

J’ai quelque difficulté à prendre au sérieux les textes intitulés « Chartes des entreprises contre l’exclusion. » Je crains fort que ces chartes ne soient davantage conclues à des fins commerciales. Elles doivent - à mon avis - comporter des engagements précis et prévoir des évaluations périodiques objectives : par exemple, au sein des conseils d’entreprise.

Parmi les gestes que peuvent poser les entreprises, je voudrais en suggérer quelques-uns qui, à terme, ne peuvent que leur être favorables. Je pense notamment à l’engagement des entreprises dans des programmes concrets de formation en alternance. Actuellement, il existe trop peu d’offres par rapport aux besoins de formation des personnes peu qualifiées.

Les entreprises et les centres de formation professionnelle devraient négocier et conclure davantage des accords de collaboration. En Belgique, quelques années avant la régionalisation, les services officiels de formation et de placement dépendaient d’une même direction. J’ai connu le directeur d’un de ces centres qui consacrait une partie de son temps à démarcher auprès des entreprises de la région pour évaluer avec leurs dirigeants les possibilités d’embauche et les besoins en qualification. Il mettait au point des programmes de formation spécifique incluant un stage pratique dans l’entreprise concernée. Il a pu ainsi instaurer des accords de partenariat où les deux parties étaient gagnantes. Malheureusement, cette expérience a cessé car cette initiative personnelle prise par une personne engagée n’a pas été reconnue officiellement.

L’accueil de chômeurs non-qualifiés dans l’entreprise est une tâche difficile pour laquelle chacun doit être fortement motivé : le comité de direction, les cadres et l’ensemble du personnel. Le projet n’est réalisable qu’avec l’appui des syndicats. En participant à une journée de formation pour délégués syndicaux, j’ai pu entendre certains d’entre eux exprimer leur crainte d’éventuelles réticences de la part des travailleurs. D’autres, par contre, ont partagé une expérience de parrainage mise en place avec succès dans leur entreprise.

Je conclurai par un exemple original, relevé par notre groupe au cours d’un voyage d’étude effectué aux Pays-Bas, et qui illustre la possibilité d’une collaboration entre syndicats et directions d’entreprise. À l’initiative des deux principales organisations syndicales néerlandaises, des conventions collectives du travail ont été négociées avec de nombreuses entreprises pour l’embauche d’un certain nombre de personnes peu qualifiées. À l’époque, l’opération était gérée par deux fondations appelées respectivement «Stichting CNV Brugprojecten» et «Stichting FNV Instroomprojecten». Pour chaque projet, un collaborateur était chargé d’orienter, de sélectionner, de proposer des formations, d’accompagner et d’être médiateur pour augmenter les chances de succès de l’opération. J’ignore si l’expérience s’est poursuivie ou si elle a été remplacée par d’autres initiatives.

Nous connaissons probablement tous des exemples positifs. Ils nous apportent la preuve que des solutions efficaces et humainement correctes sont possibles pour autant que la personne en situation de faiblesse soit placée au centre de la démarche.

Il est important que les médias, les entreprises et les syndicats fassent connaître les initiatives en cours et que les dirigeants d’entreprise procèdent à une évaluation de leur politique de recrutement et d’organisation du travail en tenant compte des travailleurs les plus démunis.

Bien-sûr, l’entreprise a pour mission de créer des richesses.

L’entreprise dont nous avons surtout besoin est une entreprise citoyenne qui élargit et enrichit cette première mission en s’insérant activement et positivement dans la communauté humaine.

- Stan Leyers : Le travail est important pour nous !

Tom a connu une scolarité difficile. À vingt ans, il a dû quitter l’école pour accomplir son service militaire. Ensuite, étant jeune, sans diplôme et sans droit aux allocations de chômage, il a tout essayé pour obtenir un travail. Il a exercé divers emplois de courte durée : des contrats intérimaires, un stage dans une entreprise d’insertion, un travail chez un menuisier où, suite à un accident de travail, il a découvert qu’il n’était ni déclaré, ni assuré. Pendant un temps, il fut envoyé sur un chantier à Anvers. Il se levait à cinq heures du matin pour commencer le travail à sept heures. Il touchait 1000 BEF/jour (22,86 €). Sa mère lui payait ses frais de déplacement. Pour bénéficier de la sécurité sociale, il devait justifier de six mois consécutifs de travail, mais ses contrats étaient irréguliers et ne duraient jamais longtemps. Dès le troisième ou quatrième mois, il devenait inquiet et nerveux. C’est ainsi qu’il commença à consommer de la drogue. Tom disait régulièrement à sa mère : « Avec un job, j’ai une raison de me lever le matin, sinon ce n’est pas le cas. »

Cette insécurité dura trois ans, jusqu’au jour où il fut engagé comme facteur par la Poste. Depuis lors il a cessé de consommer de la drogue. Il désire à présent fonder un foyer. Sa mère lui a conseillé de déposer son salaire sur un compte pour constituer la garantie locative d’un appartement. Il est beaucoup plus calme depuis la fin de sa période d’essai. Un jour, pendant son travail, il a été agressé sauvagement. Son médecin lui a prescrit dix jours de repos, mais dès le lendemain il est retourné travailler de peur de perdre son emploi.

Le travail est important pour nous, à condition qu’il offre une sécurité et des perspectives. L’emploi est un levier majeur pour faire partie de la société, pour participer activement à la vie économique et être bien dans sa peau. Cela signifie pour nous : être respectés, pouvoir construire un avenir pour nos familles. Les jeunes qui ont un emploi peuvent avoir l’espoir de fonder un foyer. Nous, parents, pourrons récupérer nos enfants placés et assumer des responsabilités. Avec un emploi, nous pouvons accéder aux droits sociaux et être reconnus comme des gens valables par la société et les entreprises.

Notre travail doit correspondre à un salaire qui nous permette de sortir de la pauvreté. Un accompagnement peut renforcer nos chances de succès (par exemple sous forme de parrainage). Nous devons être respectés, tant par la direction que par les collègues de travail. L’emploi doit être durable et défini par un contrat de travail en règle. Il faut que nous ayons la possibilité d’évoluer dans notre travail grâce à des formations appropriées.

Les partenaires sociaux devraient soutenir à fond cette aspiration, ce rêve des plus faibles de participer à la vie économique et sociale.

Avant de s’engager dans des « partenariats » avec les plus pauvres, il faut comprendre qui ils sont, quels sont les problèmes qui les plongent dans la pauvreté. Les personnes les plus défavorisées n’ont pas une bonne santé en raison, notamment, de leurs mauvaises conditions de logement, de l’accès difficile aux soins élémentaires de santé. Le chemin vers les divers services sociaux, économiques et culturels est, pour elles, un véritable labyrinthe.

Qu’attendent les plus pauvres des entreprises et de la société en général ?

Ils attendent certainement davantage de justice. Il est dit souvent que nous ne sommes pas assez qualifiés. Les exigences des employeurs lors de l’embauche sont-elles toujours en rapport avec le poste ? Les entreprises ne pourraient-elles pas offrir une formation pratique immédiate avec ou sans des aides financières officielles ?

Concrètement, ils attendent une attitude positive à l’égard de leurs difficultés et de leur volonté de participer.

- Bon nombre d’entre nous sont écrasés par les problèmes. Ceux-ci peuvent avoir une incidence sur le travail, surtout au début de la période d’embauche. Une meilleure compréhension de nos situations personnelles augmenterait nos chances d’adaptation à ce nouvel emploi.

- Accéder à un nouveau travail entraîne des frais et parfois, malgré le salaire, nous devenons plus pauvres. Les salaires minima sont-ils toujours décents ? 

- Les contrats proposés par les entreprises de service intérimaire constituent la seule possibilité pour trouver du travail pour les personnes peu qualifiées et sans diplôme. Il s’agit malheureusement de contrats de travail temporaire. Nous souhaitons néanmoins acquérir une formation ou une expérience de travail. Quelles sont nos chances de progrès dans un métier ?

- Dans certaines entreprises, nous acceptons des « boulots de second rang ». Mais n’est-ce pas le rôle de l’employeur de nous ouvrir des chances d’évoluer au sein de l’entreprise ?

- Certains postes de travail sont considérés comme « valables » ou « ayant du sens ». Nous pensons que tout travail est digne si le travailleur est respecté. Un travail difficile et insalubre demande d’autant plus d’attention et de respect pour celui qui l’exécute. Nous demandons aux employeurs de faire en sorte que chaque travailleur puisse se sentir bien dans son travail.

Voilà une série d’attentes de la part des personnes dont j’ai voulu me faire l’interprète auprès de vous. Peut-être certains points pourront-ils être pris en compte dans la mise en œuvre d’un partenariat pour l’avenir. Merci.

Gustave Bruyndonckx

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