Atelier 2 : «Performances économiques et développement humain : quelles convergences, quels conflits ?»

Marjorie Jouen

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Marjorie Jouen, « Atelier 2 : «Performances économiques et développement humain : quelles convergences, quels conflits ?» », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 27 octobre 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4868

Notre atelier avait pour thème « L’entreprise et l’insertion des personnes les plus défavorisées dans le monde du travail. »

Plusieurs projets innovateurs au sein d’entreprises nous ont été présentés : des expériences de réinsertion professionnelle des plus pauvres en Belgique et aux Pays-Bas suivies par Gustave Bruyndonckx et Stan Leyers, le projet d’insertion de Tefal présenté par Paul Rivier, les stratégies de partenariat local mises en place par l’entreprise Ondeo, fournisseur d’eau potable dans plusieurs pays du Sud présentées par Gérard Payen. Nous avons écouté aussi Jana Lednichka de Slovaquie dont le centre CEPAC soutient des chômeurs ayant des idées novatrices pour leur permettre de créer leur propre entreprise.

Les débats qui ont suivi ces interventions ont été très riches. Nous avons appliqué la démarche prospective proposée. Nous avons ainsi déterminé des tendances négatives ou positives et les acteurs potentiels. Nous avons essayé ensuite d’en déduire quelques recommandations ou pistes pour l’avenir.

1. Les tendances négatives

Dans l’entreprise, nous voyons apparaître de plus en plus la standardisation des procédures, le travail temporaire et les emplois de courte durée. Les décisions de fusion, d’acquisition, de fermeture et de licenciement s’accélèrent. La pression financière s’est accrue et la demande de rentabilité devient de plus en plus forte. Une entreprise dont le dirigeant et le personnel ont pour projet d’accueillir favorablement et d’insérer dans le temps une personne en difficulté ou particulièrement défavorisée, doit pouvoir compter sur de bons résultats financiers. Elle pourra ainsi définir une stratégie à moyen et long terme pour ce projet sans devoir subir en même temps une pression constante de la part de ses actionnaires. Nous avons donc considéré qu’il s’agit d’une condition nécessaire pour la réussite d’un projet d’insertion au sein d’une entreprise.

L’éloignement géographique des centres de décision nous semble aussi une tendance négative. Car, dans les sièges sociaux, les dirigeants des multinationales prennent des décisions qui ne sont pas toujours comprises par ceux qui en subissent les conséquences et travaillent à des kilomètres de là.

Nous avons constaté que la désindustrialisation avait pour conséquence la diminution des emplois non ou faiblement qualifiés dans l’industrie, et donc l’offre de postes pour des personnes en difficulté. En parallèle, de nouveaux emplois apparaissent dans le secteur des services, mais des diplômes à haut niveau sont de plus en plus requis lors de l’embauche.

De manière aggravante, les conditions de travail sont plus stressantes et on note une moindre tolérance pour accompagner les personnes plus lentes à s’adapter à leur nouvel emploi. Une plus grande mobilité est demandée aux travailleurs. Face à cette exigence, les personnes qui ont du mal à s’insérer dans la société ou qui ont besoin d’un temps d’adaptation plus long rencontrent davantage de difficultés pour changer d’emploi fréquemment et pour devenir polyvalentes.

Dans l’environnement de l’entreprise, le chômage massif qui semble à nouveau revenir, de manière conjoncturelle nous l’espérons, est aussi une tendance négative. En effet, cette évolution réduit les opportunités d’emploi offertes aux plus défavorisés. Ces personnes sont souvent les premières visées par les mesures de licenciement. La concurrence entre les chômeurs augmente et les plus motivés ou les plus qualifiés auront davantage de chance d’obtenir les postes vacants.

Des conditions sociales difficiles comme la persistance de logements insalubres ou la pénurie de logements sociaux ne facilitent pas non plus l’intégration des personnes dans le monde du travail.

L’individualisme croissant qui caractérise de plus en plus nos sociétés nous semble également être une tendance négative : l’individu n’est plus entouré par une communauté qui le motiverait tant vers le travail que vers l’insertion dans la vie locale. Or, nous avons remarqué que l’accompagnement collectif joue un rôle très important. La socialisation se fait de plus en plus hors du travail, ce qui ne facilite pas les parcours d’insertion notamment dans les milieux urbains. Nous avons constaté que jusqu’à présent cette question était très peu discutée ou, du moins, que nous ne savions pas encore quelle stratégie mettre en place pour répondre à cette évolution problématique car elle aggrave l’exclusion sociale.

2. Les tendances positives

Dans l’entreprise, une gestion plus fine du personnel voit le jour. Les dirigeants sont plus ouverts aujourd’hui aux données prévisionnelles : ils admettent qu’il faut anticiper le remplacement du personnel vieillissant et la formation des agents en lien avec les perspectives futures du secteur. Ils prennent parfois de véritables paris pour l’entreprise comme la décision de s’engager dans l’accompagnement et l’insertion de personnes en grande difficulté. La diversification des parcours de formation explique ce développement nouveau.

Le travail en équipe, sur le principe du « toyotisme », se développe et favorise la mise en place de projets d’insertion à petite échelle au sein de l’entreprise.

Les entreprises tiennent compte de plus en plus des facteurs humains et de la diversité des cultures ou des formations qui s’avèrent être un atout supplémentaire pour la performance de l’entreprise et pour lui permettre d’innover.

Les choix stratégiques deviennent plus pragmatiques que par le passé. Par exemple, Ondeo a décidé de confier un travail de sous-traitance à des associations locales employant des chômeurs. Cette volonté de travailler avec les associations et les communautés de quartier, s’est révélée particulièrement pertinente en termes d’efficacité et de rentabilité. En fournissant du travail par des intermédiaires locaux, Ondeo a permis à ses clients de garantir le paiement de leurs factures d’eau.

Dans l’environnement de l’entreprise, il peut paraître surprenant de citer la mondialisation dans les tendances positives. Pourtant, nous pouvons dire que nous avons basculé dans une nouvelle phase de la mondialisation. L’idée est maintenant de plus en plus reconnue qu’une régulation de la mondialisation est nécessaire et possible. Ainsi, certains thèmes relatifs à la qualité de vie et aux droits sociaux ainsi que la réflexion en matière de charte sociale viennent à l’ordre du jour.

De manière tout aussi provocante, nous avons inscrit le chômage massif. Certes, et sans aucun doute c’est d’abord un problème, mais, dans un second temps, il faut reconnaître que la montée du chômage de manière conjoncturelle a un effet révélateur positif. Elle nous fait perdre l’illusion que tous les problèmes peuvent être réglés grâce à une croissance économique forte. Or, la croissance ne parvient pas à résoudre tous les problèmes rencontrés par les personnes défavorisées face à l’accès à l’emploi. L’augmentation du chômage attire à nouveau l’attention sur ceux qui n’ont pas bénéficié de l’embellie des dernières années et oblige à recentrer les actions sur ces personnes les plus défavorisées avec des programmes mieux adaptés à cette population. De ce point de vue, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un chantier inachevé et sur lequel il faudra revenir dans les prochains mois et années. Cependant, la pratique en matière de lutte contre le chômage a progressé au cours des dix dernières années et le traitement individuel des chômeurs s’est répandu. Il devrait se généraliser encore à l’avenir et permettre à davantage de personnes de se réinsérer.

Les entreprises exercent de moins en moins leurs activités de manière isolée ; elles participent à des réseaux et comparent leurs performances, y compris sociales. Au niveau national ou local, ou par secteur, des chartes sont élaborées et appliquées. Nous sommes mieux sensibilisés au bénéfice que l’on peut retirer autour du partage des expériences.

3. Les acteurs

Nous aurions pu croire qu’il était facile de répondre à la question en citant seulement les entreprises. En fait, nous avons relevé beaucoup d’acteurs autour et à l’intérieur de celles-ci. On peut énumérer notamment la direction de l’entreprise, son personnel, le comité d’entreprise, le conseil d’administration et les actionnaires, les syndicats, les associations d’entreprises, les entreprises de travail temporaire, les jeunes cadres, les instituts de formation, les communautés et les autorités publiques locales, les médias, les organisations internationales (OMC, BIT, etc.) et l’Union européenne.

Les communautés et les autorités publiques locales nous semblent être des acteurs majeurs en matière de lutte contre l’exclusion. L’intégration et l’ancrage local sont déterminants pour définir non seulement une stratégie de réinsertion professionnelle mais aussi une stratégie plus large de négociation entre l’entreprise et ceux qui soutiennent les personnes les plus défavorisées, parfois hors de leur travail.

Concernant le personnel de l’entreprise, les témoignages ont beaucoup insisté sur le fait qu’il devait être préparé à accueillir des personnes ayant une productivité plus faible. Une formation s’avère nécessaire tant pour l’accompagnement de la personne sur le lieu de travail que pour un suivi à l’extérieur de l’entreprise.

4. Quelques pistes et recommandations

Il nous paraît évident qu’il faut renverser les tendances négatives et promouvoir les tendances positives. De manière plus opérationnelle, deux options sont possibles : soit changer les règles ou tenter de les normaliser, soit agir à la marge. On peut choisir l’une d’entre elles, mais probablement elles doivent être menées de front.

Nous remarquons que nous agissons souvent à la marge, faute de pouvoir attaquer de front les obstacles. Pour autant, dans notre atelier, nous étions d’accord pour dire que la marge s’avère être un bon exemple : elle montre qu’une expérience est possible et c’est tout à fait essentiel de continuer à le mettre en évidence.

Les pistes que nous avons envisagées sont les suivantes :

1. Sécuriser les emplois et leur donner des perspectives d’évolution à moyen terme.

2. Accompagner lors de l’insertion dans l’entreprise mais aussi à la sortie. En cas de licenciement, il faut éviter que la personne ne rentre dans une spirale négative. Un gros travail de réflexion et d’action serait à entreprendre sur l’accompagnement à la sortie de l’entreprise.

3. Nous pensons qu’il faut impérativement donner un contenu concret aux chartes : c’est-à-dire mieux les définir du point de vue des acteurs et de leurs responsabilités, évaluer précisément les résultats des programmes entrepris. Il faut décliner le droit au travail inscrit dans la charte.

4. En matière de formation, les efforts doivent être poursuivis pour les personnes qui cherchent à réintégrer le monde de l’entreprise. Nous insistons particulièrement sur l’importance de la formation des personnes qui devront accueillir dans l’entreprise des personnes ayant des difficultés d’adaptation.

5. Il est important aussi d’enraciner au niveau local le projet ou la démarche d’une entreprise.

6. Il faut enfin comprendre que le temps défini au sein de l’entreprise et celui que connaît la personne en parcours d’insertion sont très différents. L’entreprise doit donc, à un moment donné, accepter de ralentir son rythme pendant cette période d’adaptation. Des intermédiaires seront sans doute nécessaires pour opérer cette déconnexion.

Marjorie Jouen

Conseillère au Groupement d’études et de recherches « Notre Europe »

CC BY-NC-ND