«Tendances séculaires en Europe à l'égard des populations les plus pauvres, défis à relever»

Bronislaw Geremek

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Bronislaw Geremek, « «Tendances séculaires en Europe à l'égard des populations les plus pauvres, défis à relever» », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 25 October 2010, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4853

Je voudrais tout d’abord dire ma joie et très grande satisfaction de pouvoir, en prenant la parole ici, rendre hommage à l’activité d'ATD Quart Monde et à ceux qui aident les êtres humains en détresse, à l'égal de la pensée et de l’activité du père Joseph Wresinski. Et je voudrais, en parlant en historien de la pauvreté et des pauvres que je suis, ne pas être perçu comme un antiquaire qui présente les choses d'autrefois. Je crois qu’il est important de voir à quel point le présent reprend les mêmes interrogations que le passé a vécu. Il est important aussi d'envisager l’Europe de l’avenir sans oublier son histoire et considérer la mémoire européenne comme un champ d’expériences.

On peut dire que la pauvreté accompagne l’histoire de l’humanité, fait partie de la condition humaine, menace la condition humaine depuis toujours. Je voudrais, d’une certaine façon, m'opposer à cette évidence parce que le mot pauvreté couvre des situations très variées : de celles qui concernent les différences de niveau de vie jusqu’au drame que représente l’extrême pauvreté, la grande pauvreté. Il est très important de voir s’il y a des moments dramatiques dans l’histoire de l’Europe où la pauvreté, la misère deviennent un problème fondamental. Pour comprendre la situation actuelle, il faut voir comment ces drames du passé se présentaient.

Dans la réflexion sur la pauvreté, on peut retrouver trois plans : le plan social, le plan politique et le plan moral. Un sociologue a dit que la question sociale est une invention du 19ème siècle. Qu’en fait la question sociale est née avec les grandes révoltes ouvrières de 1848 et ce sont des ouvriers parisiens qui ont introduit le mot et la chose dans le discours. Le mot « social » à l’époque concernait les franges les plus désocialisées de la société industrielle, se trouvant en marge de la société industrielle. Mais on peut dire aussi que la question sociale était présente bien avant, qu’à l’époque médiévale elle concernait le problème des paysans, le problème des artisans, le problème des vagabonds. Et que la réponse proposée se trouvait entre deux pôles : il y avait le social d’assistance - le social qui demandait assistance à l’égard des pauvres - et il y avait le social répressif, le social qui proposait la répression comme une cure contre la maladie sociale appelée vagabondage, appelée misère ou pauvreté. La question sociale, dit Robert Castel, peut être concrétisée par une inquiétude sur la capacité de maintenir la cohésion d’une société. Il me semble important que le social introduit de cette façon le problème de la place de l’autre dans la société.

La pauvreté c’est aussi un problème moral. Peut-on accepter "le scandale de la pauvreté" comme on disait dans une des œuvres littéraires du Moyen Age ? Voit-on dans la Dame Pauvreté de St François d’Assise, une dame qui fait partie de notre univers moral ou bien au contraire une dame comme la mort menaçant la condition humaine ? La charité chrétienne répond au besoin de secourir le prochain, l’économie du salut fait partie de l’enseignement religieux. Mais on peut discerner, au cours de l’histoire, des crises des comportements charitables. Dans les périodes de la paupérisation accélérée un décalage apparaît entre les exigences de la vie et les possibilités de secourir. Quand on lit les textes historiques sur la pauvreté, on retrouve parfois un ton qui nous semble très moderne. Dans les procès verbaux du Comité pour l’extinction de la mendicité de l’Assemblée constituante qui, à la fin du 18ème siècle, étudiait ces problèmes, on peut lire cette phrase : « On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres, mais jamais à faire valoir les droits de l’homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui. ». Je trouve là, dans ces mots, une vérité pertinente. Quant à la référence aux droits du pauvre, je me permets de raconter un petit fait, qui n’est pas un fait anecdotique. En étudiant un des registres de justice criminelle du 14ème siècle, j’ai trouvé que pour tous ceux dont j’ai essayé de suivre le cours de vie, la fin était presque toujours la même : c’était la condamnation à mort. Mais il y avait une exception. Il y avait un homme qui a été libéré de la prison du Châtelet de Paris parce qu’on a trouvé que, d’après le droit canon, on n’a pas le droit de punir un homme en détresse extrême s’il cherche à se procurer des vivres. Et l’homme était accusé d'avoir volé des vivres dans une boutique parisienne. Tous les autres ont été condamnés à mort pour des délits de même caractère, on pourrait dire, mais cet homme-là a pu profiter du droit écrit qui lui donnait la liberté de voler parce qu’il avait faim. Ce fait me semble montrer combien est importante la lettre du droit. Il est important d’obtenir une formulation verbale des grands principes, mais il faut les inscrire dans le droit. La notion de « droits de l’homme pauvre » est révélatrice et de grande portée.

Le deuxième volet de ce problème de la pauvreté à la fin du 18ème siècle est la conviction que c’est un problème qui concerne le gouvernement. Le même rapport du Comité pour l’extinction de la mendicité dit que « la misère des peuples est un tort des gouvernements. »

Le troisième volet de la réflexion sur la pauvreté introduit la dimension politique. Les idées politiques présentées à l’aube de la modernité présentaient toujours le souci des pauvres comme une intention évidente : sans cela elles ne pourraient obtenir aucun soutien sérieux auprès des masses. Il fallait tenir compte des préoccupations populaires si on mettait en marche les mécanismes démocratiques. La réalisation de ces idées était bien souvent impitoyable pour les faibles, mais une référence à la question de la pauvreté était de rigueur dans le discours politique. En touchant le problème des pauvres, on cherchait à obtenir le soutien de l’opinion publique ou le soutien des électeurs. Jacques Necker, le grand banquier, ministre d’Etat, dans son cours de morale religieuse pose la question de l’essence même de la sollicitude du Christ à l’égard des plus humbles. Il déclare que « cette sollicitude du Christ ne doit pas uniquement être perçue comme l’expression d’une bonté parfaite, elle représentait encore un devoir politique qui, dans une vaste réunion de pauvres et de riches, servait au maintien de l’ordre. » Necker, banquier, homme politique, voit dans cet engagement du Christ dans la cause des pauvres le but politique – on devrait ne pas oublier que pour les gens de cette époque la politique concernait le bien commun.

Une étude historique sur les pauvres comme thème politique au cours de l’époque moderne démontre que la référence politique dans ce cas concernait la question de l’équilibre social, ainsi que l’intérêt économique et, finalement, les raisons humanitaires. En simplifiant, on pourrait structurer le discours sur la pauvreté autour de trois grands problèmes. Le premier c’est l’ordre : on pose le problème de la pauvreté parce que la pauvreté menace l’ordre. Le deuxième c’est le problème de l’utilité : la pauvreté, d’une certaine façon, mine la notion de l’utilité de l’existence humaine, parce que les pauvres ne sont pas utiles à la société. Dans un arrêt médiéval que j’ai étudié, j’ai trouvé une formule extrêmement frappante, une formule de condamnation à mort d’un vagabond, et la raison de la condamnation était très brève : "parce qu’il est inutile au monde". Inutile au monde : l’utilité est la deuxième référence du problème de la pauvreté. La troisième référence, c’est le don : le don veut dire un secours, un geste d’amitié, geste chaleureux d’un être humain à l’égard d’un autre être humain. Nous savons que les dons font les sociétés, nous savons le rôle du don dans toutes les sociétés, non seulement traditionnelles mais aussi actuelles : le don fait partie de la condition humaine et est bien enraciné dans les attitudes religieuses.

Ainsi donc l’ordre, l’utilité et le don dominaient la réflexion politique sur la pauvreté à l’époque moderne. Par contre si on dresse un aperçu historique rapide, on peut dire que dans les sociétés médiévales, le pauvre a sa place, il a sa place dans la division du travail. Un saint, un moine savant déclare que le Bon Dieu aurait pu faire qu’il n’y ait que des riches, mais il n’a pas voulu, il a fait aussi des pauvres, parce qu’on en a besoin : les riches, autrement, ne trouveraient pas de justification de leur propre existence. Donc, d’une certaine façon, le pauvre a sa place dans la division du travail. De la façon la plus courte, on peut dire que la société médiévale, dans son discours officiel, aimait les pauvres. Les sociétés modernes, les sociétés de la première modernité aux 16ème et 17ème siècles, condamnent la mendicité, enferment les pauvres et cherchent à pousser les pauvres vers le marché du travail. On peut dire que les sociétés modernes ont peur du pauvre. Dans les chansons anglaises, que les mères chantent pour endormir leur enfant, un des motifs très fréquents c'est la peur du vagabond, ou la peur du pauvre. « Fais attention mon enfant, dors bien, moi je prends soin de toi, je ne laisserai pas entrer le pauvre dans notre maison ». La peur des pauvres c’est la nouvelle caractéristique de la société moderne. Enfin, dans les sociétés contemporaines, on peut penser que le chômage de masse et la crise du salariat incitent à exclure le pauvre ou, du moins, à accepter l’exclusion du pauvre.

Cette caractéristique générale n’empêche qu’à l’intérieur de chaque société et à chaque époque, il y a côte à côte le regard charitable - le regard d’amour à l’égard du faible et du pauvre - et le regard de haine et de crainte. Il y a le regard du mépris et de crainte dans les sociétés médiévales à côté de St François d’Assise. Il y a le regard charitable dans les sociétés du 16ème ou du 17ème siècles (les grandes confréries qui aident les pauvres par un mouvement du cœur) à côté de la répression. Et il n’y a pas de doute que, dans nos sociétés, le fait que nous parlons des exclusions, que nous sommes conscients de l’importance du phénomène de l’exclusion, que nous pouvons penser la pauvreté en termes du Quart Monde, est la preuve d'une volonté de travailler pour la réintégration des pauvres dans la société.

Ainsi, il me semble qu’il est important de voir la complexité des attitudes au sein de chaque société et de comprendre aussi que les différentes attitudes s'inscrivent dans une certaine histoire. Il était plus facile de répondre aux problèmes des pauvres dans une société stable avec un essor démographique limité et peu d’immigration. Dans ces sociétés stables comme, par exemple, au 13ème siècle, il y avait des structures qui répondaient de bonne façon aux besoins des pauvres. Mais ces structures-là étaient incapables de faire face à la situation des crises qui se sont présentées : la crise du 14ème siècle a brisé l’équilibre précédent. Quand il y avait une crise, aucune structure existante n’était capable d’y répondre. Ainsi donc, dans une société normale, on peut dire que quand on n’avait pas besoin de grands secours les institutions charitables fonctionnaient sans problèmes ; en situation de crise on avait besoin de plus grands secours, or ceux-ci étaient insuffisants et la crainte et la haine du pauvre prenaient le dessus.

Dans la société chrétienne du Moyen Age ce sont les adeptes de la pauvreté volontaire qui étaient l’objet du respect. L’Eglise qui représentait les pauvres auprès des riches acceptait que certains ordres prônent la pauvreté comme condition nécessaire de toute recherche de la vie selon l’Evangile. A coté de pauvreté que l’on pourrait appeler héroïque, il y avait aussi une catégorie de victimes de la mauvaise fortune qui espéraient d’être secourues à la maison – c’est la catégorie des pauvres honteux, la clientèle naturelle des associations charitables. Et il y avait aussi la catégorie des pauvres qui mendiaient : l’attitude à leur égard était ambiguë. On devrait les secourir par l’amour de Dieu et en même temps on les craignait. On justifiait la méfiance à l’égard des mendiants par le fait qu’ils se soustrayaient des exigences de leur statut et ne travaillaient pas. Dans l’attitude médiévale il y a une double façon de voir la pauvreté : en tant qu’une affliction et en tant qu’une valeur.

Dans la société médiévale les pauvres étaient aussi considérés comme facteur de la contestation sociale. Les pauvres pouvaient se révolter contre leur condition sociale. Un agitateur social qui est apparu dans la région de Londres à la fin du 12ème siècle, Guillaume Longuebarbe déclarait : « Je suis saveur des pauvres [...] Il vient le temps où je séparerai le peuple humble du peuple superbe et perfide. » En face d’une telle contestation de révolte, Saint François d’Assise proposait un autre modèle qui, tout en contestant l’ordre social fondé sur la recherche de la richesse terrestre, proposait un choix volontaire de la marginalité. A coté de la pauvreté dangereuse apparaissait ainsi une pauvreté apprivoisée.

La peur du pauvre apparaissant à la fin du Moyen Age était liée au phénomène de la pauvreté de masse, à cette Massenarmut étudiée par l’économiste allemand Wilhelm Abel. La pauvreté de masse est dramatique, accompagnée par la famine, prenant la forme de l’extrême pauvreté, à l’état le plus exacerbé.

Ce sont les crises du 14ème siècle et les crises du 16ème siècle qui amènent une prise de conscience du danger. Des masses de paysans viennent vers les villes au moment de la crise alimentaire : c’est dans les villes qu’il y a des provisions, il n’y en pas à la campagne. C’est la misère rurale qui éclate et la ville avec ses structures d’assistance occasionnelle est incapable d’y répondre. La décomposition de la société rurale amène une situation explosive. A la fin du 17ème siècle, aussi bien Vauban en France que Gregory King en Grande-Bretagne déclarent que la moitié de la population (près de 47 % selon King; plus de 40 % selon Vauban) sont des pauvres. Des pauvres qu’on doit secourir, qui n’arrivent pas à vivre de leurs propres moyens. Ainsi, le problème se pose : comment répondre à cette pauvreté de masse ? D’abord on dit : il faut laïciser l’assistance, parce que l’assistance dans les mains de l’Eglise ne permettait ni de surveiller l’utilisation - la bonne utilisation - des fonds, ni de punir le pauvre, de l’inciter à travailler. Ce changement se fait à l’aube de l’époque moderne, avant la réforme protestante. Avec la réforme protestante, l’Eglise se trouve ainsi privée d’un des titres dont elle pouvait se réclamer pour son rôle dans la société.

Dans les livres de comptes des marchands italiens, aux 14ème et 15ème siècles, il y a toujours une rubrique "pour Dieu", plus exactement un compte de « Messer le Bon Dieu » (Conto di messer Domeneddio). Dans le capital des sociétés commerciales italiennes il y avait de cette façon un fonds pour les pauvres. En considérant les pauvres comme associés, les marchands italiens cherchaient à trouver une justification morale de leur propre richesse. Le patrimoine ainsi créé devait nourrir les pauvres et était géré par l’Eglise, par les ordres religieux, et soutenait en premier lieu les ordres mendiants. La laïcisation, la municipalisation, l’étatisation ensuite de l’assistance sociale devait mettre le soin des pauvres dans les mains des autorités civiles, des autorités laïques. La réforme de l’assistance mettait en place une organisation, mais à l’origine même de cette organisation il y avait un facteur d’exclusion : on obligeait les pauvres qui demandaient des secours de porter un signe, une croix jaune ou un signe du pauvre, cela dépendait du pays ou de la ville : comme les lépreux devaient porter un signe, comme le juif devait porter un signe, comme l’hérétique devait porter un signe, le pauvre devait être aussi stigmatisé. En fait, c’était une exigence technique pour qu’il puisse obtenir un secours, il fallait qu’il ait une sorte de pièce d’identité du pauvre, mais cette pièce d’identité du pauvre était en même temps stigmatisante, excluante.

Dans les chantiers de travail que l’on organisait pour les pauvres, on introduisait le gibet. Pourquoi ? Pour que le gibet rappelle « si tu ne travailles pas, tu seras puni ». Dans les grandes manufactures, on obligeait à travailler. Parfois, il ne s’agissait pas de créer de l’utilité, mais il s’agissait d’exiger le travail. Une des descriptions du 17ème siècle présente une maison où on enfermait les pauvres comme un chantier où les pauvres devaient travailler, comme sur un chantier, en vidant l'eau des caves. Les caves étaient toujours pleines d’eau : il y avait des tuyaux spéciaux qui amenaient de l’eau dans les caves pour qu’il y ait de quoi vider et pour que les pauvres puissent avoir toujours du travail.

Cette pratique d’enfermement du pauvre et de l’imposition du travail forcé et inutile fait partie de l’héritage européen, elle devrait se trouver côte à côte avec la tradition de charité dans notre mémoire collective. Le problème du Quart-Monde doit avoir une dimension historique contradictoire.

Un médecin, à la fin du 18ème siècle, en décrivant sa société, a utilisé une phrase très révélatrice. Il dit : « Il y a des pauvres dans un Etat à peu près comme des ombres dans un tableau : ils font un contraste nécessaire dont l’humanité gémit quelquefois, mais qui honore les vues de la Providence.[...] Il est donc nécessaire qu’il y ait des pauvres, mais il ne faut point qu’il y ait des misérables : ceux-ci ne sont que la honte de l’humanité, ceux-là au contraire entrent dans l’ordre de l’économie politique. Par eux, l’abondance règne dans les villes, toutes les commodités s’y trouvent, les arts fleurissent. » Dans cette société de la première industrialisation, le pauvre c’était le prolétaire, on en avait besoin, mais le misérable était un être dangereux, un être qui brisait l’équilibre. Je crois que si nous nous plaçons deux cents ans plus tard, il ne faut pas seulement s'appuyer sur le sentiment de la responsabilité que nous éprouvons en tant qu'êtres humains à l’égard de nos frères et nos sœurs qui se trouvent en misère, mais il faut aussi avoir recours à cet argument politique de la peur. Vous savez très bien que dans la politique, l’espérance compte beaucoup, mais la peur compte encore plus. Donc, il ne faut pas hésiter à dire que le scandale de la pauvreté - pour le dire dans un autre langage, celui de notre siècle, le scandale de la grande pauvreté, de la misère extrême - ce scandale-là est dangereux pour le monde, et c’est la raison pour laquelle les sociétés politiques doivent s’en occuper.

Dans l’histoire moderne le pauvre prend d’abord la figure du prolétaire de nos villes industrielles. Il est significatif que l’on n’hésite pas à associer le travail au crime et on met dans une perspective commune les « classes laborieuses » et les « classes dangereuses » dans le paysage social de l’Europe industrielle du 19ème siècle. Le prolétariat cède peu à peu la place à la classe ouvrière qui s’intègre à la société. Ce n’est plus le travail mais le manque du travail qui structure l’exclusion.

A notre époque le problème de la grande pauvreté est intimement lié à la crise du travail ou plus exactement à la nouvelle formule du monde du travail et la nouvelle place du travail dans la vie moderne. Ce qu’on appelle la disqualification sociale. Le fait que les hommes et les femmes ne trouvent pas de place dans la vie organisée selon le travail a des conséquences sociales et psychologiques. Le chômeur n’est pas seulement un homme qui n’a pas du travail, c’est un homme qui n’a pas de place dans la société ; l’exclusion n’est pas le résultat d’une volonté d’un gouvernement, des autorités, mais, dans ce cas-là, elle devient une décision prise par la société elle-même. Ce n’est pas celui qui ne travaille pas, qui est responsable du fait qu’il ne trouve pas d’emploi, c’est une responsabilité collective d’une société qui n’arrive pas à répondre aux défis majeurs.

Ainsi, si nous regardons cette longue suite de différentes réactions au problème de la grande pauvreté, nous pouvons y voir aussi bien des actes d’amour du prochain que des actes de répression. Mais à mon sens, et c’est aussi un des résultats de ma réflexion d’historien, le véritable problème c’est de revenir à la notion de la dignité de l’homme, de la dignité de l’homme pauvre, des droits de l’homme et des droits des hommes pauvres. Si on revient à ces deux notions, je crois qu’on sera sur le bon chemin pour proposer un programme par lequel la détresse des exclus et laissés-pour-compte pourrait disparaître de l’horizon de l’Europe moderne et du monde moderne.

Bronislaw Geremek

Historien, ancien ministre des affaires étrangères de Pologne.

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