Lettre de Bouaké

Simone Viguié

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Simone Viguié, « Lettre de Bouaké », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 01 May 1998, connection on 25 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4892

« Ces pages sont la réalité d'une vie, qui aurait pu être intenable, mais que l'amitié et la confiance ont fait surgir, pleine d'humanité. Nous avons cheminé ; ensemble, partagé, transformé. Des hommes en détention, des hommes en responsabilité dans le pays, des hommes, des femmes venus « d'ailleurs », ont rendu possible ce qu'on n'aurait pas cru espérer. Nous avons uni nos efforts dans cette conviction que tout homme est un homme, « SRAN GBA TISRAN », dit-on en baoulé. Le père Joseph Wresinski aimait dire que tout homme est une chance pour l'humanité. Nous en avons fait ensemble l'expérience et nous en sommes fiers. A preuve, j'ai été agréablement surpris par l'amitié que m'ont témoignée des anciens du camp pénal, l'année dernière à Ouagadougou, au Burkina Faso, lors de l'inauguration de la dalle africaine (sœur de celle du Parvis du Trocadéro à Paris) scellée sur le monument de Manéga ».

Oguié Jean-Baptiste Anoman

Membre de la Chambre constitutionnelle, Conseiller à la cour suprême de Côte d'Ivoire, Membre du conseil d'administration du Mouvement international ATD Quart Monde.

J’ai connu le père Joseph Wresinski en 1971 lors d'un chantier d'été au siège d'ATD Quart Monde et j'ai voulu entrer dans le Mouvement. Mais cela n'a pas été possible car ma congrégation avait besoin de moi à Abidjan…

En 1979, j'ai à nouveau rencontré le père Joseph alors qu il venait visiter la prison d'Abidjan où je travaillais : il est entré, a rencontré les gens dans les diverses cellules Il n’a rien dit mais s'est trouvé mal !... Il a fallu le ramasser, l’allonger, le gifler pour le ramener à lui. Un détenu a prêté son gobelet, et nous lui avons fait avaler des gouttes d’heptamyl avec de l'eau sucrée. Il est resté allongé un moment. J'ai senti que ce milieu qu'il découvrait rentrait dans sa vie. La souffrance qu'il percevait devenait sienne. L’espoir qu'il sentait devenait lui.

J'ai pensé que ce milieu carcéral, avec toutes ces blessures des familles, devait absolument être porté par le Mouvement ATD Quart Monde : c'est ce qui m'a fait arriver à Méry en 1980. Là, ainsi qu'à Herblay et Noisy pendant deux ans, j'ai eu la chance d'habiter auprès des familles du Quart Monde.

Le père Joseph, un homme lui aussi venu « du fond » luttait pour que chacun soit reconnu dans sa dignité et que le monde en soit transformé, y compris dans la dimension du beau et par cette dimension du beau. Au départ je ne voyais pas en quoi cela changeait la vie de l'homme. Puis je l’ai senti au milieu des familles. J'ai vu combien elles apprécient et respectent les belles choses, et aiment en créer !

Les gens restent pauvres quand ils n'ont entre les mains que des objets pauvres. Les gens quittent la pauvreté le jour où ils sentent qu'ils pourraient toucher des choses plus riches que celles dont ils disposent.

(...) C'est cela que je veux dire pour les familles du camp (de Noisy-le-Grand). Plus nous pourrons faire pour qu'elles soient dans la dignité, dans la beauté, plus elles auront le désir de partir. Parce qu'elles auront fait l'expérience d'un mieux. (..) Le Foyer féminin, dont les gens me disaient qu'il était bien trop beau pour ces femmes, est un des moyens pour elles et pour toute leur famille, de vouloir plus. C'est pour cela que nous l'avons voulu si beau.

Père Joseph Wresinski, 1962. Écrits et paroles. Editions Saint Paul - Quart Monde, 1992

Après ce temps de formation, j'ai demandé au Ministère de la Santé de Côte d'Ivoire, par l'intermédiaire d'amis et avec l’accord du père Joseph, si je pouvais recevoir une affectation pour le camp pénal de Bouaké.

A mon arrivée, en 1982, il n'y avait pas, au dire des sens du pays, pire lieu... Des mamans m'ont dit : « Quand ton enfant rentre là-bas, tu sais que tu ne le verras plus sur cette terre. » Cela m'a fait un choc.

Quand les portes du camp pénal se sont ouvertes, il n'y avait pas un brin d'herbe sur cette terre ocre... Il n'y avait que des hommes et nous, avec nos mains, nos têtes nos cœurs. Les mains vides, avec tous les hommes du camp et les autorités de l'époque, nous avons voulu relever le défi et prouver qu'on peut croire en la vie.

Nous avons eu l'aide des autorités. En arrivant à Bouaké, j'ai retrouvé dans la rue, un ami d'Abidjan, affecté au camp pénal. Ce dernier a proposé de m'accompagner saluer les autorités de la Justice, à Bouaké. C'est une marque de respect de saluer ceux qui ont la responsabilité des services où l'on travaille. Il m'a donc accompagnée saluer M. N'Guessan, le régisseur du camp. Puis ce dernier m'a présentée à chacun et, entre autres, à M. Anoman, procureur général. Nous avons cherché à collaborer au mieux. Lui disait qu'il avait besoin de moi... Mais ce qui est sûr, c'est que moi, j'avais besoin de lui et d'eux tous pour tenir et durer dans un lieu pareil !

Il y avait aussi Gabriel, chef de cour, appelé Tchomo dans le milieu. Il était reconnu par l'administration et était le porte-parole de ses frères détenus : c'était leur leader. Ils retrouvaient en lui une certaine force, et avaient pour lui du respect. Gabriel était résolument pour ceux qui n'avaient pas de défense, et se sentait responsable de « ce petit bout de femme » qui entrait là !... Nous devons beaucoup à Gabriel, dans la marche que nous avons pu faire ensemble, et dans l'espérance qui s'est bâtie, pas à pas.

« La misère ne se crie pas, elle se découvre » : chaque jour je découvrais...

A l'infirmerie du camp, tout ce qui touchait la santé me concernait. Bien sûr, il y avait les comprimés à distribuer et la visite du médecin ! Mais toute cette vie qui allait sortir de leurs mains allait aussi devenir santé. En créant la beauté, ils allaient réaliser leur « humanité », et leur corps s'en porterait mieux.

Pour faire cela, on n'a pas beaucoup réfléchi, on a avancé avec la vie, les événements. On a commencé avec trois fois rien, ensemble.

En tant qu'infirmière, mon premier souci a été l'infirmerie. Le temps de choisir le bâtiment du fond du camp pour l'infirmerie, de retenir une dizaine de volontaires parmi les nombreux détenus qui se proposaient pour aider au soins des malades, et nous voilà à rendre la pièce propre… et, pourquoi pas, belle ? J'ai ouvert le seul bagage apporté : « Tout homme a une valeur fondamentale, inaliénable, qui fait sa dignité d'homme. »1 Nous avons choisi l'endroit du mur où peindre cela en évidence, puis repéré dans la cour qui pouvait faire ce travail ; et voilà les options de base inscrites sur nos murs ! Elles ralliaient tout le monde, détenus et surveillants : ils venaient les relever sur un bout de papier et les emportaient. Cela a été le premier geste de santé ! Bien sûr, en même temps, nous avons organisé la santé pour que ce corps qui est pour la vie, le devienne réellement petit à petit.

Mais la santé du corps n'est pas tout. Être en milieu carcéral dix ans, vingt ans, ou plus ! Attendre quoi ? Comment recueillir la richesse de la vie de ces hommes ?

Le père Joseph avait coutume de dire aux familles du Quart Monde : « Vous êtes les premiers responsables de votre libération. » « Aidez-moi à vous aider » disait aussi M. Anoman aux hommes du camp.

Si ces hommes ne s'étaient pas mobilisés eux-mêmes pour bâtir leur vie autrement, qu'est-ce qu'un étranger aurait pu y changer ?

Il a plu aujourd’hui et l’air frais nous a fait du bien. Pendant toute la journée, j’ai pensé aux enfants que je côtoie depuis maintenant un mois. Dans quelques heures, j'irai les rejoindre, je lirai quelques livres avec eux pendant quelques instants, puis je m'en irai. Ils se replongeront alors dans leur vie. Et moi, que deviendrai-je après ? Auront-ils une petite pensée pour ce que je leur ai lu ? Ne serai-je pas comme une étoile filante qui les pousse à formuler des vœux ? Je les aide à s'infiltrer dans mes pages et à voyager partout. Je pense que ce sont les seuls instants où ils peuvent choisir, choisir d'incarner tel ou tel personnage. Et, comme toute répétition, ils quittent les personnages que j'emporte avec moi. Il arrive des moments où ils veulent rester longtemps dans leur rôle et où ils usent de tous les moyens pour me retenir encore. « Madame, permettez-nous de revoir les premières pages. » synonyme de (est-ce qu'ils voulaient dire ?) : « Laissez-nous encore rester dans notre rôle. »

Anah Anayibe, La cour aux cent métiers, Ouagadougou, Burkina Faso.

Vamara a été le premier à constater que chez nous, beaucoup d'hommes ne savaient ni lire ni écrire. Avec lui, Levis, Koffi et Nuno ont décidé de partager leur savoir lire et écrire. Et c'est ainsi qu'est né le Club du Savoir, dont Vamara a été le premier responsable. Pour l'alphabétisation, au début, on a peint un mur en noir, comme tableau. Les participants s'asseyaient à même le sol, soit dans la cellule, soit dehors sous des tentes faites avec des sacs de riz vides.

Nous n'avons pas inventé ce terme de « Club du Savoir », mais il est sorti dans le langage, quand la vie disait cette réalité : « Tout est né d'une vie partagée. » Les choses avançaient simplement avec la vie, dans une certaine trajectoire, à partir des personnes : de la réalité et de leurs rêves, de ce qu'elles faisaient ou avaient envie de faire. Chacun était attentif, essayait de découvrir ce qui commençait à sortir, les qualités de chacun, ce qu'il savait faire. Il y avait des personnes : eux, nous ; des possibilités qui se faisaient jour, et le Mouvement qui nous poussait. Peut-être avons-nous dit Club du Savoir quand, la réalité ayant pris corps, nous pouvions en être fiers et que les autorités pouvaient le considérer comme un honneur pour leur service ? C’est en tout cas ce que nous avons senti avec Proverbes en liberté.

Un jour, l'un a dû suggérer : « Et nos proverbes ? » Tous les matins, ils en écrivaient un sur le tableau de l'infirmerie. Ce serait bien dommage de les perdre ! D'où cette idée de faire un petit livre Proverbes en liberté. Ils ont dit que ce sont les vieux qui connaissent le mieux les proverbes. Ainsi, pendant plus de six mois, ils ont écouté les proverbes près des plus vieux du camp. Ils les ont écrits, sélectionnés, traduits en français...

Trois mouches sont sur un éléphant :

La première est sur le dos. Elle dit : « L'éléphant ? C'est une montagne ! »

La seconde est dans l'oreille. Elle dit : « L'éléphant ? C'est un trou ! »

La troisième est sur la queue. Elle dit : « L'éléphant ? C'est une ficelle ! »

Ce livre, c'était notre premier geste de fierté, de dignité devenant public, avec l'accord des autorités de l'époque : M. Aka Noba, procureur de la République et M. Anoman, procureur général. Ce fut un temps merveilleux de dynamisme Chaque avancée partait d'une rencontre.

Nous avons d'abord été poussés par Michel, un cadre de l'usine de pagnes de Gonfreville, et des amis à lui. Ils avaient le souci de ne pas me laisser seule au camp. Michel avait tout de suite compris le sens de notre présence, et l'importance du regard. Un jour, il m'avait dit ; « Si tu veux que les gens changent de regard sur les prisonniers, faites de belles choses. Ce qui est beau rassemble tout le monde. »

Nous cherchions comment faire la couverture de ce livret, François Veyrie, un ami sensible à cette création qui commençait de jaillir dans nos murs, a passé une matinée avec nous, à l'intérieur, avec les jeunes détenus. Et avec son cœur et par sa main est sortie la couverture que vous connaissez ! Tous s'y sont reconnus et ont dit : « Oui, c'est ça. »

C'est au cours d'un repas entre amis que j'ai rencontré Étienne Hainzelin. Je lui ai parlé des proverbes que les jeunes détenus étaient en train de recueillir : « Nous aimerions bien en faire un livre, illustré par eux. » Il a trouvé l'idée formidable et a mobilisé tous ceux qui ont fait que cela soit possible. Ils étaient très heureux de le faire ; Ivoiriens et expatriés. Il est important que les gens soient heureux dans ce qu'ils font, que chacun y trouve un bonheur. C'est une dimension importante de notre être. La beauté, le bonheur, ne sont-ils pas liés ? Quand quelqu'un est heureux, il trouve en lui un espace que nous cherchons tous mais ne trouvons pas toujours...

M. N'Guessan, régisseur du camp, nous encourageait. Il a bien voulu faire la préface de ce petit livre et des amis de Bouaké ont soutenu sa sortie.

Vers mai 1983, nous avons fait la première fête au camp. Le régisseur, le procureur de la République, le premier président du Tribunal, le procureur général, suivaient avec intérêt et sympathie. La fête, c'était un peu un défi, tout comme le premier bananier que nous avons planté au soir de cette fête : un pari sur l'homme, sur la vie. Du jamais vu „. Depuis, nous en faisons chaque année, et même le 17 de chaque mois, où nous fêtons « la dignité de tout homme ». Le 17 janvier 1997, nous avons été honorés de la présence de l'actuel procureur de la République : les scènes mimées par l’équipe de théâtre l’ont bien fait rire, tout comme ont ri ceux qui étaient présents lors de la première fête.

Le prêtre de notre paroisse, Kouassi Maurice, devenu maintenant évêque d’Odienné, était parmi les premiers invités. Il avait demandé ce qu’il pourrait nous apporter pour participer à la fête. Les hommes du camp avaient voulu un pied de bananier pour le planter en signe d’une vie qui commence et qui ne va plus s’arrêter. C’est Mouktar, qui l’avait planté et depuis les bananiers se sont multipliés. Mouktar, le premier jardinier du camp a planté aussi le cèdre de Méry-sur-Oise, devant la chapelle où repose le corps du père Joseph.

(…) Toute la création est crucifiée à la fois sur l'horizontale et sur la verticale. Dans toute la création, dans tout ce qui vit, il y a toujours les opposés : la chose conditionnée et le miracle de l'inconditionné. Une fleur qui pousse est ce miracle de l'inconditionné. Ce qui est conditionné, c'est qu'elle pousse mieux s'il y a de l'eau et qu'elle pousse moins bien s'il n'y en a pas. Mais cette fleur qui pousse, ce n'est pas un fait... c'est un miracle ! Les conditions qui permettent son épanouissement sont des faits. Mais le devenir de cet être vivant n'est pas un fait.

Karlfried Graf Dürckheim, Le centre de l’être, Albin Michel

« Les fleurs ne nourrissent pas l'homme disent certains. Il faut avouer que toutes les fleurs que nous avons plantées au départ, je les ai « piquées » dans le jardin de M. Anoman, avec sa complicité, bien sûr ! Eh bien chaque matin depuis 1983, depuis que je suis au camp et que les fleurs y fleurissent, je trouve un bouquet de fleurs sur ma table de travail. Tous les matins, ces hommes veillent à ce que j’aie le plus beau bouquet qui soit. Que pensent-ils en faisant cela ? Pourquoi ne laissent-ils pas passer un jour sans qu'il y en ait ? Ces fleurs poussent dans le camp. Ils les sèment, les repiquent, les arrosent, les regardent s’ouvrir. C’est de la vie. Tout ce qui est vie est lié à la beauté, à la santé.

Un jour, un homme avait trouvé qu'en jouant au fou, il n’était pas dérangé par les autres, puisqu'il leur faisait peur ! Il a accepté de faire une butte, d'y semer des aubergines, y a fixé son territoire : il les surveillait quand elles sortaient de terre, poussaient... et venait me chercher pour me montrer celles qui se formaient. Il m'en a donné pour manger. Ce jour-là, quelque chose était gagné et chacun a pu le constater dans son comportement. Cela, je l’ai vu de mes deux yeux.

Quelques mois après mon arrivée, Dabo est venu me montrer deux petites sculptures de bois faites avec un petit canif. C’étaient un homme et une femme rentrant des champs. Elles étaient très belles. Je lui ai dit : « Mais c’est formidable ce que tu fais là. » Dabo a été le premier sculpteur du camp. Quand le père Joseph nous a rendu visite, Dabo était fier de lui montrer les deux petites sculptures de bois. « Voilà ce qu'un homme peut faire avec deux bouts de bois qui traînaient, lui dit le père Joseph, n'est-ce pas formidable ? Vous êtes formidables ! » Qui avait déjà dit à quelqu'un mis à part, ici, « Vous êtes formidable » ?

Quand le père Joseph était venu, il avait pris les mains des uns et des autres, les avait mises l'une sur l'autre disant : « Ce n'est pas parce qu'on est en prison qu'on n'est pas homme ! » « Ensemble, on peut faire des choses fantastiques. » Le plus fantastique n'est-il pas que des hommes « d'en-haut », comme l'on dit en Côte d'Ivoire, rencontrent des hommes « d'en-bas », et s'émerveillent de ce qu'ils ont fait ? Un monde nouveau, à partir de là, ne commence-t-il pas à naître ? Un monde de plus d'humanité ? Il y a beaucoup d'hommes qui ne peuvent pas faire grandir ce qui est en eux. Je suis toujours étonnée de la qualité des choses qu'ils créent, qui sortent de leurs mains. Ce qu'ils font sortir de leurs mains, n'est-ce pas leur parole ?

La vie est tout entière contenue dans une réponse à une rencontre. La rencontre avec l'« autre » qui est soi-même, et chaque instant du temps nous offre la possibilité d'une rencontre à travers une parole, un geste. Une seule condition est requise : être attentif. Alors s'éveille en nous une perception nouvelle, plus fluide, plus subtile, qui crée des rapports nouveaux entre les êtres et les choses.

Karlfried Graf Dürckheim, in Jeanne Guesné, La Conscience d'être, Arista

Quant à notre statue, Notre-Dame-de-Tout-le-Monde, et à sa place dans la basilique Notre Dame de la Paix, à Yamoussoukro2, c'est une folie qui nous a attrapés.

La basilique, elle est belle, des gens du monde entier y défilent. Pourquoi n'y aurait-il pas là quelque chose de beau, fait par les hommes du camp ? On ne savait pas trop quoi. L'idée s'est enracinée en nous, pour germer en temps opportun, quand Mme Oble est devenue ministre de la Justice. Comme son prédécesseur, elle nous rendait visite lors des rentrées judiciaires. Les prisonniers étaient très honorés par la visite de cette femme qui rentrait et les écoutait. Lors d'une visite, je me suis risquée à lui dire que les hommes du camp aimeraient offrir une statue pour la basilique. Elle a répondu : « Bien, faites-la ! »... A la visite suivante, nous avons fait une entorse au protocole, et bras dessus, bras dessous, nous sommes parties voir l'essai, une petite sculpture de vingt centimètres de la Vierge à l'Enfant. Le recteur de la basilique, le père Alexandre, l'a gardée comme échantillon. Puis Soro, Clément et Dagnogo en ont fait une deuxième d'environ un mètre. Là, nous avons compris que « Notre-Dame-de-Tout-le-Monde » risquait de prendre place dans la basilique. Et nous voilà partis pour la « vraie », d'un mètre soixante. Voyant le travail réalisé, notre ministre de la Justice a dit : « C'est beau ! On peut vraiment la mettre à la basilique. » Son accord nous a tous rendus heureux. Mgr Vital Yao a demandé le temps de consulter le conseil d'administration de la basilique ; puis le recteur a fixé au 2 février 1992 la date de son installation. Ce jour-là, nous sommes entrés par le grand portail, en procession : chrétiens, musulmans, animistes, autorités, anciens détenus, familles amies... Nous ne regrettions pas notre folie ! Dans ce haut lieu, Notre-Dame-de-Tout-le-Monde devenait présence de tous les « mis-à-côté », capable de rassembler les grands et les petits, les jeunes et les vieux, les savants et les illettrés, les gens de toutes cultures... Les visiteurs et pèlerins disent : « Il y a une Vierge à l'Enfant qui, de loin, sourit, et de très près, pleure. » Ainsi est la vie, l'histoire continue ! Chaque année, le premier dimanche de février, il est devenu tradition de nous y rendre en pèlerinage. Les familles aiment bien faire de ce jour une fête, leur fête.

En peinture, c'est d'abord Mathieu qui nous a montré son savoir : sa première peinture, sur un contre-plaqué, est un oiseau qui s'envole sur la mer, vers le soleil…

Là beauté détruit la honte et peut dire la souffrance : c'est le tableau en émaux de la maman devant son bébé mort. C'est la peinture de Yao, où une main s'agrippe fort à une branche pour ne pas couler !

Tout à fait au début, en 1982-1983, les cartes qu'ils dessinaient montraient des gens fatigués, malades, tendant la main ! Peut-être cela correspondait-il à la réalité qu'ils vivaient alors ? Mais l'espérance est entrée et a laissé pénétrer la lumière ! Leur intérieur s'est ensoleillé. Quand François Veyrie venait, il aimait les jeunes et les jeunes l'aimaient. Il leur disait : « Laissez s'exprimer ce que vous portez dedans... La peinture c'est une parole, avec des couleurs. »

Maintenant, leurs peintures permettent de découvrir un peuple, avec sa culture. Et à chacune de nos expositions au centre culturel Jacques Aka de Bouaké, les visiteurs sont sidérés par les peintures pleines de lumière : celles de Claude, Bosco, Justin, Beronek, Cissé, Antony, Mory. Cela ne reflète-t-il pas l'état de leur être ?

Il est de la nature de l'aile d'être apte à mener vers le haut ce qui est pesant, en l'élevant du côté où habite la race des Dieux, et ainsi c'est elle qui, entre les choses qui ont rapport au corps, a eu, le plus largement qui se puisse, part au divin. Or le divin, c'est ce qui est beau, savant, bon, avec tout ce qui est du même ordre ; rien certainement ne contribue davantage à nourrir, à développer l'appareil ailé de l'âme, au lieu que le laid, le mauvais, tout ce qui contraste avec les précédentes qualités, le dégrade et le mine à fond.

Platon, Œuvres complètes, Phèdre, Les Belles Lettres, trad. Léon Robin.

La santé, la beauté, c'est la vie de ton être. La vie ! elle est toujours neuve, inattendue ! Tu la reçois. Elle te surprend toi-même. Combien de fois n'ai-je pas entendu : « Je ne me serais pas cru capable de cela. » ?

Les gens d'ici disent de Noë : « On voit qu'il a été initié » parce que ce qu'il exprime de la tradition, dans ses sculptures, il ne pourrait le faire sans avoir suivi l'initiation au village. C'est toute une connaissance.

Yéo, lui, descend de la caste des forgerons. Il s'est formé pendant trois ans à la technique des émaux. Il aime créer... Il a le sens inné de l'harmonie des formes, des tons, des couleurs...

Joseph, lui, est incroyable. On lui exprime quelque chose, il le sort en couleurs : petits espaces, grands tableaux, rien ne le gêne. Il ne peut pas reproduire... Ce qui jaillit est lié à la vie, à l'être, à l'étape, à l'événement, à la rencontre. L'élan, il le sort de lui. Peut-être s'est-il développé parce que quelqu'un admirait ?...

Durant l'Année de la famille, le CCFD3 a mis à Lourdes une belle salle à la disposition de la Maison des Arts et de la Famille de Bouaké, pour toute l'année 1994. Il y avait des patchworks, des émaux, des peintures... Ce n'était pas pour de l'argent, rien n'y était vendu : c'était par considération ! Et sur le bilan que Georges nous a envoyé, il a noté combien les visiteurs africains étaient étonnés et fiers que l'Afrique y soit montrée par de la beauté et non par la famine, la guerre, la misère. Une dame de Tanzanie en a pleuré... N'est-ce pas formidable que des hommes, dont à une étape de leur vie personne n'attendait rien de bon, soient l'honneur de leur pays, la Côte d'Ivoire, et de l'Afrique ?

« S'enfouir, pour grandir avec une pensée, des manières d'agir, jamais encore prises en compte, une expérience jamais reconnue », c'est peut-être cela qui prenait corps, avec tout ce que l'homme de ce camp pouvait sortir de lui comme beauté, en peinture, sculpture, théâtre…

Un jour,Vamara est allé dans les cellules du bas, où nous regroupions les plus fatigués, pour mieux les suivre dans les soins. Les détenus, en parlant d'eux, les appelaient les « moisis ». Vamara y a repéré un homme appelé Papa Barro. Il était là en train d'attendre « que les choses passent ». Vamara a remarqué qu'il avait de l'humour dans ses paroles, malgré sa situation. Les codétenus ont dit qu'il était un comédien fini... Et voilà qu'à partir de lui s'est créé le premier groupe de théâtre. Quatre à cinq ans après, lors de notre première exposition au centre culturel Jacques Aka de Bouaké, Papa Barro était libre. A l'ouverture, en habit traditionnel, au rythme du tam-tam, il a conté l'histoire de la reine Pokou - qui est l'histoire de notre région baoulé - d'une façon « digne des plus grandes scènes de spectacle » au dire des autorités de la ville de Bouaké

Nous nous sentions pleins d'énergie, pour ne pas dire « gonflés ». Prendre les réalisations d'hommes mis à part, dans un endroit que personne ne considère ; demander la plus belle salle de la ville pour les mettre encore plus en valeur, avoir l'honneur de la présence de toutes les autorités à l'ouverture, sentir leur regard qui apprécie ! D'expérience, nous avons senti que vraiment la misère recule là où des hommes réunis par du beau, acquièrent un autre regard, s'émerveillent et, tout compte fait, se sentent « homme face à des hommes ».

L'infirmerie du camp est devenue un espace où se construit une certaine liberté, un lieu d'échange où peut naître autre chose. Si l'homme est encouragé à faire ce qu’il connaît : jardin, sport, chorale, peinture, sculpture, cela lui donne courage et énergie. Si tu lui dis : « Ah ! que c’est beau ! Super ! », il faut voir son visage ! L'homme, en lui, se réveille. De même, l'homme qui tisse, lit, joue du tam-tam ou de la flûte, crée une pièce de théâtre, vit, fait vivre, bâtit quelque chose.

Un jour, il y avait un homme assis au sol, tête baissée On l’aurait dit vieux. Au « bonjour » qui lui a fait relever la tête, j ai vu un visage tout jeune. Il venait d'arriver par le dernier convoi et n'avait pas eu le temps de découvrir comment fonctionnait le camp. Kouamé lui a dit : « Qu’est-ce que tu aimerais faire ici ? Réfléchis, puis viens me voir au Club du Savoir. » C'est important que la tête, les mains se sentent utiles. Sinon, tu es là, à attendre ; quoi au juste ? Dans un milieu comme le nôtre, la beauté révèle quelque chose de l'être, le dit, le réveille. Elle exprime, met en communion.

Mon âme a besoin de beauté et j'ai besoin de rencontrer une autre âme pour partager cela.

Université populaire Quart Monde de Luxembourg.

La beauté de soi-même, pourquoi pas ? La passion de la création ne l'entraîne-t-elle pas systématiquement ? A l’infirmerie, nous avons mis une glace. Celui qui vient, s’assied, explique ce qu'il ressent. S'il le veut, il peut voir sa figure. Le voilà qui lisse ses cheveux de la main, sourit pour améliorer ses traits, constate qu'après tout, il n'est si mal ! Ce n'est pas parce que tu es en prison que tu dois être sale, hirsute, déchiré. Chaque fois, ils rient. Cela contribue à leur moral. Ici, ce sont les petites choses de la vie qui finissent par s'imposer, la personne elle-même prend sa dimension, libère un espace où grandir.

On devrait avoir une ambition, c'est qu'on ne doit pas être médiocre. H faut vraiment avoir la passion du beau, que tout soit beau. L'autre jour, j'étais dans un hôtel, et quand j'y suis entré, je me suis dit : « Que ça sent bon. Dans cet hôtel, il y avait des émanations de parfums extraordinaires. Est-ce que nos lieux sentent bon ? ». Je me suis senti accueilli parce que ça sentait bon et quand je suis monté à ma chambre, eh bien, ça sentait encore bon.

Père Joseph Wresinski, Évaluation programmation, mars 1987

Pour le travail à l’infirmerie, une équipe de vingt détenus collabore. Les « hygiènes » aident les plus fatigués pour la toilette, les installent le jour, dans l'espace ombragé devant 1 infirmerie. Ils balaient, rangent les nattes, distribuent les rations. Intuitifs, ils sentent vite ce qui fait plaisir. Quand j’arrive le matin, tout est nettoyé, lavé, rangé, les fleurs sont là ! Ça me donne le moral. Que gagnent-ils à cela ? Ils ne laisseraient ce travail a personne d'autre, pourquoi ? Je les vois devenir autres et, pour ma part je trouve qu ils font du très beau travail.

Parfois, j'en vois certains rester recroquevillés dans un coin, je suis obligée de les prendre par la main, de les faire lever, de leur dire : « Si vous alliez vous laver, vous vous sentirez mieux dans votre corps... » Sur le coup, l'homme me regarde et peut me dire : « Laisse-moi faire ma prison. » S'il ne le dit pas, il le pense. Et puis, je le vois se lever, sortir au soleil, se diriger vers l'un des points d'eau de la cour...

A Noël, au camp, des petits cadeaux s'échangent ! Même le chat a eu son cadeau, un flacon de pénicilline vide, qu'il s'est amusé à faire rouler. Et les malades se sont levés pour voir l'animal jouer avec son flacon vide. Et ils riaient. On a des chats, des tourterelles, des cobayes, des poussins, des lapins. La vie est simple.

Celui qui gagne quelque chose ne le mange pas tout seul. Ils font attention à celui qui n'a jamais de visite de sa famille, à ceux qui sont malades. J'ai beaucoup d'admiration pour eux car, avec la vie qu'ils ont, ils arrivent à bâtir tellement d'humanité !

Il y a aussi ceux à qui on casserait la figure avec plaisir, tellement ils tentent de piétiner leurs camarades de détention. Eh bien ! les concernés donnent le pardon... Si tu ne pardonnes pas, comment vivre au quotidien ?

Je vois aussi parfois des hommes qui vont mourir. Ils aiment une présence à leurs côtés. Vous êtes là, à leur tenir la main. Ils vous font le plus beau sourire du monde, et hop ! ils sont partis. Il y a des sourires, des poignées de mains, tellement simples, intenses, humains, de leur part à eux qui quittent notre terre !... La beauté de l'être se voit, se touche, grandit, nous fait grandir.

Certains détenus disent : « Le Club du Savoir, c'est comme le sel dans la sauce. » Ce n'est pas la majorité, mais cela donne un autre ton à l'ensemble. Ceux qui sont au Club sont de toutes opinions, de toutes croyances. Au camp, il y a toutes les formes de foi : les animistes, les chrétiens baptistes, les chrétiens catholiques, les musulmans, les chrétiens célestes... La vie ici, c'est tout un équilibre, une harmonie à sauvegarder. Tant que l'étranger n'a pas senti ce fil, il lui est difficile de comprendre les choses. Il n'en saisit que la surface !

J'ignore ce qu'ils pensent de « l'invisible ». Ils n'en parlent pas, mais ils ont des peurs : si tu es malade, c'est que quelqu'un t'en veut... Ils mettent des bagues, des bracelets, des ceintures, pour se protéger. Ils sont soucieux de ma protection aussi. Un jour, au début, Richard me dit : « J'ai rêvé de toi, tu étais en blouse blanche sous un arbre... J'en ai parlé à un ancien de la cour. Il m'a dit que pour que ce soit bon, tu devais faire un sacrifice de deux kolas. » Evidemment, moi, européenne et cartésienne, je n'en ai rien fait. Par la suite, j'ai appris que Richard l'avait fait pour moi, pour qu'il ne m'arrive aucun malheur. Plus tard, j'ai fini par leur dire : « Jésus-Christ ressuscité a fait le sacrifice pour moi, pour nous ; aucun sacrifice n'est nécessaire. » Comme ils n'ont pas vu le malheur arriver sur moi, ils ont fini par me croire !

Ces dernières années, nous mettons plus l'accent sur les liens avec la famille : recréer ou garder les liens avec la famille, au moins par le courrier, est vital, essentiel.

Par exemple Gaston, qui travaille à l'infirmerie, était détenu depuis neuf ans sans nouvelles des siens. Un jour, un de ses copains, libéré, rentre dans leur pays, le Burkina Faso. Il rend visite aux membres de la famille de son ami qui, eux, le croyaient mort ! A partir de là, ils ont envoyé des nouvelles à leur fils, leur mari, avec la photo de sa femme et de ses quatre enfants. Le jour où Gaston a reçu ce courrier, il fallait voir son bonheur ! Ne va-t-il pas vivre autrement le temps de prison qui lui reste ?

Et Samuel, Camerounais, qui était condamné à perpétuité, pour de graves raisons ! Quand il est sorti après dix-huit ans de prison, son souci était : « Qu'est-ce que mon fils est devenu ? » Pendant dix-huit ans, il l'avait gardé dans son cœur, sans rien dire !...

Quand je regarde Yao - un grand gaillard aux bras tatoués - accroupi, grattant le sol pour en donner les petites bêtes (vers, fourmis) à un poussin, je me dis que pour que l'homme soit homme, il faut décidément peu de choses. Ou bien le fait d'être avec rien, dans un espace restreint, nous ramène-t-il à la simplicité et la profondeur de l'être ?

C'est pour continuer de vivre à ce niveau de l'homme qu'avec Gabriel, Vamara, Mouktar, Nikié,Yéo, Noë, Jean-Baptiste et tous les autres, nous avons créé la Maison des Arts et de la Famille au lieu dit « Les Trois Génies ».

Cela a commencé en 1985. Tous ceux qui y viennent trouvent le coin beau, paisible. Nous en ferons un lieu message (le premier étant Notre-Dame-de-Tout-le-Monde à Yamoussoukro). La case-prière du père Joseph y appelle au silence, à la contemplation. Tous les 17 du mois, à dix-sept heures, nous y prions ensemble. La salle d'exposition étonne les visiteurs. L'ensemble, bien entretenu par les jeunes, fait dire à ceux qui passent : « Qu'est-ce que c'est beau ici ! » Pourquoi le sentiraient-ils autant, si la beauté n'était pas essentielle à tout être ?

Exprimer le beau par l'art, c'est communiquer avec la nature, avec Dieu. L'artiste à la recherche d'une osmose, d'une harmonie avec lui-même, d'abord, et ensuite avec son milieu, est constamment à se remettre en question.

Devant son œuvre, l'artiste ressent une joie, une paix intérieure, une fierté, aussi intenses que son œuvre est belle.

Plus l'œuvre est belle, et plus l'artiste est content d'avoir réussi sa communication personnelle avec la nature, et plus il lui est difficile de s'en débarrasser.

L'artiste a besoin de beauté en lui pour faire du beau en art. Il a besoin de beauté en lui, de beauté autour de lui pour se sentir bien dans sa peau. Il a besoin de beauté pour mieux servir de traits d'union entre les hommes et Dieu et entre les hommes et les hommes.

Quand l'artiste réussit à rassembler autour de lui une plus grande diversité d'hommes (races, religions, cultures, classes sociales...), il s'approche de Dieu, il est libre. Car Dieu est le plus grand des artistes qui ait réussi à réunir tous les suffrages autour de la beauté de sa création.

La beauté de l'art est relative. La beauté est selon chaque individu, et pourtant la beauté est unique. L'artiste est celui donc qui trouve le fil réunificateur de toutes ces « beautés » pour n'en faire qu'une. S'il la trouve, alors il se sent à l'aise dans sa peau. L'homme a besoin du beau pour vivre. Celui qui n'aime pas le beau ne vit pas, car il faut aimer la vie pour la trouver belle. Et il faut que la vie soit belle pour qu'elle vaille la peine d'être vécue.

Et l'artiste ajoute sa note à cette beauté de la vie. Il attend ainsi une plénitude.

Texte remis à Simone Viguié par un membre du Club du Savoir, le 17 février 1996.

Il arrive que des gens de l'extérieur viennent prier avec les membres de la communauté chrétienne. Ces « étrangers » sont étonnés de ce que les détenus expriment en louanges, en intentions universelles. Ainsi grandit la vie de ceux du dehors par ceux du dedans. Les liens se refont, le regard change et avec lui, le comportement. Des hommes rencontrent des hommes. Un proverbe dit : « Le remède de l'homme, c'est l'homme. » Avec ce que chacun a en lui, tout peut devenir possible.

Je ne sais d'où ils ont sorti ce sentiment qu'avec notre présence, rien de mal ne pouvait leur arriver. Peut-être que le fait d'être là est un gage du possible ? Ils se sont découverts capables de réfléchir, d'avoir leur opinion, capables de réussir, de créer du beau. J'aimais dire que le camp, c'était comme une maison aux portes et fenêtres fermées. Il y avait plein de trésors dedans, mais sans lumière on ne les voyait pas. Une présence, c'est comme ouvrir les portes et les fenêtres, le soleil entre et l'on voit tous les trésors qui y sommeillaient. Ils se réveillent. Comme le jardinier, on se prend à arroser, sarcler, admirer la croissance, récolter. Mais la force de la vie est à l'intérieur de chacun. Chacun a son accord intérieur, sa paix du cœur. C'est important la décision, la liberté de faire ou de ne pas faire. C'est la même chose pour celui qui crée : cela vient de son être intérieur, comme une nécessité, comme quelque chose qui s'accomplit. Tout cela donne une force.

Tout le monde ici me dit : « Tu aimes ce qui est beau » « Chez toi, c'est beau », « La Maison des Arts et de li Famille, c'est beau. » Cet aspect, je ne l'avais jamais développé chez moi, avant d'arriver au camp pénal. Il s'est développé pour nous tous, ensemble.

L'évolution des périodes de création s'est faite avec la vie qui se transformait, avec l'évolution des sentiments des uns et des autres, suivant les personnes qui se succédaient, leur histoire, leur caractère, leurs rêves pour demain. Avec l'évolution de l'ensemble du lieu et la conscience de valoriser cet endroit-là. La création évoluait suivant des thèmes : par exemple il y avait un concours de peinture pour l'énergie en Côte d'Ivoire ; il y a eu l'Année de la jeunesse, l'Année de la famille, l'Année de l'enfant.

Ce qui nous parait beau reflète un idéal, le palier de lumière à atteindre, à un instant donné. Quand on a évolué, qu'on a atteint ce palier, ce qui nous paraissait beau nous laisse indifférents. Et on est attiré ainsi, peu à peu, vers des choses qui reflètent de plus en plus notre essence véritable. Des choses de plus en plus impalpables...

A mon sens, quand on est en A, le B nous parait beau. Quand on est en B, le C nous paraît beau, etc. Mais quand on est en A, on ne perçoit pas encore la beauté du C et on n'imagine même pas qu'il existe un Z, encore plus beau.

Yvette Grosset.

Le lien paraît évident entre la beauté - qui est harmonie et l'être bien dans son corps et dans sa tête. Chez nous, on a constaté que le niveau de santé global s'améliorait à mesure que les diverses activités se développaient. L'homme qui a planté un avocatier, il le surveille, s'en occupe, voit venir les fruits, les cueille, les partage avec ses amis. Lui, l'homme, il a toujours les pieds en prison, mais il n'est plus le même. Tandis que l'arbre a grandi et le fruit a mûri, lui a changé. Ça se voit. C'est valable pour chaque activité... Ils se sentent une responsabilité dans le « bon nom » du camp.

Après qu'elle s'est ainsi peu à peu approchée de l'homme par le dehors, dans sa demeure, dans ses ustensiles domestiques, dans ses vêtements, la forme entreprend enfin de s'emparer de lui-même et de transformer d'abord son être extérieur, puis en dernier lieu son être intérieur également. (...)La beauté seule procure le bonheur à tous les hommes, et tout être oublie ses limites dès qu'il subit son charme. Aucun privilège, aucune dictature, ne sont tolérés pour autant que le goût et que l'apparence belle accroît son empire.

Schiller, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, 1794, Aubier, Paris, 1943)

L'avenir ?

Il est entre les mains de M. Anoman et ceux qui lui succèdent.

Il est entre les mains d'hommes comme Moïse, Vamara, Maktar.Yéo, et leurs familles, de femmes comme Marthe, Honorine, Sali, Antoinette. Ils ont transpiré pour les bibliothèques de rue à Gbintau, pour bâtir la Maison des Arts et de la Famille. Ils l'ont voulue message.

Et leurs enfants sont là, avec ceux d'à-côté qui n'ont pas eu la chance d'aller à l'école... Nous arrivons avec l'équipe Tapori4 et notre petit livre L'arbre au petit air de rien...Yéo, Noë, Jean-Baptiste, en ont peint l'histoire sur les murs du dernier appatam5 à la Maison des Arts et de la Famille. L'avenir, n'est-ce pas les enfants, leurs enfants ? Les parents disent : « Si pour nous la vie est gâtée, nous la voulons autre pour nos enfants... Notre priorité, ce sont nos enfants. » Si la Maison des Arts et de la Famille dit un visage, une histoire, elle continuera à le faire dans l'avenir, par ceux qui, aujourd'hui, sont les enfants.

C'est important que la tête, les mains, se sentent utiles. Sinon, tu es là, à attendre : quoi au juste ? Dans un milieu comme le nôtre, la beauté révèle quelque chose de l'être, le dit, le réveille. Elle exprime, met en communion.

1 Options de base du Mouvement ATD Quart Monde.

2 Le président Houphouët-Boigny a créé des infrastructures importantes à Yamoussoukro : des grandes écoles, la mosquée, la basilique Notre Dame de la

3 Comité catholique contre la faim et pour le développement.

4 Branche enfance du Mouvement international ATD Quart Monde.

5 Abri ouvert, qui protège du soleil et de la pluie.

1 Options de base du Mouvement ATD Quart Monde.

2 Le président Houphouët-Boigny a créé des infrastructures importantes à Yamoussoukro : des grandes écoles, la mosquée, la basilique Notre Dame de la Paix et la fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix.

3 Comité catholique contre la faim et pour le développement.

4 Branche enfance du Mouvement international ATD Quart Monde.

5 Abri ouvert, qui protège du soleil et de la pluie.

Simone Viguié

Simone Viguié, infirmière, membre de la communauté des sœurs de Saint-Joseph. Travaille en Côte d'Ivoire dans une maternité puis à la prison d'Abidjan, de 1972 à 1980, puis rejoint ATD Quart Monde. En 1982, obtient du Ministère de la Santé de Côte d'Ivoire un poste d'infirmière au camp pénal de Bouaké

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