«Le développement : quelles priorités ?»

Gérard Karlshausen

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Gérard Karlshausen, « «Le développement : quelles priorités ?» », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 18 October 2010, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4834

Je travaille au sein d’une coordination d’une centaine d’organisations très diverses (des organisations syndicales, de femmes, de jeunes…) mais la plupart, il est vrai, sont des ONG, des organisations de coopération au développement. C’est fort de cette expérience et en tant que membre du Mouvement ATTAC que je vous présente quelques réflexions.

La réflexion poursuivie aujourd’hui, en tout cas par certaines ONG et certaines organisations, est du même ordre que celle que nous menons au sein du mouvement ATTAC.

Je voudrais d’ailleurs vous signaler, si vous voulez en savoir plus, la parution de ce petit livre écrit par des syndicats belges, des ONG et ATTAC. Nous avons organisé un congrès citoyen à Liège à l’occasion de la réunion des ministres de l’économie et des finances au mois de septembre dernier. Neuf cent personnes étaient présentes le deuxième jour. Ce livre, « Une autre mondialisation », dont je vous conseille la lecture, apporte de nombreux éléments très clairs pour réfléchir sur la mondialisation.

Je vous fais part aussi d’une note que nous avons publiée avec un ensemble d’organisations de lutte contre la pauvreté et de solidarité internationale, en préparation du sommet organisé par les Nations-Unies fin mars à Monterrey au Mexique, sur les finances du développement. Le groupe appelé « groupe de Copenhague » est né du sommet social de Copenhague, en constatant que le calendrier proposé n’était pas applicable sans ressources ni volonté politique. Nous avons réalisé alors un petit cahier de revendications.

Après cette page de publicité sur nos publications, quelques réflexions à partir justement de notre pratique dans ce secteur de la coopération au développement au sens large. Je vais partir de deux réflexions fondamentales qui peuvent paraître toutefois antinomiques.

Le monde produit aujourd’hui environ huit fois plus de richesses qu’il n’en produisait dans les années soixante. Par contre les chiffres officiels nous montrent clairement que la pauvreté dans le monde, notamment l’extrême pauvreté, n’a pas régressé : 2, 4 milliards d’habitants doivent se contenter en moyenne de 2, 2 euros par jour pour survivre. La grande majorité des personnes pauvres vivent dans les pays du Sud. Les mécanismes de l’endettement agissent comme d’immenses pompes sur les moyens financiers de ces régions et alimentent un système d’enrichissement de quelques minorités économiques et financières.

Ce matin, quelqu’un a dit : « Au fond, il y a des pauvres parce que nous avons besoin de pauvres ». Il est vrai que nous avons besoin de pauvres dans notre système aujourd’hui. Un pays du Sud rembourse six fois plus que ce qu’il reçoit à titre d’aide publique au développement. Il ne faut pas dire que c’est le Nord qui aide le Sud mais bien l’inverse. Le travail des pauvres sert à faire fonctionner les rouages du monde financier et économique. L’aide au développement est devenue quelque chose de tout à fait marginale. Il est dit, dans ce sens, que l’aide au développement peut diminuer car l’investissement permet le développement des pays du Sud. En fait, depuis des années, l’investissement dans les pays du Sud est minime. L’investissement direct à l’étranger ne s’intéresse au continent africain qu’à concurrence de 1,2%. Ce sont pourtant ces pays qui nécessiteraient le plus de ressources pour mener leur développement. Les pays du Sud continuent  d’être mal lotis et nous pourrions dire que nous avons besoin des pauvres du Sud pour continuer la mondialisation telle qu’elle se développe aujourd’hui.

Un haut cadre du Fonds Monétaire International en Europe me disait, voici quelques années :  « Vous savez, c’est quand même vrai, les fameux programmes d’ajustement structurel imposés aux pays du Sud ont vraiment des conséquences sociales dramatiques. Nous essayons de faire mieux en prenant en compte l’aspect social des mesures, sinon comment va-t-on tenir la tête des gens au-dessus de l’eau ? Si les gens meurent, il n’y a plus de forces de travail ». C’était une façon très cynique de dire qu’il faut maintenir l’aide au développement comme filet social dans la mesure où nous avons besoin de cette production, de cette force de travail pour faire fonctionner l’ensemble du système. C’est la triste réalité pour une partie des personnes pauvres des pays du Nord et de l’Est et pour la grande majorité des populations des pays du Sud.

Ma deuxième réflexion peut sembler antinomique par rapport à la première.

Aujourd’hui la coopération avec le Sud, la coopération au développement, doit prendre acte d’une réalité autre que lors de sa mise en place après la deuxième guerre mondiale. La « fracture de la pauvreté » ne passe plus seulement entre le Nord et le Sud. La majorité des pauvres vivent dans les pays du Sud mais aujourd’hui, les problèmes de la pauvreté sont fréquents au Nord également. La coopération au développement doit donc prendre acte d’un modèle qui n’est pas tant celui d’un développement et d’un sous-développement mais plutôt d’un modèle de mal-développement mondial qui touche aussi bien le Nord que le Sud.

L’idée de construire une solidarité entre le Nord et le Sud garde toute sa valeur et représente alors un combat beaucoup plus large, non pas contre la mondialisation mais pour une autre mondialisation. Plus grand monde ne se dit anti-mondialiste. Notre premier ministre a fini par comprendre, suite à une forte polémique dans les journaux, que nous n’étions pas des anti-mondialistes mais des alter-mondialistes.

Nous devons continuer à être solidaires des pays du Sud mais en nous replaçant dans un contexte autre que celui d’un transfert de moyens du Nord vers le Sud. Il s’agit avant tout de la remise en question d’un modèle qui crée de la pauvreté, des problèmes d’environnement, etc. partout sur la planète.

Nous situons au minimum trois priorités pour le développement :

1. Nous devons promouvoir une redistribution des immenses richesses qui existent aujourd’hui dans le monde

Cette redistribution des richesses a pour but de promouvoir les droits économiques, sociaux et culturels : le droit au logement, le droit à l’alimentation de base, le droit à une éducation correcte…Tous ces droits qui sont bafoués partout dans le monde, y compris parfois dans nos pays. Les nombreuses manifestations en France et en Belgique des professionnels de l’enseignement et de la santé en sont le signe. Par exemple, les urgences dans nos hôpitaux sont parfois remplies de gens qui viennent simplement par ce qu’ils n’ont plus les moyens de se payer le médecin. Les hôpitaux psychiatriques sont totalement submergés par des gens qui se sentent perdus dans nos sociétés.

Les Nations Unies organisent un sommet sur les finances du développement : cela veut-il dire que le développement est comme une plante qui devrait être arrosée de finances pour grandir ? Ce n’est plus du tout notre point de vue. Nous devons avant tout  nous battre avec d’autres acteurs pour promouvoir une redistribution des richesses existantes. Comment y parvenir ?

Un premier problème est celui de l’endettement. Il détourne d’énormes richesses alors que, par le jeu des augmentation d’intérêts, la plupart des dettes du Sud ont été largement remboursées. Il y a aussi la récupération des sommes détournées ou mal utilisées. Un exemple : la république démocratique du Congo, actuellement en guerre, est un pays où les gens se débrouillent tous les jours pour survivre. Et, malgré tout, j’ai vu des groupes de base se réunir pendant deux jours pour parler des problèmes de la dette immense du Congo. Les gens disaient : « Nous voulons une annulation de la dette, mais nous ne voulons pas pour cela laisser au clan Mobutu tout ce qu’il a emporté. Nous voulons parallèlement une lutte sur les biens mal acquis ». Il ne s’agit pas uniquement des détournements - à ce propos nous pouvons aussi regarder vers la Belgique - , mais des procédures qui ont permis que des sommes considérables transitent et ne soient pas destinées au développement ou qu’elles ne profitent pas aux populations. Il ne faut pas croire que la totalité des sommes a été détournée par un réseau puissant d’escrocs, mais l’argent a simplement servi à alimenter le profit un peu partout à travers, par exemple, des projets mégalomanes.

La fiscalité, tant au niveau national qu’international, doit être revalorisée et étudiée à nouveau comme mécanisme de redistribution des richesses.  Peu à peu, réapparaît l’idée que l’État et les institutions internationales peuvent jouer un rôle décisif dans la redistribution des richesses par une meilleure utilisation de l’impôt. Des propositions de taxes, type « Tobin », réapparaissent ; la France a voté une loi, la Belgique a deux propositions de loi en débat. Une opposition très violente, notamment de la part des États-Unis, s’exprime dans les nombreux débats. Prenons l’exemple de l’Argentine : l’argent sert à la spéculation. Lorsque les scandales financiers finissent par éclater, les dégâts sociaux sont dramatiques pour les plus pauvres. L’Argentine connaît une économie proche de nos pays européens. Nous constatons les répercussions désastreuses lorsque l’argent destiné au développement n’est pas dirigé vers l’investissement productif et le développement social. Ce sont des défis phénoménaux, comme celui de l’eau pour tous, que nous devrons relever au tournant de ce siècle en mobilisant de nouvelles ressources. C’est pourquoi l’idée d’une meilleure régulation des marchés financiers est cohérente et doit être menée grâce à la fiscalité tant nationale qu’internationale car la situation affecte aussi bien les pauvres du Nord que ceux du Sud.

Le troisième mécanisme insiste sur le pourcentage réellement versé de l’aide publique au développement. Sous la présidence belge, nous avons obtenu que le Conseil des ministres de la coopération prenne acte que chaque pays devrait mettre un calendrier en place pour atteindre le fameux 0,7% du produit national brut qui doit être consacré à l’aide publique au développement. Ce sont des petites avancées car il faudrait davantage d’argent consacré à l’aide publique au développement. Le pourcentage du PNB consacré à l’aide est à son niveau le plus bas depuis la création des statistiques. Mais bien sûr, il faut aussi veiller à la qualité de l’aide.

Le quatrième mécanisme utiliserait le principe du commerce équitable. Comment permettre des relations commerciales qui soient au bénéfice du producteur et des populations et non au seul profit d’intermédiaires ou de puissances financières ou économiques ? Nous entrons ainsi dans le débat lié au domaine de la responsabilité sociale et environnementale de nos entreprises multinationales. Une coalition dont je fais partie a été auditionnée, un mois et demi auparavant, au sénat mexicain, sur les accords entre l’Europe et le Mexique. Ce sont les accords dits « de quatrième génération » pour libéraliser le commerce mais ils contiennent aussi un volet sur la coopération. Si des accords sont conclus sans précaution, ils peuvent avoir comme conséquence de voir les normes sociales et environnementales tirées vers le bas : de diminuer le niveau de  protection sociale des gens, de leurs conditions de travail et d’accentuer les disparités entre régions. Le commerce équitable est un mécanisme intéressant pour la redistribution des richesses.

2. La deuxième priorité que nous envisageons pour un développement est de renforcer les acteurs sociaux, c’est-à-dire l’action collective des personnes

Nous pouvons avoir des projets merveilleux et des résultats formidables tout en ignorant la dynamique des personnes présentes localement : comme ces personnes ne sont pas associées ou qu’elles sont même substituées par des acteurs venant de l’étranger, ces projets ne tiennent généralement pas la route lorsque la coopération internationale se retire.

Les communautés humaines concernées doivent être le sujet de leur développement. Elles doivent y puiser les capacités et les forces de négocier avec leurs autorités – mais aussi avec leurs partenaires étrangers - ce qui leur convient. Au-delà, elle doivent pouvoir se mobiliser pour que leurs acquis se transforment en droits, en règles ou procédures qui promeuvent les droits économiques, sociaux et culturels.

Prenons l’exemple d’un projet de recyclage des ordures. Il doit être conçu selon trois niveaux: le premier étage représente l’objectif de petits groupes locaux d’améliorer leur environnement en créant par cette action de nouveaux emplois. Le deuxième niveau est atteint lorsque le projet permet de renforcer la capacité de négociation de ces groupes auprès de la municipalité. Il est primordial que les personnes concernées soient reconnues comme interlocutrices, y compris par les bailleurs de fonds. Le troisième niveau se dessine lorsque le projet devient constitutif de droit. En luttant pour le recyclage des ordures, en créant de nouveaux emplois, en mobilisant la municipalité dans l’action, le projet peut promouvoir, au niveau national et international, la reconnaissance de droits et leur application. Je pense qu’à ce niveau, les gens du Nord et du Sud peuvent s’entendre sur ces mêmes questions d’environnement ou de santé. Le développement doit permettre avant tout de renforcer les capacités des acteurs sur le long terme, de leur donner un cadre pour défendre leurs droits et produire des droits.

3. La troisième priorité pour le développement est d’intégrer notre travail de coopération au développement dans un combat beaucoup plus large.

Jos Lemmers nous a parlé de gouvernance mondiale. Ce grand défi sera débattu à la rencontre de Monterrey mais il ne faut pas se faire d’illusion , il ne pourra être relevé aussitôt. Le défi est celui d’une nouvelle architecture mondiale conçue pour inclure et non exclure les pauvres du Nord et du Sud. Pour l’instant, nous avons un système où quelques grandes technocraties du Nord contrôlent l’ensemble du monde; ce sont la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire internationale, l’Organisation Mondiale du Commerce, le gouvernent mondial (le G7 ou le G8, qui s’est auto-proclamé, sans aucune légitimité démocratique). Qui a jamais décidé que sept ou huit pays pouvaient se permettre d’organiser le monde ? Si nous ne nous attaquons pas à cette architecture qui décide, par exemple, de ce que nous consommerons demain, nous passons alors à côté d’un grand objectif.

Ce combat peut sembler éloigné de notre préoccupation des pauvres. En fait, c’est justement là qu’il faut agir avec les pauvres. Pour cela, il faut absolument sortir de nos chapelles et briser les cloisons entre peuples ou entre spécialistes. Je suis frappé de voir que nous avons entrepris, avant la chute du Mur de Berlin, des actions de coopération vis-à-vis du Sud essentiellement. Il est vrai que les problèmes des pays de l’Est n’étaient pas alors de notre ressort. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Je me retrouve avec des amis de Russie, du Burkina Faso, du Congo, d’Argentine, du Nicaragua, pour discuter de la dette, de la taxe Tobin. Il y a des différences fondamentales entre nous, de culture ou d’histoire, mais nous nous retrouvons tous sur le même pied d’égalité pour parler de mécanismes mondiaux qui nous affectent tous. Grâce à Internet - la mondialisation n’ayant pas que des mauvais côtés -  nous pouvons garder un contact permanent et instantané autour de forums. Nous devons décloisonner nos différents secteurs : la coopération au développement est un petit secteur. Avec nos amis des syndicats, les mouvements comme ATTAC, les organisations agricoles, tous nous devons, de plus en plus, apprendre à travailler ensemble.

Je fais une parenthèse sur le jargon utilisé comme  « lutte contre la pauvreté ». L’idée d’une lutte contre la pauvreté ne doit absolument pas signifier qu’il ne faille pas lutter d’abord contre les mécanismes qui la génèrent. La lutte contre la pauvreté est trop souvent devenue un argument pour dire : « Vous savez, il y a les largués de la mondialisation, il faut les récupérer pour les mettre dedans ». Moi, je dis non : il faut lutter contre les mécanismes qui créent la pauvreté aujourd’hui. Pour ce faire, nous devons nous retrouver autour de la table avec les organisations qui ont une expertise dans la solidarité Nord Sud et qui peuvent donc apporter chez nous une expertise du Sud qui est très importante. Nous devons aussi travailler ensemble avec les organisations qui luttent contre la pauvreté, la précarité, l’exclusion dans nos propre pays. Ensemble nous pourrons faire entendre notre voix et mettre en avant un autre discours. En effet, lorsque nous écoutons les médias, nous entendons toujours le même discours dominant, où la voix des pauvres du Nord et du Sud est ignorée ou pire, re-mixée dans des grands shows médiatiques. Il ne faut donc pas faire d’économies dans nos stratégies. Quand nos organisations reprendront-elles pied dans le monde des médias ? Ce monde du discours qui nous somme de considérer que « le monde est comme il est et il n’y a pas d’alternative. » Le mouvement social doit aussi produire et ne pas attendre que des gens très qualifiés, compétents et plein de bonne volonté le fassent ; il faut les aider, les soutenir et être avec eux.

Gérard Karlshausen

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