Vingt-deux fois...

Miguel Angel Estrella

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Miguel Angel Estrella, « Vingt-deux fois... », Revue Quart Monde [En ligne], 164 | 1997/4, mis en ligne le 01 mai 1998, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4910

Le travail le plus important accompli par Musique Espérance s'est fait en Amérique du Sud. Nous avons choisi des lieux où la misère guette tout le temps. (...)

En jouant dans des petits villages, il m'est arrivé bien des fois que les gens tombent amoureux d'une musique parce qu'elle est cristalline, parce qu'elle est pure, parce qu'elle parle d'amour, parce qu'elle parle de la mort. Et avec un rondo de Mozart je me souviens d'un jour, dans un coin délabré, où les gens n'avaient jamais vu un piano. J'avais joué mais sans dire qui j'étais. Alors les gens me demandaient : « Ecoute, tu parles comme nous, tu dois être du coin, n'est-ce pas ? » Je dis : « Oui, je suis du coin. » « Alors, tu viens encore jouer demain pour nous parce que, maintenant, tu nous as filé là une drogue ! Comment est-ce qu'on va faire sans la musique qui sort de cet immense instrument ? »

J'avais obtenu comme cadeau un piano, que j'ai laissé dans le village. Et j'ai alors menti : « Je suis très occupé maintenant, mais je reviendrai. » Des gens qui travaillaient dans cette région me téléphonaient chaque semaine pour me dire : « Ecoute on ne sait plus quoi dire parce que chaque fois que nous allons dans ce petit village, ils nous demandent : « Où est le pianiste ? » Trois mois passèrent et le message était devenu : « Bon, peut-être ce garçon est-il marié, peut-être a-t-il des enfants ? Il ne vient pas parce qu'il n'a pas « une cabane ici chez nous, dites-lui que nous sommes en train de lui construire une cabane, qu'il vienne vivre avec nous. » Alors, évidemment je suis allé chez eux, j'ai vidé mon sac, j'ai dit la vérité et, pendant toute une semaine passée avec eux, j'ai fait une histoire de la musique, mais sans dire un mot des compositeurs, des dates, des biographies, ni de rien du tout. Tout simplement j'ai joué, du Couperin la première journée, du Scarlatti, du Bach ensuite, les enfants de Bach après, Haydn et Beethoven, etc., jusqu'à Bartok. Et le public était complètement enflammé. Alors, comment je faisais ? Je jouais un Couperin et je disais : « A quoi cela vous fait penser ? » Pas de réponse au début. Alors je rejouais le morceau ; toujours pas de réponse. Je le rejouais encore et je leur disais : « Si vous n'osez pas dire ce que vous ressentez, chantez-moi quelque chose qui ressemble à ça, qui exprime la même chose. » Et bon, cela se faisait et tout d'un coup, à la fin, c'était incroyable. La veille de mon départ, je leur ai dit : « Aujourd'hui je ferai une fête, une messe musicale où je jouerai ce que vous avez aimé le plus pendant la semaine. » Et tout de suite quelqu'un m'a dit : « Joue cette musique si limpide que tu as jouée mardi. » J'ai compris qu'il parlait d'un rondo de Mozart en ré majeur. Alors j'ai fait une blague et j'ai joué un prélude de Bach en ré majeur et on m'a dit : « Cela c'est propre, ce n'est pas limpide, joue la musique limpide ! » Alors j'ai continué la blague et j'ai joué un rondo de Haydn en ré majeur aussi. Et alors, impatient, l'u» d'eux m'a dit : « Écoute, ça c'est petit, ce n'est pas limpide, joue pas au con et joue la musique limpide ! » Alors j'ai joué le rondo de Mozart et quand j'ai fini, tout l'auditoire, une cinquantaine de paysans, me dit : « Recommence ! ». Très bien, je recommence, je joue à nouveau, une troisième fois, une quatrième fois, vingt-deux fois. Ils m'ont fait jouer vingt-deux fois cette musique qu'ils appellent depuis lors la musique limpide. Ils ne savaient pas que c'était Mozart. Depuis, j'ai un rendez-vous d'honneur chaque année ; le 28 décembre, je vais jouer pour eux. Et ça va toujours commencer par ce rondo de Mozart, qui est devenu emblématique de ce coin.

(Extrait d'un entretien public, animé par Claude Sérillon, sur la dalle du Trocadéro, le 17 octobre 1996.).

L'art dans son ensemble, n'est pas une création sans but de choses qui se dissolvent dans le vide, mais une force qui tend vers un but et doit servir à développer et affirmer l'âme humaine... Il est le langage qui, dans sa seule forme particulière, parle à l'âme des choses qui constituent son pain quotidien et qu'elle ne peut recevoir que sous cette forme. L'art se dérobe-t-il à cette tâche, rien ne saurait combler le vide de cette absence, car il n'existe aucune autre puissance capable de le remplacer.

Kandinsky, Du spirituel dans l'art

Miguel Angel Estrella

Argentin, pianiste renommé donnant des concerts dans le monde entier, Miguel Angel Estrella est un infatigable défenseur des droits de l'homme. Avec l'association Musique Espérance, qu'il a créée en 1982, il se bat pour que la musique soit accessible à tous. Il joue dans des quartiers défavorisés, des villages isolés, des prisons... et engage d'autres musiciens à faire de même.

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