Atelier B

Rédaction de la Revue Quart Monde

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Rédaction de la Revue Quart Monde, « Atelier B », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 17 November 2010, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4937

Comment faire émerger les capacités et les projets des familles quand ils sont enfouis et invisibles à cause d’une vie trop dure ? Comment reconnaître les potentialités d’une famille et tenir compte de son environnement pour bâtir un projet ? Comment lui permettre de développer ses potentialités ?

Animatrice : Sylvie Daudet. ATD Quart Monde, Gde Bretagne

Participants :

Madge Adams. Travailleur social Glasgow Braendham Link, Gde Bretagne.

Maria Carlos-Ras. Conseillère en économie sociale et familiale, Yvelines.

Jacques Chrétien. Psychologue, Directeur général adjoint de l'association Jean Cotxet Paris.

Gisèle Contrain-Etrayen. Responsable service « Famille, enfance, développement social », La Réunion.

Fanny de Jesus. Educatrice spécialisée ASE, Hauts de Seine.

Graham John Edwards. Militant Quart Monde, Gde Bretagne.

Nicola Ferns. Militante Quart Monde , Gde Bretagne.

Catherine Flot. Puéricultrice PMI, Paris.

Chantal Fucili. Responsable prévention Conseil général, Drôme.

Monique Gaas. Chef de service éducatif (Association éducation spécialisée et prévention sociale), Gironde.

Richard Galicier. Fondation Orphelins Apprentis d'Auteuil, Hauts de Seine ;

Françoise Gerard. Psychiatre ATD Quart Monde, Paris.

Rob Hutchinson. Pdt Comité de l'enfance et de la famille, Gde Bretagne.

Patrice Keriel. Travailleur social, conseiller technique, Seine maritime.

Valérie Liechti. Assistante diplômée Université Fribourg, Suisse.

Eliane Micaeli. ATD Quart Monde, Saône et Loire.

Jocelyne Mautouchet. ATD Quart Monde, Eure et Loire.

Marie-Colette Poilloux. Travailleuse familiale, Rhône.

Moraene Roberts. Militante Quart Monde, Gde Bretagne.

Chantal Rimbault. Directeur Unité territoriale action sociale, Seine et Marne.

Sébastien Turpault. Educateur spécialisé (Sauvegarde l'enfance), Seine St Denis.

Plusieurs participants abordent le thème des potentialités des familles dès la présentation. Sylvie Daudet explique à quel point elle a été frappée, dans son expérience au sein du Mouvement ATD Quart Monde, de tout ce que les vacances familiales pouvaient révéler dans les familles comme aptitudes et compétences : « ça prend parfois très longtemps pour qu'une famille très pauvre ose faire le pas de venir en vacances en famille mais les effets sont extraordinaires.é Et l'on constate qu'une fois que les parents ont eu ce temps pour eux-mêmes, pour « faire le plein », il y a un effet immédiat sur les enfants pour qu'eux aussi profitent au maximum de ces vacances familiales.

Chantal Rimbault indique qu'un travail de réflexion s'est engagé depuis plusieurs mois sur la place des familles dans les différents services de l'Unité d'action sociale qu'elle dirige, pour travailler sur le potentiel des familles plutôt que sur leurs limites, et porter sur elles un autre regard.

Dans son expérience professionnelle et ses engagements syndicaux, Eliane Micaeli a découvert les potentialités de personnes qui avaient des difficultés d'expression et de verbalisation : il y a tout un cheminement de décryptage pour communiquer sur les mêmes mots et révéler les potentialités.

Patrice Kériel introduit, au-delà du langage, la notion de temps : « Si on donne des choses à faire à des familles qui ont une notion du temps ou une perception du monde complètement différentes des nôtres, on ne pourra jamais s'entendre sur quelque projet ou quelque avancée que ce soit. »

Catherine Flot se sent décalée, dans son travail d'infirmière puéricultrice en PMI, travaillant au domicile des familles, entre ce qu'elle perçoit ou ressent des capacités des parents malgré leurs difficultés, et l'argumentaire qu'elle est souvent obligée de développer pour convaincre les spécialistes.

Jocelyne Mautouchet participe à un groupe d'ATD Quart Monde dans l'ouest de la France, qui cherche à promouvoir les vacances familiales. Il est toujours difficile de faire valoir auprès des instances comme projet de famille un projet de vacances, surtout pour des familles défavorisées : on ne voit pas pourquoi « ces gens-là », qui ne travaillent pas, partiraient en vacances.

Fanny de Jésus, éducatrice spécialisée, se dit frappée par la violence faite aux familles pour mettre en oeuvre les placements.

Sébastien Turpault, qui est depuis peu éducateur spécialisé, suit des familles qui ont été signalées au juge des enfants pour carences éducatives : il se rend compte qu'elles souffrent avant tout de difficultés économiques et d'un regard stigmatisant porté sur elles par les pouvoirs publics et les services sociaux. Or les services sociaux n'ont pas les réponses à leurs difficultés économiques ni la formation adéquate pour travailler auprès des familles en difficultés. Celles-ci les voient comme rapteurs d'enfants. Pourtant, quand malgré tout on arrive à travailler la confiance, on peut voir de véritables métamorphoses.

Richard Galicier est chargé, à la Fondation des Orphelins Apprentis d'Auteuil, de mettre en place un service d'accueil des familles pour les aider à trouver des réponses à leurs difficultés, déceler leurs potentialités et aider ainsi à éviter le placement.

Marie Carlos-Ras observe qu'en AEMO judiciaire, cadre dans lequel elle travaille, tout se fait toujours très individuellement. La question de la confidentialité est aussi un obstacle au travail en réseau qui serait nécessaire pour travailler sur les potentialités.

Madge Adams travaille en Ecosse en lien avec ATD Quart Monde avec cent soixante familles en situation d'extrême pauvreté, en ayant le souci de travailler à partir des potentialités de l'ensemble de la famille; Mais cela nécessite un travail d'accompagnement, notamment parce que certains membres de la famille ont eux-mêmes été placés : comment pourraient-ils transmettre ce qu'ils n'ont pas reçu eux-mêmes ?

Pour Graham Edwards, beaucoup de familles qui vivent en grande pauvreté, qui sont chaque jour confrontées à de nombreuses difficultés, trouvent leur force en vivant ensemble en famille : elles trouvent une force intérieure en tant que familles. C'est pourquoi les professionnels devraient apprendre à les connaître plus de l'intérieur et leur révéler leurs potentiels et leurs capacités pour qu'elles puissent réaliser leurs rêves. Si cela se produisait, ces familles seraient capables d'en aider d'autres et de gagner de la force et des savoir-faire qu'elles pourraient transmettre à d'autres.

Monique Gaas présente les principes d'action de l'AGEP (Association girondine d'éducation spécialisée et de prévention sociale), au sein de laquelle un service a été créé au début des années 1980 pour travailler, en amont, sur les potentialités de tous les parents. « On a fait le pari que des parents ou des jeunes pouvaient venir parler dans un lieu d'écoute qui leur garantit la confidentialité. Le service s'est ouvert au moment du lancement de la première campagne de prévention de l'enfance maltraitée, lorsque notre société a vraiment basculé vers : "les parents bourreaux, les enfants victimes. » Ce pari rencontre, encore aujourd'hui, des résistances. Par ailleurs, à partir de l'expérience de ce service et à partir de l'expérience du service de consultation et de médiation familiale : « On s'est inscrit dans la mise en oeuvre de réseaux d'écoute, d'accompagnement et de soutien à la fonction parentale. On développe donc un certain nombre d'actions dans le département auprès de tous les parents et avec les partenaires, et, entre autres, auprès de parents qui sont en rupture de lien social. »

Pour Jacques Chrétien, travailler sur les ressources des uns et des autres est le moyen le plus dynamique pour mettre chacun en position d'agir sur son existence : c'est vrai pour tout le monde, pas seulement pour les familles en difficultés.

La discussion est ouverte par les textes préparés par Marie-Colette Poilloux et Moraene Roberts.

Marie-Colette Poilloux :

« J'ai préparé cette intervention avec deux autres travailleurs sociaux, une assistante sociale de secteur et un responsable d'un foyer de l'enfance du Rhône. Actuellement je suis à Vénissieux, près de Lyon.

J'ai eu envie de suivre une formation de travailleuse familiale pour être au cœur des familles, partager avec elles des gestes simples d'où émergent des paroles et vivre toute une fidélité avec elles pour leur permettre d'élever leurs enfants. Je regrette que la travailleuse familiale soit souvent seule et peu prise en considération. La travailleuse familiale est vraiment le dernier maillon des travailleurs sociaux.

Récemment, c'était en février 2001, on a placé des enfants d'une famille dans laquelle j'interviens depuis deux ans, deux fois par semaine. Un jour, en arrivant, j'ai découvert que les enfants avaient été placés : il n'y avait plus que la mère et je n'étais même pas au courant. On vit encore cela actuellement !

Ces familles sont niées, toujours sous contrôle, elles sont méprisées. Les quartiers dans lesquels elles vivent sont méprisés également, par les médias entre autres. Ces familles se sentent alors coupables de leur pauvreté.

Elles ont besoin de rencontrer d'autres personnes qui ont un vécu commun. A Vénissieux il y a beaucoup d'associations, mais ce qui plaît beaucoup ce sont les Mardis de Vénissieux où les gens du quartier se rencontrent, un peu à l'image des universités populaires d'ATD Quart Monde.

Souvent ces personnes ont vécu l'échec à l'école, elles n'ont pas les mots pour s'exprimer. Elles ont peur. Elles n'ont pas le recul pour analyser ce qu'elles vivent. Leurs enfants ratent leur scolarité. On les met dans les circuits d'enfants handicapés, dans des IME. Pourtant ces familles ont une expérience venant de leur vécu.  Elles savent ce qui est important. Nous devons les considérer comme des partenaires. C'est ainsi que peu à peu un climat de confiance peut s'instaurer.

Nous devons, dans notre travail avec elles, les aider à mieux communiquer avec les autres.

Pense-t-on à leur permettre de trouver les moyens d'intérioriser, de pratiquer l'art, la peinture ou la poésie, de prier, tout ce qui permet de rester digne, de se bâtir en profondeur ?

Trop souvent nous ne faisons que répondre à des besoins urgents. Nous faisons des petits projets avec elles, à court terme. Cela les maintient dans la dépendance. Par exemple, pour que la famille accepte la travailleuse familiale, on ne demande pas de participation financière pour être sûr qu'elle soit d'accord.

J'ai en tête une jeune femme qui, à chacune de mes visites, dépense bien plus que ce qu'on aurait dû lui demander. Elle le fait pour m'honorer. C'est pour elle une manière de rester digne : « Vous venez m'aider, c'est normal que je donne quelque chose » dit-elle.

Pour reconnaître les potentialités des familles, il faut quitter nos a priori, ce que la société nous dicte. Il faut rechercher une vraie rencontre, en profondeur. Permettre un réel échange et apprendre, écrire. Ecrire pour restituer leur histoire, retisser les liens, croire en elles.

Il faut aussi passer beaucoup de temps, presque gratuitement. Il faut intervenir dans la durée pour prendre le temps de s'apprivoiser. Ces familles ont peur, elles ne croient pas en elles et pensent qu'on ne croit pas  non plus en elles. Elles ont en permanence la hantise du placement qui est vraiment un lourd héritage. Les autres milieux ignorent souvent tout cela et ne réalisent pas la souffrance que les familles portent en elles à l'égard du placement.

Mais ne pas répondre dans l'urgence, cela vous oblige à trouver d'autres leviers.

Quand on a fait confiance aux familles, souvent elles savent ce qui leur convient. Si on fait à leur place, on occulte leurs besoins et leurs potentialités et on prend des décisions qui leur compliquent la vie. Quand on place des enfants, en général, on complique la vie des familles.

Pour reconnaître leurs potentialités, j'accepte d'apprendre des familles. Souvent on ignore tout de leurs circuits, de leurs relations dans le quartier. On pense même que c'est mauvais et on les en éloigne. On les fait se désolidariser de leur environnement.

Et puis il y a cette méfiance : par exemple à l'égard d'une grand-mère qui veut élever son petit-fils mais on se méfie d'elle en raison de problèmes qu'elle a connus autrefois.

J'ai remarqué que plus les familles sont démunies, plus il y a pléthore d'intervenants. Cela devient une machinerie très coûteuse avec des résultats dont personne n'ose parler. Qui, d'ailleurs, demande des comptes à tous ces intervenants ?

En conclusion, c'est important d'avoir en tête la dimension familiale : c'est-à-dire que, pour grandir, un enfant a besoin de ses parents, de son père, de son cadre de vie, de son quartier, de ses racines.

Parler des potentialités d'une famille, c'est la restituer là où elle est enracinée afin qu'elle s'approprie son histoire, qu'elle puisse prendre du recul. C'est redonner valeur et fierté. »

Moraene Roberts :

« Avant de me lancer dans mon exposé, j'aimerais simplement dire qu'avant de venir, un certain nombre de familles se sont réunies pour nous faire part de leurs réflexions. Ce sont des familles qui n'ont pu être présentes parmi nous. Il est important de garder à l'esprit que tout ce que je vais dire est le reflet de tout ce qui a pu être dit par ces familles.

Quand on parle de jardinage et quand on parle des enfants, les gens comprennent très facilement ce que veut dire nourrir, c'est-à-dire prendre soin et donner les moyens de croître et de développer.

Quand on parle de développer le potentiel des familles, les gens ont plus de mal à comprendre. C'est parce que chacun a sa propre vision de ce que cela signifie dans une famille. L'un dit : « Mes parents ne m'ont jamais frappé. » L'autre dit : « Mes parents m'ont corrigé, mais cela ne m'a pas fait de mal. » Tous deux pensent que leurs parents avaient raison.

Quelqu'un qui a été élevé dans un milieu aisé va considérer qu'il est normal qu'un enfant ait sa propre chambre, des vacances en famille, trois repas par jour, des sorties en famille et avec les amis, de l'argent de poche, etc.

Si ces mêmes personnes avaient été élevées dans la pauvreté, elles verraient les choses différemment. Par exemple, les gens aisés payent des sommes importantes pour envoyer leurs enfants dans de bonnes écoles. Nous nous battons bec et ongles pour conserver nos enfants à la maison avec nous et nous nous opposons à ce qu'ils aillent en pension. Mes enfants ont dû se passer de beaucoup de choses, mais ils mesurent combien je me suis battue pour les garder avec moi, même si mon aîné m'a été retiré pendant 6 ans.

Les critères des services sociaux sur ce qu'est un environnement bénéfique sont établis par des gens qui, dans l'ensemble, n'ont jamais vécu durablement en situation de pauvreté. Ils attendent des parents qu'ils fournissent les choses qu'ils pensent être importantes et nous jugent en conséquence si nous ne pouvons pas le faire.

Bien des parents que je connais sont accusés de ne pas donner un environnement stable à leurs enfants. Quand vous vivez dans la misère, c'est difficile, particulièrement si vous n'avez pas de famille élargie qui vous appuie et vous aide à vous enraciner quelque part. Pour certains parents, le fait de déménager souvent fait partie de leur recherche de ce qu'ils pensent être le meilleur pour leurs enfants. Par exemple, une mère qui était isolée dans un lieu où il n'y avait pas de structures pour socialiser ses enfants, a déménagé dans un autre lieu mieux pourvu. Quand ses enfants eurent des problèmes avec les jeunes du coin, elle déménagea de nouveau ; quand il y eut trop de problèmes de drogue dans le nouvel endroit, elle déménagea encore. Aux yeux des travailleurs sociaux, elle était incapable de fournir un cadre familial stable ; pour elle, elle faisait à chaque fois de son mieux pour être dans le meilleur environnement possible pour ses enfants. Si elle avait pu bénéficier au départ d'une place dans une école maternelle ou une structure similaire, les choses auraient pu se passer différemment, mais en tant que mère au foyer dont les enfants n'étaient pas  considérés à l'époque comme des enfants à risques, elle n'était pas une priorité. Les professionnels n'ont pas su reconnaître qu'elle rêvait de donner à ses enfants les possibilités qu'ont les autres : une place dans une école maternelle pour les préparer à aller à l'école, un endroit sûr où jouer sans brutalités et des années d'adolescence sans être soumis à la pression de camarades pour prendre de la drogue. Ils ont juste vu une mère incapable de stabiliser.

Je voulais que mon dernier fils aille dans une école de notre quartier qui avait une excellente réputation en termes de soutien scolaire et aussi d'activités extra-scolaires. J'ai refusé deux autres écoles, l'une qui était bien trop loin pour que je puisse aller à pied, l'autre qui faisait l'objet d'une inspection des autorités locales (Local Authority Review.)

On m'a accusée de garder mon fils à la maison pour me tenir compagnie. Personne n'a voulu écouter mes raisons ni m'aider à lui obtenir une place dans l'école de mon choix. Tout ce que je voulais était qu'il ait la possibilité d'avoir une bonne éducation. Nos raisons et nos actions semblent toujours éveiller la suspicion. Pourquoi est-il si difficile de comprendre que nous rêvons que nos enfants aient une meilleure vie et que nous utilisons les seuls moyens en notre connaissance pour y parvenir ?

Certainement, on ne doit pas penser que le fait que nous vivions dans la pauvreté nous rende si différents dans les espoirs que nous avons pour nos enfants. Des mesures nous sont si souvent imposées et nous échouons à réaliser ce qui est attendu. On devrait nous demander de quelle aide nous avons besoin et nous soutenir pour y accéder et en bénéficier.

Stimuler le potentiel des familles, pour moi, signifie faire tout ce qui est nécessaire pour assurer que la famille puisse rester unie en tant que cadre d'affection et de soutien. Une partie de cet encouragement consiste à reconnaître les efforts des parents pour avoir survécu à tout ce qu'ils ont souffert et comprendre que, là où ils ont fait des erreurs, ils faisaient néanmoins de leur mieux dans des conditions épouvantables. Cela signifie être patient, ne pas sur-réagir parce que l'on craint d'être attaqué en justice, laisser aux familles le temps de changer. Cela implique aussi de mettre en place tous les services dont elles ont besoin et donner à ces services le temps de produire des effets avant de les qualifier de succès ou d'échec.

Quand une plante commence à bourgeonner, personne ne dit : « Ce n'est pas assez bien, il n'y a pas de fleur. » On la nourrit, on l'arrose et on attend. Quand une famille fait des petits progrès, on lui dit rapidement : « Ce n'est pas assez. » Est-il juste d'attendre de gens qui ont traversé tellement de choses, de s'épanouir si vite ? Soutenir ces familles dans leurs potentialités, c'est reconnaître et encourager les petits changements. Cet atelier porte sur ce qui est nécessaire pour qu'une famille puisse croître et réaliser ses aspirations. Mais n'avons-nous pas d'abord besoin de connaître ces dernières ?

Encourager les familles à réaliser leur potentiel, leurs rêves, ne doit pas consister à les forcer à réaliser les rêves que d'autres pensent qu'elles devraient avoir. Ainsi, comment faire pour qu'on découvre ce que les familles veulent et quelle sorte d'aide elles souhaitent ? Comment peut-on apporter cela sans forcer les familles et sans leur donner le sentiment qu'elles échouent en chemin ?

J'ai terminé avec une question, parce que je n'ai pas toutes les réponses. »

Pour Eliane Micaeli, ces contributions, comme celles entendues pendant la matinée, montrent qu'on agit - d'ailleurs mal - sur les effets de la pauvreté, mais qu'on ne sent pas une volonté politique d'intervenir sur les causes. Rob Hutchinson partage ce constat.

S'agissant de l'écoute des parents, Rob Hutchinson observe qu'elle est rendue difficile par le durcissement des règles imposées aux travailleurs sociaux par le gouvernement à la suite de drames spectaculaires et médiatisés, qui se traduisent par des exigences accrues vis-à-vis des parents. Rob Hutchinson pense qu'une chose qui pourrait apporter des améliorations serait que dans les cours de formation, on puisse écouter des gens sans pouvoir, des enfants placés et leurs parents. Cela pourrait permettre, dès le début, aux travailleurs sociaux, de voir les choses d'un point de vue différent, qui ne soit pas seulement technique et professionnel.

Gisèle Contrain-Etrayen réagit sur le risque que l'on prend quand on décide de ne pas réagir dans l'urgence et de ne pas faire un signalement. Les travailleurs sociaux sont très insécurisés quand on leur dit : « Prenez le temps d'écouter la famille, on ne va pas faire tout de suite un signalement, peut-être qu'on peut faire autre chose. » Leur formation, lui semble-t-il, ne les a pas préparés à écouter les familles, à avoir le cadre dans lequel on peut mettre tel ou tel comportement des familles. Ils ont peur, s'ils laissent aux familles le temps d'évoluer, qu'il y ait plus de risques, et peuvent se dire qu'il vaut mieux faire rapidement un signalement.

Chantal Fucili pense aussi que l'écoute des travailleurs sociaux par rapport aux familles doit être travaillée. Mais par ailleurs, elle souligne que le système judiciaire français ne sécurise pas non plus les travailleurs sociaux en poussant, comme le font certains parquets, au signalement (par exemple pour absentéisme scolaire.) Les travailleurs sociaux peuvent se retrouver à la limite de la poursuite en essayant d'accompagner des familles, parce qu'il peut y avoir mise en danger de l'enfant.

Chantal Rimbault a le sentiment qu'à l'angoisse de la famille par rapport à l'accueil de l'enfant correspond l'angoisse du travailleur social par rapport à sa propre mise en cause par les tribunaux. Même s'il y a eu peu d'affaires en France qui ont été jusqu'à l'inculpation de travailleurs sociaux, elles ont eu un très grand retentissement dans les esprits et, effectivement, cette notion de risque, aujourd'hui, c'est quelque chose qui doit être travaillé, à la fois au sein de chaque institution mais aussi avec les parquets, avec la Justice, et en particulier, pour les Conseils généraux, dans le cadre des protocoles qu'on est amené à passer avec la Justice. Cela dit, il semble à Chantal Rimbault que les situations de risque de danger avéré, même si elles sont réelles, sont relativement peu nombreuses.

Concernant les potentialités des familles, Chantal Rimbault reprend la comparaison de Moraene Roberts avec la plante à qui on va laisser le temps de pousser. Les potentialités, c'est ce qui existe en germe et sur quoi la famille et le travailleur social vont s'appuyer pour permettre à la famille d'aller plus loin dans sa capacité à élever ses enfants et à les éduquer. Le travail artistique ou manuel avec des familles peut jouer un grand rôle. Elle a constaté les effets quasiment miraculeux qu'a pu avoir pour certaines familles un travail sur une fresque murale réalisée dans les nouveaux bâtiments du service, avec des travailleurs sociaux et un artiste peintre qui a l'habitude de ce type d'actions collectives : « On n'est pas parti du tout de l'idée qu'on pouvait travailler sur ce que j'appelle : « gratter les gens là où ça leur fait mal », c'est-à-dire leurs difficultés. Qui, parmi nous, aime qu'on vienne lui parler tous les matins de ce qu'il ne sait pas faire ? Mais on a préféré essayer de rebondir sur quelque chose de valorisant. » Il faut essayer de partir de petites choses qui enclenchent une dynamique, qui incitent à aller plus loin.

Patrice Kériel raconte une anecdote éclairante : dans une fabrique de ciment, les gestionnaires ont décidé un beau jour de rationaliser et d'informatiser la production. Le jour J, on a voulu faire démarrer le système, et ça s'est complètement enrayé. Devant la catastrophe, on a réfléchi et l'on s'est rendu compte qu'on avait simplement omis d'interpeller la catégorie la plus basse du personnel de la fabrique de ciment sur, finalement, ce qu'ils faisaient dans la fabrication Spontanément, ces personnes-là elles-mêmes disaient : « Mais nous, de toutes façons, on n'a rien de spécial à dire sur ce qu'on fait, c'est simple, c'est facile, etc. » Or elles avaient un savoir-faire extraordinaire - par exemple, de vérifier la qualité du dosage en tapant du doigt sur les produits - qui était complètement passé à la trappe et qu'on a découvert sous l'effet de la contrainte économique.

Or les travailleurs sociaux, s'ils n'ont pas une curiosité réelle pour les personnes qu'ils ont ont en face d'eux, risquent de passer à côté de leurs ressources et de leurs compétences. D'autant que les familles, confrontées au manque de considération ou au mépris, ne savent généralement pas les mettre en avant.

Cela ramène finalement à la question de la relation : est-ce que la fonction que l'on occupe ne finit pas par étouffer complètement la relation qu'on devrait avoir avec les personnes et sans laquelle on ne peut pas avancer et découvrir leurs compétences ?

Moraene Roberts revient sur les causes de la pauvreté. En Angleterre, depuis 4 ans, on essaie de réunir des familles qui vivent dans la grande pauvreté pour analyser les effets de la pauvreté sur leur vie et faire remonter ça vers les décideurs politiques, tant sur le plan local que national. On a découvert qu'on nous dit : « La solution n'a rien à voir avec vous, elle est de la responsabilité des autorités, des universitaires. » Et d'une manière générale, les gens nous disent : « Nous, on assume nos responsabilités, si vous ne pouvez pas faire pareil, c'est votre problème. »

En Angleterre, on rassemble les gens selon différents critères : handicapés, mères isolées, réfugiés, chômeurs, etc. , mais jamais sur le thème de la grande pauvreté qu'ils ont pourtant en commun. C'est à chacun de nous aussi de réagir aux clichés qu'on entend autour de nous sur les plus pauvres.

Fanny de Jésus est frappée de ce que la question du risque que courent les travailleurs sociaux a failli faire oublier celle des potentialités des familles. De manière complémentaire, elle se demande comment, quand on est travailleur social ASE, chargé de mettre en œuvre des placements, on peut avoir les moyens et le temps d'entrer en relation avec les parents.

Monique Gaas pense que : « Le trait commun à toutes les questions que nous nous posons ici, c'est la dimension humaine. Et cette dimension humaine, si elle ne peut pas être parlée, elle ne peut pas être écoutée. La dimension relationnelle qui a été évoquée ne peut exister dans les relations entre les travailleurs sociaux et les familles que si elle est relayée et soutenue au sein des institutions auxquelles appartiennent les travailleurs sociaux qui travaillent auprès de ces familles. C'est donc une question de formation mais surtout une question d'outils, au quotidien : vers qui peut-on se retourner quand on a des  états d'âme, qu'on ne sait pas quoi faire ? Car le placement, pour un travailleur social, la plupart du temps, vient signer un échec, vécu comme tel. Il faut un cadre institutionnel, non qui empêche, mais qui favorise la relation. Or on en est loin. Comment un éducateur qui doit suivre 40 et 50 gamins entre 0 et 18 ans, parfois 21 ans, peut-il réellement rencontrer les familles ? De même, la prise de risques, pour les professionnels, ne peut être possible et efficiente par rapport aux familles que s'il y a une garantie institutionnelle, c'est-à-dire si la position du professionnel auprès de telle famille a été discutée, élaborée, et décidée en équipe. Sinon, à la solitude de la famille répond la solitude du professionnel ; aux difficultés rencontrées par la famille répondent les difficultés qui empêchent réellement le travail relationnel des professionnels avec ces familles. »

Il y a un travail de partenariat à faire, sur le terrain, mais aussi, en remontant, entre la Justice, l'Education nationale et les Conseils généraux. Ce partenariat institutionnel doit aller bien au-delà des orientations interministérielles qui coexistent avec le maintien des prés carrés et des logiques de chaque maison. En dernier ressort, ce partenariat dépend de l'engagement personnel des personnes en poste : c'est sa force et sa fragilité. Le lieu créé en Gironde qui assure aux familles écoute et confidentialité n'existe que parce que les gens en poste sont d'accord pour que cela existe : "C'est hors-la-loi, on est bien d'accord. Mais ça ne peut fonctionner que comme ça. »

Jacques Chrétien souligne plusieurs points : d'abord, il ne pense pas que la valorisation des potentialités des familles ne relève que du travail social. Cependant, à partir d'une position de travailleur social, il lui semble, pour reprendre la remarque d'Eliane Micaeli, qu'il ne peut y avoir de résolution de problème sans association des partenaires concernés autour des motifs de ces problèmes : familles, parents, travailleurs sociaux. Aujourd'hui, on entend beaucoup critiquer - peut-être à juste titre - les processus d'aide, mais c'est un faux problème : ce sont les causes et les motifs qu'il faut pouvoir analyser, et on ne peut le faire qu'avec les familles elles-mêmes. Il faut donc reconnaître que celles-ci sont autant acteurs de l'analyse des difficultés signalées que les travailleurs sociaux. Cela pose aussi la question de la nature des interventions sociales : le cadre auquel les professionnels se réfèrent peut être techniciste, administratif, il peut aussi être philosophique, pour revenir à la notion d'humain. « D'une certaine manière, une intervention sociale qui s'appuierait sur la philosophie des relations humaines, du respect de la personne, introduirait davantage un échange avec les familles concernées sur les difficultés qu'elles rencontrent qu'un modèle qui mettrait en place des procédures de contractualisation entre une administration et une personne. »

Jocelyne Mautouchet est émerveillée par ce qu'elle a entendu mais, en même temps, dans son expérience de terrain auprès d'une famille dont les six enfants ont été placés (dans six familles différentes !), elle a tellement vu ces manques qui ont été évoqués : absence de dimension relationnelle, absence de partenariat entre l'ASE, la travailleuse familiale, les assistantes sociales de la CAF, qu'elle incline au pessimisme.

Eliane Micaeli veut insister sur la nécessité de travailler non seulement avec la famille mais avec son environnement. Personne ne peut vivre seul et sans relation affective. La vocation des travailleurs sociaux n'est pas d'avoir une relation affective, donc il est excessivement important de trouver une complémentarité, une coresponsabilité, entre travailleurs sociaux et bénévoles pour travailler cette dimension-là.

Pour Moraene Roberts : « Le système semble être conçu pour nous opposer les uns aux autres, alors que le travail social est censé aider les familles en détresse. Et pourtant, c'est une oppression qui s'exerce sur elles. » Les familles disent : « On ne nous écoute pas, on ne nous comprend pas, on ne nous donne pas de moyens, on se moque de ce qu'on ressent, etc. » Aujourd'hui j'ai entendu les travailleurs sociaux dire la même chose. »

Moraene Roberts livre plusieurs pistes en conclusion.

- Il serait bien que familles et travailleurs sociaux trouvent un moyen de travailler ensemble, de s'entraider. Peut-être que cela implique que les travailleurs sociaux regardent les parents comme des ressources, pas comme des échecs et que les parents voient les travailleurs sociaux comme une ressource, non comme un ennemi.

- On pourrait imaginer aussi que les familles qui attendent de recevoir une aide des services sociaux soient mises en relation avec d'autres familles qui ont une certaine expérience des services sociaux, de manière à ce qu'elles puissent communiquer entre elles et s'entraider.

- Il faut trouver, comme cela a été proposé, le moyen d'intégrer dans la formation des travailleurs sociaux la présence des familles et des enfants.

- Au plan de l'élaboration des politiques, on pourrait imaginer par exemple que l'on se serve de la procédure des doléances. Les travailleurs sociaux n'osent pas protester parce qu'ils ont peur de perdre leur place, de ne pas être promus, etc. Les familles n'osent pas protester non plus en pensant que l'aide va leur être coupée. On pourrait, dans un esprit plus positif, se servir de ces doléances pour améliorer la qualité du service qui leur est proposé.

- Enfin, s'il y a ce travail commun entre familles et travailleurs sociaux, on pourrait aussi imaginer ces véritables mobilisations communes pour obtenir des moyens ou éviter des coupes dans les budgets.

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