«Projet de Recherche-Action-Formation sur les indicateurs de pauvreté en Belgique»

Régis De Muylder

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Régis De Muylder, « «Projet de Recherche-Action-Formation sur les indicateurs de pauvreté en Belgique» », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 18 octobre 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4847

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Indicateurs, Statistiques

Index géographique

Belgique

Introduction

« On dit que les riches n’ont pas besoin des pauvres. Cette affirmation peut être contestée si l’on s’en tient aux plans économique et politique, mais elle est parfaitement exacte pour ce qui est des savoirs. Les riches se représentent le pauvre, l’exclu comme quelqu’un qui n’a rien d’utile à dire sur l’édification de la société. » Cette citation est tirée du Rapport Général sur la Pauvreté (RGP) (1994). Elle fait écho aux réflexions que nous avons eues hier en plénière sur la place des pauvres dans la société. Elle a d’abord été évoquée historiquement par l’intervention de Bronislaw Geremek, puis elle est devenue comme un fil conducteur dans nos réflexions. Elle me permet aussi d’introduire mon propos sur les indicateurs de pauvreté dans le cadre du projet de Recherche-Action-Formation - les trois mots sont importants. Ce projet a pour objectif principal de mettre les plus pauvres au centre de la démarche et fait clairement appel à la méthode du Croisements des savoirs évoquée ce matin en plénière par le programme « Quart Monde Partenaire ».

1. Origine du projet

Il est intéressant de rappeler l’origine du projet. Toute une réflexion est en cours sur les indicateurs de pauvreté, d’inclusion et d’exclusion sociale. Un certain nombre d’associations en Belgique, dans lesquelles les pauvres peuvent prendre la parole et réfléchir ensemble, ont participé à l’élaboration du RGP. Ce rapport constitue une référence en Belgique en matière d’analyse et de lutte contre la pauvreté parce qu’il a été innovateur. Innovateur au moins à deux niveaux. Tout d’abord ce rapport a été réalisé en collaboration avec des personnes qui vivent dans la pauvreté. Ensuite, pour la première fois, la pauvreté n’est pas décrite en termes de manquements, mais en termes de droits de l’homme.

Les associations qui ont participé au RGP se sont inquiétées de voir que les recherches sur les indicateurs de pauvreté se faisaient - et continuent de se faire - sans concertation avec les populations concernées. Cette inquiétude et cette constatation sont à l’origine de ce projet sur les indicateurs de pauvreté. Projet dont l’essence est d’en rendre actrices les populations les plus défavorisées.

  • Vouloir réfléchir sur les indicateurs de pauvreté avec les pauvres est à la fois nécessaire et juste.

C’est d’abord une question de nécessité. Nous pourrions parler des nombreux indicateurs existants, de leurs faiblesses et de leurs limites. Il ne me revient pas de présenter ici une analyse détaillée des indicateurs actuellement utilisés. La discussion nous permettra sans doute d’y revenir.

Je voudrais plutôt me référer à l’exposé de Moraene Roberts. Elle a cité des indicateurs qui semblaient importants pour son groupe de réflexion. Elle a montré comment certains indicateurs ne s’enracinent pas dans le vécu des pauvres et particulièrement des plus pauvres. Combler le fossé entre les indicateurs conçus « théoriquement » et des indicateurs qui pourraient émaner de la vie des plus pauvres constitue un enjeu majeur. Ce que vivent les personnes pauvres, ce qu’elles ressentent, c’est-à-dire leurs souffrances  mais aussi leurs efforts doivent apparaître dans les instruments que nous utilisons pour mesurer la pauvreté et analyser les politiques mises en œuvre pour y faire face. Il n’y a aujourd’hui aucun indicateur basé sur les efforts que font les plus pauvres dans leur vie quotidienne. Inclure ceci dans notre réflexion sur les indicateurs est une nécessité car nous pourrions ainsi obtenir des indicateurs plus pertinents. Nous ne pourrons aboutir à ce résultat sans une participation des personnes les premières concernées par la problématique de la pauvreté. C’est donc une question de nécessité.

C’est aussi une question de justice. Nous avons largement abordé dans nos réflexions la question des Droits de l'homme, la question de la dignité. Si nous voulons concevoir des indicateurs qui puissent être des outils de lutte contre la pauvreté, si nous voulons mesurer les progrès réalisés, nous ne pouvons les élaborer sans les personnes les premières concernées par cette question. Les politiques de lutte contre la pauvreté, les mesures concernant les pauvres sont, encore aujourd’hui, établies sans concertation avec les pauvres, alors que toute leur vie quotidienne est conditionnée par ces mesures. De quel droit une société agit-elle de cette façon ? C’est donc bien aussi une question de justice.

2. Mise en œuvre du projet

Le projet mettra ensemble autour de la table des personnes vivant dans la pauvreté, des scientifiques, des administrations et institutions, et des partenaires sociaux. Tout l’enjeu est de permettre à ces différents acteurs qui sont porteurs d’un savoir spécifique de réfléchir ensemble. Ce matin en plénière, les intervenants du programme « Quart Monde Partenaire » nous ont exposé la méthodologie mise en œuvre pour permettre le « croisement des pratiques ». Ils ont mis en lumière  l’intérêt d’une telle démarche. Nous avons découvert ainsi les conditions nécessaires pour réaliser un croisement des savoirs et des pratiques. Il n’est pas question en effet qu’un participant amène la connaissance dont il est porteur sans que cet apport ne soit susceptible d’interférer sur celui d’une autre personne et aboutir à quelque chose de nouveau. Nous restons toujours dans cette idée d’obtenir des données plus pertinentes par rapport à ce que vivent les plus pauvres.

Je voudrais souligner quelques réalités auxquelles nous avons été confrontés dans la mise en œuvre de ce projet.

  • La participation des très pauvres s'enracine dans une histoire

Il faut être bien conscient que la participation des pauvres ne s’obtient pas simplement parce que quelqu’un décrète que cette participation pourrait être utile.

Je me réfère à nouveau à l’intervention de Moraene Roberts. Elle nous a dit très nettement qu’elle était en mesure de s’exprimer sur toutes ces questions, suite à douze ans d’engagement avec le Mouvement ATD Quart Monde : un engagement fait de réciprocité. Elle et sa famille ont été soutenues pendant toute cette période et elle-même s’est engagée pour d’autres et avec d’autres. Elle a eu la possibilité d’entrer dans tout un processus de rencontres au cours desquelles elle a appris à prendre la parole, à confronter ses idées. À notre avis, il s’agit d’un élément clef fondamental dans la participation des pauvres. Comment des personnes qui ont toujours fait l’expérience de l’exclusion (c’est à dire de la non-participation) pourraient-elles du jour au lendemain prendre part à une réunion et se dire : « Je vais participer » ? Ce n’est pas possible. Il faut d’abord être conscient  de l’histoire des personnes et donc du chemin à poursuivre ; « un chemin d’engagement réciproque », pour reprendre l’expression lumineuse de Moraene Roberts. Les plus pauvres doivent donc suivre un processus qui leur permette d’acquérir des moyens d’expression qu’ils n’ont pas forcément d’emblée. C’est une histoire, c’est un cheminement qui peut être très long. Trop souvent nous négligeons cette dimension et nous parlons d’une participation qui serait décrétée une fois pour toute dans un bureau. C’est pourquoi les personnes pauvres qui vont se joindre au projet sont liées à des associations dans lesquelles elles ont pu parcourir ce chemin, acquérir cette expérience de l’expression et de la confrontation avec d’autres.

Un autre aspect fondamental est le fait que les personnes pauvres qui participent, le font en leur nom mais aussi au nom de leur milieu : elles en sont les déléguées. Au cours du projet, elles doivent pouvoir retourner auprès de leurs « pairs » pour garantir que leurs paroles restent non seulement ancrées dans leur existence mais aussi dans l’existence des personnes qui vivent autour d’elles au quotidien.

  • Tout le monde n’est pas sur un pied d’égalité dans un tel projet. Le prétendre serait nier la réalité

Béatrice Derroitte a dit: « Les personnes pauvres font une expérience où le savoir et le pouvoir sont très inégalement répartis ». Nous venons tous de milieux différents, avec des expériences différentes et détenteurs de savoirs différents. Dans la société dans laquelle nous vivons, des valeurs de hiérarchie se sont imposées : le savoir du scientifique est reconnu, le savoir qui émane du vécu des pauvres n’a pas la même reconnaissance.

Quand nous démarrons un projet comme celui des indicateurs de pauvreté, il faut en être conscient et donc en tenir compte dans la méthode de travail. Chaque groupe d’acteurs doit travailler à son niveau. Il n’y a pas que des rencontres où tous les acteurs se confrontent ; il y a aussi des temps prévus où chaque acteur travaille avec des personnes qui sont au même niveau, détenteurs du même savoir en reprenant ces notions de savoir d’expérience, de savoir scientifique et de savoir d’action. Lorsque nous y sommes préparés, nous pouvons ensuite avoir des temps communs de réflexion avec une dimension réciproque de formation. Le croisement des savoirs est alors expérimenté et permet une confrontation dans l’espoir de faire naître quelque chose de nouveau. Ceci exige bien sûr une structure adéquate au niveau de l’organisation, notamment la mise en place d’une équipe pédagogique qui assure l’ensemble des travaux et régule les relations entre groupes d’acteurs. Cette équipe pédagogique a, avant tout, une mission particulière de vigilance par rapport aux acteurs issus du milieu de la pauvreté.

  • Nous ne pouvons pas, dans un tel projet, limiter les pauvres au rôle de témoins

Il ne s’agit pas simplement de dire : « Vous êtes détenteurs d’un savoir d’expérience. Dites-nous ce que vous vivez ».

Nous avons tendance à leur demander de s’exprimer sur leur vécu puis à proposer à d’autres personnes maîtrisant les instruments de la réflexion et les instruments scientifiques d’élaborer des théories en analysant et interprétant l’apport des personnes pauvres. Cette manière d’opérer limite très dangereusement la participation des pauvres et, d’autant plus injustement, que nous risquons d’exploiter leur vécu à des fins tout à fait étrangères à leurs aspirations profondes et à leurs attentes dans ce processus de participation. Les pauvres doivent impérativement garder la maîtrise de leur apport.

De plus, tous les acteurs doivent être associés à toutes les étapes de la recherche depuis le début, dans la détermination des thèmes prioritaires, etc., jusqu’au développement du raisonnement et surtout jusqu’à la réalisation des conclusions, lorsqu’un produit sortira d’une telle recherche. Béatrice Deroitte a insisté sur la nécessité de la mise par écrit car, par exemple, dans la discussion tout semble évident alors qu’à la relecture des écrits les acteurs se découvrent des points de désaccord. Donc, c’est très important que tous les acteurs soient partie prenante de cette réalisation finale et qu’elle soit publiée et utilisable au niveau de la société.

Vous pouvez vous rendre compte que ce projet est très enraciné dans la première expérience faite par le programme Quart Monde partenaire. En effet, ce projet impose une réflexion approfondie sur la participation des pauvres. Il ne s’agit pas de la vouloir, il s’agit de la mettre en œuvre concrètement en prenant les moyens adéquats. Une évaluation permanente des étapes doit mettre à jour la participation effective de chaque acteur, de chaque groupe d’acteurs.

J’ai insisté sur les trois dimensions du projet : recherche, action et formation. Je conclus en explicitant chacune d’elles.

Recherche, dans la mesure où les acteurs réfléchiront sur un sujet – les indicateurs de pauvreté – pour trouver des éléments nouveaux. Il y a bien une question de recherche qui concerne la pertinence des indicateurs de pauvreté et leur correspondance avec la réalité vécue par les plus pauvres.

Action, dans le mesure où il est demandé, sur une période de dix-huit mois, un travail régulier à chaque acteur ; un travail qui doit conduire à un produit commun qui comportera des propositions à mettre en pratique dans les politiques de lutte contre la pauvreté.

Formation, dans la mesure où chacun doit apprendre à dialoguer avec les autres et à se laisser interpeller par les acteurs détenteurs d’un savoir différent du sien. Il s’agit d’une formation réciproque.

CC BY-NC-ND