Quand je me laisse écrire...

Jean-Louis Novert

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Jean-Louis Novert, « Quand je me laisse écrire... », Revue Quart Monde [Online], 164 | 1997/4, Online since 01 May 1998, connection on 24 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4915

Jeanpierre : Les poèmes que tu as écrits et rassemblés pour le départ de ta mère, je les ai trouvés très intérieurs.

Jean-Louis : Je les ai écrits pour mes frères et sœurs. Je me suis aperçu que je le faisais pour vivre ce deuil, pour l'avaler. En même temps, je me rends compte que je ne l'avale toujours pas. C'est une souffrance qui te tombe dessus et que tu as besoin de sortir. Cela dépasse le stade d'éjecter. On peut revenir à cette souffrance mais pour grandir, pour soi-même, en sortir plus grand que de l'avoir seulement éjectée. C'est rejoindre cette souffrance-là par un intérieur, plus grand, ne pas la limiter à un lieu, une personne. Aller dans l'intérieur de cela, c'est rejoindre quelque chose de beaucoup plus grand. C'est traverser géographiquement, traverser les gens, c'est aller plus loin. C'est transcender, alors qu'il n'y a pas de transcendance dans le fait d'éjecter.

Pierre : D'une blessure ouverte, faire une cicatrice...

Jean-Louis : C'est justement là où tu grandis, quand tu acceptes ; c'est ce qui te fait aujourd'hui. C'est là où tu te grandis. Ainsi, ma sensibilité extrême à l'injustice, c'est quelque chose qui me restera à vie. Ce sont des choses que j'ai vécues gamin, je n'ai toujours pas oublié. Cela m'a grandi le jour où j'ai compris. Cela m'a libéré. Mais le fait de l'avoir vécu dans la chair, c'est resté. Si je n'oublie pas, ce n'est pas par volonté d'être « justicier », mais c'est comme cela, cela me reste.

J'étais encore toute petite. Je vois tomber les flocons de neige comme si c'était hier. Je regardais par la fenêtre de notre maison, construite au fond d'une cour derrière les toilettes publiques et une resserre à charbon. « Ça, c'est de la neige » a dit ma mère. « Oui, de la neige » ai-je répondu. Quelque temps plus tard, toute la cité ouvrière était couverte d'une couche neige : tous ces petits flocons, les uns sur les autres. Il faisait froid et tout était blanc, mais si joli. Je n'ai jamais revu des flocons de neige si blancs que cette première fois. Après c'étaient d'autres flocons, ce n'étaient plus les mêmes que cette première fois.

Mariette de Vetter

En même temps, j'accepte, en même temps, je n'accepte pas que l'autre ait à le vivre.

On ne fait pas ce qu'on fait par hasard. Est-ce qu'on libère le Quart Monde ou est-ce qu'on se libère ? Que ce soit l'un ou l'autre, ce n'est pas grave, mais il faut en avoir conscience, le père Joseph disait cela. Quand je fais de la poésie, je ne sais pas ce que les gens y lisent - le volontariat ou le Mouvement ATD Quart Monde ou les familles du Quart Monde ou l'injustice - mais, moi, je me libère.

Je rencontre aussi P., il est submergé par ce qu'il vit avec les gens et, confronté à eux, il n'arrive pas à évacuer ; il souffre, c'est sûr, il souffre. Je le pousse à écrire. Il me dit : « Parfois je ne dors pas, je me réveille. » Je lui dis : « Qu'est-ce que tu fais quand tu ne dors pas ? » « Eh bien, je ne dors pas. »

« Alors lève-toi, allume une petite lampe, prends une feuille et écris tout ce qui te vient. » II l'a fait une fois, cela donne plein de mots, quelque chose d'assez particulier. Il a quelque chose avec les mots, P.

Cet exercice de l'écriture sans avoir comme but l'art pourrait aboutir à quelque chose qui a à voir avec l'art. Mais en attendant, je dis tout bêtement à P. : « Si tu ne dors pas, eh bien, écris ! Si tu écris, même douze mots, tu dormiras mieux. ?

L'écriture est une parole intérieure. Tu peux avoir un discours sur l'homme. En le liant à l'expression des gens, tu peux leur permettre de se mettre à marcher vers l'intérieur d'eux-mêmes. Là, tu peux révéler des choses de l'intérieur, qui remuent des fibres. Des choses de l'intérieur qui touchent les mêmes endroits que ceux touchés par la peinture ou le chant ; ce n'est pas séparé.

Depuis quelque temps, j'ai changé. En relisant mes cahiers, je suis surpris de ce que j'ai écrit, dans le sens de : qu'est-ce que j'ai écrit ? Comment je l'ai écrit ?

Jeanpierre : Tu ne te reconnais pas ?

Jean-Louis : Je suis étonné de ce que j'ai écrit, je ne peux pas dire que je ne me reconnais pas, je sais bien que c'est moi qui l'ai écrit, et je sais même dire, quelquefois, dans quel état j'étais quand je l'ai écrit. Mais parfois j'ai l'impression, quand j'écris, que je suis dans un état secondaire, je ne suis pas sûr que c'est un état secondaire, plutôt primaire, au sens de premier. Est-ce de l'intuition ? Je ne sais pas. Il y a quelque chose de transcendant. Pas tout le temps. Parfois, on écrit parce qu'on a pris une journée pour écrire, donc on écrit. Mais si on se laisse le temps de ne pas écrire pour écrire, c'est là où on entre dans la transcendance, est-ce cela l'inspiration ? En tout cas, c'est un état très particulier que je ressens. C'est très perceptible physiquement :je suis bien, je me « shoote » ! C'est cela ; ce n'est pas le fait d'écrire, c'est le fait de se laisser écrire, Quand j'écris dans cet état particulier, on peut dire de transcendance, j'ai l'impression qu'il y a une espèce de rumination qui vient de l'intérieur de moi, qui, à un moment, arrive comme cela. Je ne sais pas si cela vient du fond de soi-même ou d'ailleurs.

Quand on recevait des familles du Quart Monde pour des vacances à la maison familiale de « La Bise », elles arrivaient avec leur sac Mammouth, pas même une belle valise. Ce qui leur manque, c'est le beau ; si elles ont le beau, elles sont à l'aise. (« Je n'ai plus mes ulcères parce que je suis bien, parce qu'on est en amitié. ») C'est à une espèce d'art qu'elles aspirent.

On a toujours à revendiquer le droit pour les plus pauvres, celui de pouvoir vivre intensément dans les fibres de l'être à travers les mots, par exemple. J'ai essayé de faire quelque chose avec les mots. Lorsqu'ils écrivent, ils sont touchés à l'intérieur, cela touche quelque chose, c'est sur cela qu'on devrait bâtir. Mais ils n'arrivent pas à se débarrasser du poids de ce qu'ils vivent. Ils écrivent leur situation, ils jettent un cri, mais il n'y a pas de poésie.

Cela les aide à éjecter des choses. Mais la poésie, l'écriture, les personnes, c'est plus grand que cela. Nous réduisons les plus pauvres en disant « c'est gentil ce que vous faites », « c'est bien ». Il faudrait pouvoir les aider à passer à une autre étape, qu'ils puissent grandir, toucher d'une autre manière leur réalité. Mais nous les limitons parce que nous sommes nous-mêmes limités dans ces domaines-là.

Ces temps de vacances à « La Bise », je pouvais soit les animer, soit les vivre. J'ai plus le sentiment de les avoir vécus. Quand je suis avec les familles du Quart Monde, est-ce que je suis un animateur de vacances, un militant des droits de l'homme, ou suis-je vraiment ce que je suis ?.

C'est une expérience spirituelle, parce que c'est une expérience de l'esprit. Quand j'écris, il peut y avoir des choses qui, au sens esthétique, sont belles ou qui parlent à d'autres aussi fort. Mais c'est quand je me laisse écrire, que je suis dans un état vraiment particulier, que je suis vraiment bien, que je suis surpris de ce que j'écris. Je me dis : ce n'est pas toi qui as écrit cela, c'est quelqu'un d’autre, au sens de quelqu'un de plus grand que moi ; ce qui est écrit là, ce n'est pas moi qui peux écrire cela, c'est quelque chose de plus grand que moi.

Jeanpierre : A quel moment as-tu commencé à écrire ?

Jean-Louis : J'étais amoureux de ma maîtresse d'école. J'avais dix ans et elle nous faisait travailler la poésie, c'était une maîtresse qui était en avance à cette époque. Ma première poésie, elle l'avait trouvée très belle et, comme j'étais amoureux d'elle, je suis tombé amoureux de la poésie ! Au lycée technique, on avait un professeur de français qui nous laissait très libres d'écrire. Ce professeur prenait toujours une ou deux copies à la fin du cours pour les lire et j'avais droit à la lecture de ma poésie presqu'à chaque fois. J'écrivais aussi à ma sœur jumelle et elle a gardé tout cela. Elle a tapé à la machine tout un tas de poèmes, qu'elle m'a redonné quand j'avais vingt-deux, vingt-trois ans. Si elle n'avait pas fait ce geste, peut-être que je n'aurais jamais rien gardé. Souvent j'écrivais sur des bouts de papier, parfois dans les bistrots dans le Nord sur des cartons de bière, je gagnais des bières ou un sandwich avec cela. Je prenais cela comme un amusement. Cela s'est enraciné comme ça.

Une force, comme d'un passant inconnu, me soulève, me donne les mots difficiles mais familiers, comme s'ils avaient été, ailleurs, déjà écrits.

René Char, Entretiens avec France Huser in Sous ma casquette amarante, NRF, 1980

Ma mère aussi aimait la poésie, elle en faisait, un peu, un poème à sa fille, à son fils, très peu. Je ne sais pas d'où cela lui venait.

Le ciel manque. Il lui faut plus de poètes qui parlent sa langue.

C'est une sorte de définition du ciel. Le ciel est en manque de sa propre essence, parce qu'il n'y a pas assez, de poètes pour garder l'image en vie (...). Alors le ciel rétrécit, diminue, c'est le résultat de l'exténuation de ce langage intime qui est l'affaire des poètes. Quand la poésie s'en va, l'enfer grandit.

Le monde tient par un fil qui est le fil du poète. Est poète quiconque dit directement la vérité au ciel ou à l'enfer et obtient une réponse qui dure l'éternité...

Sam Francis, Entretiens avec Yves Michaud, Jean Foumier Édition, 1988

Quand j'écrivais à ma sœur ou sur les cartons de bière, j'écrivais parce que j'avais envie d'écrire, mais c'était aussi un jeu. Mais cela se transforme depuis quelque temps, cela devient moi de plus en plus. Et je suis de plus en plus mal quand je ne peux pas être en poésie. Cela ne veut pas dire « quand j'écris », être en poésie : c'est autre chose que simplement écrire. Et je ne sais pas où cela va m'emmener. Quelque chose qui était de l'ordre d'un jeu, dans le sens noble, devient un « je » au sens où cela te prend. Cela te prend à l'intérieur, s'impose comme une exigence, dans laquelle tu « es ». Si tu vis ta vie, c'est parce que c'est toi... L'exigence d'écrire, elle est avec, ce n'est pas un lot à part.

Je ne minimise pas l'inconscient, mais je lui refuse la toute puissance. Sans le brimer, je lui propose d'autres prises. Oui, le subconscient, oui, l'inconscient, et leur relativité, mais surtout cette ombre droite venue de nous, non imaginaire, et dont nous ne savons pas de quel être ou de quel objet, à son tour, elle est l'ombre. Quand je dis l'objet, je dis le minimum. Nous ne savons pas à qui elle appartient, de qui elle continue la source, sinon de quelque chose d'irrévélé, de capital en nous. Parfois on lui donne un nom, l'âme. La poésie se glisse hors de cette ombre qui veut donner au poème son étrangeté.

René Char, op. cit..

… je ne sais pas si cela vient du fond de moi-même ou d'ailleurs.

Jean-Louis Novert

Jean-Louis Novert, 43 ans, marié, cinq enfants. Dans le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1980. A travaillé à l'atelier de promotion professionnelle de Noisy-le-Grand (cinq à six ans). Responsable avec son épouse de la maison familiale de vacances à « La Bise » dans le Jura un peu plus de sept années. Au centre du Mouvement à Méry-sur-Oise depuis lors.

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