Grande Bretagne : le combat d’un père de famille jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme

Derek Asker

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Derek Asker, « Grande Bretagne : le combat d’un père de famille jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme », Revue Quart Monde [Online], Dossiers & Documents (2002), Online since 17 November 2010, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4961

Lorsqu’on a perdu ses amis parce qu’on a soi-même perdu son enfant, on a le sentiment qu’on est un citoyen de seconde zone et exclu. Un combat pour vivre en famille : un combat pour les droits de l’homme.

Je voudrais partager avec vous ce que les droits de l’homme signifient pour moi. Les droits de l’homme représentent quelque chose d’extrêmement précieux et tout particulièrement la Convention européenne des droits de l’homme. En Grande-Bretagne, il a fallu attendre plus de cinquante ans pour signer cette Convention européenne des droits de l’homme et l'intégrer dans le droit national britannique. Depuis le 2 octobre 2000, nous pouvons maintenant citer cette Convention et sa jurisprudence, devant les tribunaux du Royaume Uni, et elles doivent être prises en compte par nos tribunaux nationaux.

Mais il faut encore beaucoup de détermination et de courage pour croire que l’on peut gagner même si la cause est juste, il faut aussi beaucoup de zèle pour découvrir exactement ce que sont ces droits de l’homme et savoir comment les appliquer. C'est très difficile, je le répète, de savoir comment les appliquer.

Les droits de l’homme sont un idéal à atteindre et cela vaut la peine de se battre pour cet idéal. Les droits de l’homme exigent que riches et pauvres, avec nos voix et nos talents différents, nous nous asseyions ensemble à la même table et qu'avec différentes pièces du puzzle de la Justice entre les mains, nous trouvions la solution et bâtissions un tableau capable de montrer le chemin pour atteindre ce que nous voulons, juridiquement et effectivement : le respect de notre dignité et de nos droits familiaux.

Dans la Convention européenne des droits de l’homme, il y a deux articles qui protègent notre droit à vivre en famille, sans ingérence démocratiquement inacceptable de l’État. Ce sont l’article 12, « (...) L’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille (...) », et l’article 8, « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale. »

Ce droit à la vie familiale nous tient particulièrement à cœur dans le cadre de cette conférence, car, tous, nous sommes conscients de ce que signifie « la famille ». Elle signifie la compagnie, le partage de tout. Elle signifie que nos enfants - pour ceux qui parmi nous ont le bonheur et la chance de ne pas les avoir perdus - sont les rayons de soleil de nos cœurs de parents. Ils sont ceux qui font que la lutte pour la vie que nous menons quotidiennement vaut la peine d’être vécue. Et ce droit à la vie familiale signifie aussi que nous, les parents, sommes pareillement dans le cœur de nos enfants.

Mais certaines familles pauvres et exclues, comme nous l'avons entendu ici, ne sont pas capables de garder leurs enfants. Cela introduit le témoignage et les réflexions que je voudrais partager avec vous.

Au Royaume-Uni, le droit britannique protège les enfants de la publicité, c'est-à-dire qu'il interdit de rendre public le nom des enfants qui ont affaire aux services sociaux. Cependant, les droits de l’homme permettent la publication de la jurisprudence concernant ces enfants, mais sans qu’on puisse publier leur nom. Je vais vous donner le témoignage d'un homme concernant une affaire qu'il connaît à fond, de l'intérieur, puisqu'il l'a vécue lui-même, et je vais donc, maintenant, lui prêter ma voix.

J’ai épousé une jeune femme et fait un mariage d’amour, il y a cinq ans de cela. En raison de ce que les travailleurs sociaux avaient constaté, c'est à dire que sa famille lui avait fait subir des sévices durant son enfance, elle ne fut pas autorisée à garder ses cinq enfants, y compris ce beau bébé, une fille, qui est l'enfant de notre mariage. Certains manuels de psychologie, en Grande-Bretagne, semblent enseigner qu'un enfant victime de sévices va, à son tour, exercer des sévices sur ses propres enfants. C’est faux ! Ils peuvent très bien être des parents plus protecteurs, à condition qu'on ne leur enlève pas d'office la chance d'être de tels parents. Mais c'est la raison pour laquelle mon épouse a été blâmée, harcelée, pourchassée pendant toute ses grossesses, de façon inhumaine et injuste. La présomption d'innocence fait partie des droits de l'homme. Elle ne s'est jamais appliquée. Et mon épouse n’a jamais été autorisée à avoir sa propre vie familiale, avec ses cinq enfants pendant quelque temps que ce soit.

Les yeux de cette jeune femme me hantaient en raison de leur tristesse. Je lui ai fait la cour, le jour de la Saint Valentin, en chantant au micro, à l’extérieur de son stand au cours d'une fête : « I just called to say I love you ». Nous nous sommes mariés en avril, deux mois plus tard, il y a cinq ans de cela.

Notre enfant est né en 1997, onze mois après notre mariage. L'organisation des services sociaux exige que tout fonctionnaire, y compris le médecin de mon épouse, doit obligatoirement signaler toute grossesse de ma femme, du fait qu'elle se trouve sur une liste « à risques » pour ce qui lui est arrivé pendant son enfance.

Les services sociaux, pendant la grossesse de ma femme, ont tenu une réunion de « protection de l’enfant » pour le bébé que nous attendions. Ils nous dirent, dès les premières minutes de cette réunion, qu’il serait difficile de prendre l’enfant à la naissance en raison de mon opposition. Nous sommes pourtant convenus avec les travailleurs sociaux de les laisser nous surveiller. Une « décision d'enlèvement partiel de nos responsabilités parentales et de surveillance » (care order) fut prise vis-à-vis de nous dans les quelques jours qui ont suivi la naissance de notre enfant. Il nous était dit que nous pouvions l'avoir avec nous, provisoirement, mais qu'ensuite, il nous serait enlevé - alors même que nous n’avions rien fait de mal. Ayant moi-même été marié précédemment, j’avais déjà eu et élevé quatre enfants et élevé aussi, en tant que beau-père, deux autres enfants à partir de l'âge de trois et quatre ans. Et j'étais aussi grand-père de cinq petits-enfants. Je faisais des journées de travail de dix heures, tout en veillant, la plupart des nuits, sur le sommeil des enfants tandis que ma femme faisait son travail de garde-malade.

J'avais moi-même aidé à l'accouchement de ma femme, coupant le cordon. Et pourtant, quand les services sociaux présentèrent leurs preuves, je fus appelé un « père inexpérimenté » !

Nous avons refusé l’adoption de notre enfant choyé et aimé. Mais après deux années de combat, pour notre fille, envers et contre tout, on a fini par nous l'enlever. Nous n’avons rien fait de mal. J’appelle cela du kidnapping. Nous n’avons jamais entendu parler d’elle depuis. Quatre ans se sont écoulés, et tout nous rappelle notre petite fille. Perdre sa famille a brisé le cœur de mon épouse à tout jamais.

Les gens qui vivent dans la pauvreté doivent lutter dans un combat inégal contre l’État. Mais nous voulons continuer à nous battre pour obtenir, au nom des droits de l'homme, une décision de justice qui rappelle notre innocence et qui permette de bâtir un avenir dans lequel notre enfant sera en sécurité. L'idéal des droits de l’homme est le fondement de tout cet effort. La pauvreté signifie souvent l’impuissance, y compris pour obtenir une aide juridique ou juridictionnelle éventuelle. Mais nous devons bâtir un monde où la justice et le bonheur pourront travailler l’un avec l’autre.

Je l’ai dit, la pauvreté signifie souvent l’impuissance pour obtenir une assistance juridique. L’apparition des droits de l’homme nous permet de voir les premières lueurs d’espoir en matière de justice pour les pauvres mais il faut que nous en connaissions tous les détails.

Il faut avoir épuisé tous les recours juridiques possibles devant les tribunaux de son pays, et y avoir aussi invoqué explicitement la Convention européenne des droits de l’homme, pour pouvoir porter plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. Parce que nous avions perdu notre enfant de façon injuste, toutes nos économies ont été consacrées à essayer de la conserver avec nous, puis de la retrouver par le canal des tribunaux nationaux.

Ce n’est qu’avec le soutien particulièrement solide d’ATD Quart Monde que j'ai pu enfin partager nos griefs personnels avec d'autres, victimes souvent de la même injustice. Nous avons pu échanger des confidences sans gêne. Lorsqu’on a perdu ses amis parce qu’on a soi-même perdu son enfant, on a le sentiment qu’on est un citoyen de seconde zone et exclu. Mais ce sentiment nouveau qui fait que l'on existe ailleurs avec d'autres, fait que, lorsqu'enfin la lumière du soleil brille sur votre cage d'exclu, vous vous dites que, comme des oiseaux en cage à qui on vient d'enlever la couverture qui les recouvrait, vous pouvez chanter à nouveau. Voilà pourquoi nous devons continuer à combattre pour les droits de l'homme.

Joseph Wresinski, qui a fondé ATD Quart Monde, nous avait dit quelque chose de très éloquent : « La misère et la pauvreté reculent chaque fois que des gens s’unissent pour les détruire. Est-ce que ce n’est pas, précisément, l'objet des droits de l’homme ? Les humains doivent s’unir et utiliser le droit pour lutter contre la misère et la pauvreté. »

Ainsi l’attitude de Joseph Wresinski, sa vie, m’ont enseigné quelque chose. Ce qu’ils m’ont enseigné, c’est la valeur d’ATD Quart Monde, d'être tous ensemble dans la dignité. Le droit aux droits de l’homme, le droit de fonder une famille heureuse, le droit à une vie de famille pleine et entière, sans ingérence inhumaine d’autrui ne peut être réalisable sans accéder à ces droits et pouvoir effectivement les exercer. Les droits de l’homme constituent le flambeau de la justice qui doit briller et nous lancer un signal d’espoir dans les prisons de nos tristesses. Cette tristesse, je la ressens lorsque je perds mon enfant. Avec cette torche, avec ce flambeau des droits de l’homme, nous pouvons éclairer nos chemins, sortir des donjons et des oubliettes des châteaux dans lesquels on nous a enfermés. Brandissons bien haut ce flambeau, prenons la parole pour arriver à un meilleur avenir pour toutes nos familles avec fierté, avec dignité. Et faisons-le tous ensemble !

Derek Asker

Père de famille

CC BY-NC-ND